Sécheresse : « On ne peut pas soutenir un projet nucléaire sans vouloir qu’il soit en mesure de fonctionner normalement »
Les éléments communiqués par EDF et le gouvernement restent insuffisants sur la façon dont les besoins en eau des nouveaux réacteurs seront pourvus, estime Thibault Laconde, ingénieur spécialiste des risques climatiques, dans une tribune au « Monde ».
Nous sommes à l’été 1976. La France traverse une sécheresse catastrophique. Dans les Ardennes, la Meuse est au plus bas et la petite centrale nucléaire de Chooz, qui en dépend pour son refroidissement, est obligée de réduire drastiquement sa production pendant trois mois. Pourtant, dès l’année suivante, le site est pressenti pour accueillir deux réacteurs beaucoup plus puissants, dont la construction sera achevée en 1996. Résultat, Chooz est l’une des centrales françaises les plus exposées aux sécheresses. Ses réacteurs ont dû être arrêtés à cause d’un manque d’eau en 2018, en 2019 et en 2020, totalisant des pertes vingt-cinq fois supérieures à celles de 1976.
Aujourd’hui, comme il y a cinquante ans, la France envisage de réinvestir dans son parc nucléaire, en construisant de nouveaux réacteurs et en prolongeant la durée de vie de ceux qui existent. Mais peut-on éviter de reproduire les erreurs du passé ?
Le cas de Chooz est particulier : cette centrale limitrophe de la Belgique et exploitant un fleuve transfrontalier est assujettie à un accord de partage de l’eau qui l’oblige à s’arrêter lorsque le débit devient trop faible. Même si le parc nucléaire français consomme chaque année près d’un demi-milliard de mètres cubes d’eau, selon la compilation des rapports annuels de surveillance de l’environnement des centrales, les douze autres centrales situées sur des fleuves sont soumises à des règles beaucoup moins strictes. En amont de Paris, la centrale de Nogent-sur-Seine (Aube), par exemple, peut fonctionner aussi longtemps que le débit de la Seine ne descend pas sous 8 mètres cubes par seconde, un niveau extrêmement faible.
Mais le débit influence aussi indirectement le fonctionnement des installations nucléaires. Plus il est bas, plus il devient difficile de diluer les effluents rejetés par la centrale, à commencer tout simplement par l’eau chaude. Ce mécanisme contribue largement aux indisponibilités de certains sites, comme celui de Saint-Alban (Isère) ou celui du Bugey (Ain). En revanche, les sécheresses ne représentent pas un risque pour le refroidissement des réacteurs nucléaires. C’est en réalité la partie électrique des centrales qui est très gourmande en eau, et l’évolution des débits est suffisamment lente pour qu’elles soient arrêtées bien avant que le niveau devienne critique.
Les pénuries d’eau ne sont donc pas un enjeu de sûreté nucléaire, mais de production d’électricité. Elles sont responsables des deux tiers des pertes causées par les conditions climatiques, soit de l’ordre d’une cinquantaine d’incidents par an en moyenne. Lorsque la sécheresse se combine à la chaleur, une part significative du parc nucléaire peut être mise hors service : pendant la canicule de 2019, jusqu’à 10 % de la capacité de production a été arrêtée. Ce phénomène seul est insuffisant pour mettre en péril l’alimentation en électricité du pays, mais il peut devenir problématique s’il s’ajoute à d’autres tensions. C’est cette crainte qui a poussé EDF à demander la suspension des règles applicables à quatre centrales pendant l’été 2022.
Avec le changement climatique, ces situations sont condamnées à devenir plus fréquentes. L’augmentation de la température, donc de l’évaporation, l’évolution incertaine des précipitations et la disparition des réserves sous forme de neige ou de glace annoncent des périodes de basses eaux de plus en plus sévères et longues. Les modélisations effectuées par le Réseau de transport d’électricité dans ses « Futurs énergétiques 2050 » indiquent que les pertes de production devraient augmenter mais rester gérables. Cette étude unique en son genre ne prend cependant pas en compte le climat après 2050 ou de nouveaux réacteurs, elle ne substitue donc pas une étude de faisabilité pour les projets actuels.
Ceux-ci peuvent en effet être plus vulnérables aux sécheresses. Toutes choses égales par ailleurs, l’EPR, le réacteur le plus puissant au monde, a mécaniquement des besoins en eau plus importants que ses prédécesseurs. Par ailleurs, tous les nouveaux projets fluviaux devraient utiliser un système de refroidissement dit « en circuit fermé », qui réduit largement l’effet des centrales sur la température des fleuves, mais fait augmenter l’évaporation d’eau.
L’expérience des dernières années prouve qu’il est difficile d’adapter les réacteurs existants à des conditions climatiques qui n’ont pas été anticipées à la construction. Les mesures mises en place par EDF après les canicules de 2003 et 2006 ont permis de réduire la vulnérabilité des centrales nucléaires aux vagues de chaleur, mais les gains sur la température des fleuves et les besoins en eau sont marginaux.
C’est donc avant la construction, maintenant, que les futures centrales devront être adaptées aux conditions climatiques qu’elles rencontreront à l’entrée en service vers 2040, puis tout au long de leur durée de vie jusqu’à la fin du XXIe siècle. Cette adaptation est compliquée par les incertitudes sur l’évolution du climat. Pour l’instant, les éléments communiqués par EDF et le gouvernement restent insuffisants sur la façon dont les besoins en eau des nouveaux réacteurs seront pourvus.
Ces informations sont d’autant plus nécessaires que la sécurisation de l’accès à l’eau ne se limite pas à l’adaptation des projets et au choix des sites : elle passe par une réflexion à l’échelle des bassins versants. Un seul EPR implanté sur un fleuve aurait une consommation d’eau semblable à celle d’une grande agglomération.
Construire un nouveau réacteur, c’est s’engager à lui réserver une part du débit pendant les soixante ans que durera son exploitation. Les arbitrages à réaliser avec les autres usages – agriculture, consommation humaine, hydroélectricité, etc. – méritent une discussion.
On ne peut pas soutenir un projet nucléaire sans vouloir aussi qu’il soit en mesure de fonctionner normalement. Pour tous les projets actuels, cela passe par un accès garanti à l’eau. Comme celle de 1976, la sécheresse en cours est une alerte : si on ne veut pas laisser à nos descendants un parc défaillant, il est indispensable de vérifier que nos futurs réacteurs soient bien adaptés aux conditions hydrologiques et climatiques qu’ils peuvent rencontrer tout au long de leur durée de vie et, si nécessaire, de modifier les projets, voire d’y renoncer.
L'auteur : Thibault Laconde est ingénieur de l'Ecole Supérieure d'Electricité et président de Callendar, start-up spécialisée dans l’étude des risques climatiques.