« Notre cerveau nous pousse à des choix désastreux pour la planète »
Les conséquences de plus en plus visibles du dérèglement climatique devraient nous inciter à adopter rapidement des modes de vie plus sobres et plus responsables. Il n'en est rien. Qui fait obstruction ? Notre cerveau, explique Sébastien Bohler.
Actu-Environnement : Les signes du dérèglement climatique sont de plus en plus prégnants. Pourtant, nous continuons à consommer, à prélever les ressources de la planète et à produire des gaz à effet de serre sans aucune modération. Comment l'expliquez-vous ?
Sébastien Bohler : La faute en revient en grande partie au striatum, cette très ancienne partie intérieure du cerveau qui est responsable de l'activation de nos désirs. Depuis des millions d'années, le striatum récompense par une libération de dopamine, source de plaisir, tous les comportements avantageux pour notre survie : manger, se reproduire, développer notre statut social, puisque cela nous assure à la fois de la nourriture plus abondante et l'accès à des partenaires sexuels plus nombreux, collecter des informations utiles et minimiser notre dépense d'énergie. Ce mécanisme primitif et viscéral est à l'origine de tout ce qui nous fait avancer. Il nous pousse non seulement à recommencer encore et toujours, mais aussi à chercher en avoir plus.
AE : Aujourd'hui, la survie de l'espèce n'est plus immédiatement menacée…
SB : Non, mais le même mécanisme perdure. C'est lui qui nous encourage à manger mal et sans faim, à surconsommer, à désirer les attributs d'un statut social élevé, comme le dernier iPhone ou un SUV, à passer des heures devant nos écrans et à faire le moins d'efforts possibles, grâce aux machines. Autant d'attitudes qui contribuent au réchauffement de la planète et nous amènent au désastre. Les informations sur sa dégradation et sur l'altération de nos conditions de vie, généralement traduites de manière abstraite – degrés, émissions, bilan carbone… –, parviennent jusqu'à nous. Mais elles s'implantent dans le cortex cérébral, la partie intelligente du cerveau, celle qui fait appel à la pensée symbolique et au langage. Elles ne sont pas source de dopamine et de plaisir. Au moment de prendre des décisions, c'est donc le striatum qui prend le dessus. De plus, son système de récompense à base de dopamine est très sensible au court terme. Quand nous devons choisir entre nous faire plaisir de façon destructrice, tout de suite, ou obtenir des satisfactions, plus tard, en préservant la planète et les générations futures, le combat est d'emblée faussé et inégal.
AE : La bataille est-elle perdue d'avance ?
SB : Il est possible de réajuster la balance en essayant de moins rechercher le plaisir immédiat. En listant par exemple ce que l'on est prêt à faire – ne plus prendre l'avion ou sa voiture, manger moins de viande, consommer local… – et à regarder ensuite ce qui se passe. Il faut accepter de se priver un moment d'un peu de dopamine. C'est un peu comme pour le jeûne, il y a un cap à passer… Mais si je renonce à ma boulimie de séries TV, c'est le bonheur le jour où je me loue un bon film ! On le voit en IRM, cette action réactive certains circuits du cortex préfrontal, celui qui coordonne et ajuste notre comportement social, celui qui permet à la conscience élaborée de bloquer notre appétence pour les stimuli immédiats. Donc, oui, on peut faire bouger nos lignes de base. Cela est plus facile si, dès notre plus jeune âge, nous avons appris à supporter une forme de frustration, en différant par exemple le moment de manger des bonbons, de jouer ou de regarder un film. La capacité à devenir responsable en sortant du tout plaisir et du tout immédiat s'entraîne et s'éduque. Il est important de le comprendre.
AE : Qu'en est-il du collectif ?
SB : En effet, la limite de ce réajustement est qu'il fait peser la stratégie et la responsabilité sur l'individu. Or, on sait très bien que les émissions carbone résultent aussi de problèmes d'infrastructures et de choix politiques. Sans oublier la question de l'offre, puisqu'il est plus difficile au striatum, en raison de son attirance pour l'immédiateté, de résister à quelque chose qu'il a sous les yeux : aliments gras et sucrés comme voyages low-cost. Le problème est que ceux qui sont chargés des choix politiques et des stratégies, élus ou chefs d'entreprise, sont aussi ceux qui possèdent les striatum les plus avides de dopamine. Plus on occupe une fonction élevée dans la société et plus le cerveau est alimenté en dopamine. Difficile alors pour ces personnes de mettre leur situation en péril en prenant des décisions de long terme responsables et courageuses pour la planète…
AE : D'autant plus que les propositions en faveur de plus de sobriété sont souvent taxées d'écologie punitive…
SB : La volonté politique ne peut pas contraindre la majorité à suivre un chemin qu'elle refuse. On ne peut pas aller plus vite que le rythme d'évolution de l'opinion. Mais, en matière de propositions, un responsable politique ne peut pas non plus rester en-deçà du désir des citoyens d'aller vers plus de modération. Or, les choses sont en train de changer. On n'a jamais autant parlé de rationnement et de sobriété dans les médias. Bien sûr, il ne s'agit pas d'un mouvement à sens unique. Dès qu'il fera moins chaud et qu'il pleuvra, on oubliera les événements climatiques extrêmes de cet été. D'où l'intérêt de battre le fer tant qu'il est chaud et de pérenniser ces termes dans le débat public. Lorsque le cerveau les entend répéter, il l'intègre. De même que le jour où nos médias désigneront comme des modèles de désirabilité ceux qui créent des dynamiques de coopération à grande échelle ou qui réussissent à épargner des écosystèmes, le striatum l'intègrera aussi. Ces appels répétés à la sobriété permettront, peut-être, de réveiller progressivement notre cortex préfrontal.
AE : Que peut-on attendre de ce cortex préfrontal ?
SB : Il nous retient de nous livrer à nos pires instincts et c'est grâce à lui que les sociétés complexes ont pu se développer. Lieu de l'autolimitation et de la prise en compte des intérêts d'autrui, il est aussi celui de la coopération. C'est tout l'enjeu de notre futur. Attention, cependant : l'homme est un coopérateur conditionnel, c'est-à-dire qu'il n'est capable de gros sacrifices que s'il a la conviction que l'effort est partagé, sans passe-droits. C'est ce qui est en jeu avec la polémique sur les jets privés. Le cortex préfrontal a été complètement sous-exploité depuis cinquante ans, endormi par un demi-siècle d'abondance fossile et de comportements hédonistes. Avec quelques piqûres de rappel et plus de pédagogie sur la gravité de la situation, il pourrait se remettre en fonctionnement, rendre possible la réflexion sur nos modes de vie et nous empêcher de franchir certaines limites. Cela nous permettrait de lutter contre l'influence lénifiante du striatum et de sa dopamine qui nous fait croire que la croissance et la technique nous sortiront de cette impasse. En nous interdisant un certain nombre de choses, la crise du COVID avait d'ailleurs déjà infligé un premier traitement de choc au cortex préfrontal.
N.B. Sébastien Bohler, est Docteur en neurosciences et rédacteur en chef de la revue « Cerveau et psycho »