Comment la réforme du lycée éloigne les filles des maths et des sciences
Le discours public met aujourd’hui l’accent sur la promotion des femmes dans les métiers scientifiques et techniques. Favoriser leur accès à ces voies prestigieuses est présenté comme un enjeu majeur, pour l’économie du pays comme pour l’égalité entre les femmes et les hommes.
Dans ce contexte, les effets de la réforme du lycée instaurée en 2019 posent question. Celle-ci qui a mis fin au système des séries générales de baccalauréat (voie scientifique, voie littéraire, voie économique) offrant une plus grande latitude dans la composition des programmes de première et terminale, à partir d’un socle commun et d’enseignements de spécialité. Cependant, cette organisation modulaire s’est accompagnée d’une chute massive des inscriptions dans les disciplines scientifiques au lycée, qui touche particulièrement les filles.
Alors que la place des femmes a été déclarée grande cause du quinquennat 2017-2022 et que les enjeux autour des sciences revêtent une dimension internationale, on observe en France un retournement d’ampleur inédite sur l’égalité d’accès aux sciences au lycée général, en contradiction avec les intentions affichées. C’est ce qui ressort quand on reconstruit les évolutions des effectifs des bacheliers et bachelières depuis 60 ans.
Le nombre d’élèves en formation scientifique est crucial au regard des compétences techniques et scientifiques nécessaires aux transitions environnementales, sociales et économiques du pays. La plupart des acteurs économiques font état de leurs difficultés à recruter et demandent d’augmenter rapidement le nombre de personnes formées à un niveau Bac+5 dans ces domaines.
Analyser la situation actuelle nécessite de prendre en compte les profondes modifications du contexte scolaire de la Ve République. Jusqu’au début des années 1960, le baccalauréat ne concerne qu’une petite partie de la population, surtout issue de la classe bourgeoise urbaine. Guidées par les différents plans de développement économique et social, les politiques éducatives d’alors vont ouvrir largement l’accès aux études secondaires et supérieures.
La réforme Fouchet de 1965 du lycée général supprime la sélection pour entrer en terminale et créé de nouvelles séries, dans lesquelles les volumes horaires de sciences et de mathématiques augmentent. On assiste à partir de la fin des années 1960 à une massification rapide de l’accès au bac général : si celui-ci ne concerne que 11 % d’une classe d’âge en 1962, cette part s’élève à 18 % en 1975 et à près de 44 % en 2022.
Dans l’étude que nous avons menée, on qualifie de bac « sciences » les cursus en terminale générale incluant au moins 12h hebdomadaires de sciences, dont 5h30 de mathématiques. Avant 1994, cela équivaut aux séries C, D et E puis, entre 1994 et 2019, à la série S et, depuis la réforme de 2019 aux doublettes de spécialités maths/sciences (soit numérique et sciences informatiques (NSI), soit physique-chimie (PC), soit sciences de l’ingénieur (SI) ou encore sciences de la vie et de la terre (SVT)). Les parcours sans spécialité maths en terminale ne seront pas comptabilisés.
Nous reconstituons à partir des archives des données publiques l’évolution des effectifs du bac sciences depuis 1962 pour la filière générale.
Données publiques de la DEPP, archives et notes d’information.
Après une forte croissance jusqu’en 2020, l’effectif chute de près de moitié depuis la réforme : il revient au niveau de 1988. Les bacheliers généraux étant moins nombreux en 1988, le poids relatif des sciences dans le bac général en 2022 est donc très inférieur à celui de 1988, comme nous l’illustrons ci-dessous :
Si l’avantage a toujours été aux garçons, on constate un lent progrès vers l’égalité depuis 1986 et jusqu’en 2020. Après la réforme, en 2022, un garçon a 2,3 fois plus de chances qu’une fille d’avoir un bac « sciences », c’est l’inégalité la plus forte observée au cours de toute la Ve République.
Le XXe siècle a permis l’ascension scolaire des filles qui sont désormais plus nombreuses que les garçons dans les études supérieures. Pour autant, leur égalité économique ou sociale est loin d’être atteinte encore aujourd’hui. Rappelons que, dans la société française, le droit d’une femme à ouvrir un compte bancaire ou à travailler sans l’accord d’un tuteur a moins de 60 ans. Autrement dit, le rôle de la femme tel qu’il est défini dans la société du XXe siècle limite son ascension sociale.
Un meilleur équilibre dans les orientations vers les débouchés professionnels les mieux rémunérés, dont celles vers les très masculines sciences et techniques, représente donc un enjeu de justice sociale. Le retour en arrière consécutif à la réforme de 2019 sur les progrès réalisés en ce sens au lycée général durant la Ve République, nous place dans une situation sans précédent dans l’histoire contemporaine.
Une telle organisation au lycée n’aboutit finalement qu’à préserver une élite masculine dominante dans les parcours scientifiques au détriment de son accès à tous, dont les femmes.
Si la question du rapport des femmes aux sciences ne saurait se réduire à celle du bac, cette réforme, fondée sur un choix de « spécialités » sans garantir de socle de connaissances solides en mathématiques et en sciences, contraint leur orientation et devenir professionnel, diminuant fortement les chances d’une promotion sociale et économique.
Dans la longue succession des réformes du lycée, celle de 2019 est unique par son impact massif sur l’affaiblissement des filières scientifiques et la parité. Le gouvernement en mesure-t-il la portée ? Cette étude montre que l’effet des multiples discours concernant l’égalité face aux sciences est négligeable par rapport à l’effet d’un changement de structure du système.
L'auteure :
Maîtresse de conférences en mathématiques, Université Paris-Saclay.