La guerre de l'eau aura-t-elle lieu ?
Avec le changement climatique, un tiers de la population mondiale devrait se retrouver confrontée à la raréfaction de la ressource en eau. Cela ne va pas sans susciter des tensions croissantes, à l’international comme à l’échelle locale, et interroge la façon dont nous gérons et utilisons la ressource en eau.
Début octobre 2023, le président français Emmanuel Macron était en visite d’État de deux jours en Suisse, avec à son agenda une négociation d’un genre particulier : le chef d’État venait demander très officiellement d’augmenter le débit du Rhône, dont le « robinet » se trouve en Suisse et est contrôlé par le barrage du Seujet, en plein cœur de Genève. « Le débit du Rhône est un sujet extrêmement sensible, car une bonne partie de la chaîne hydronucléaire de la France en dépend », explique Stéphane Ghiotti, géographe au laboratoire Acteurs, ressources et territoires dans le développement 1 de Montpellier.
Outre le transport fluvial, l’irrigation des cultures et l’alimentation en eau potable de grandes villes comme Lyon, la France a en effet besoin de l’eau du Rhône pour refroidir ses quatre centrales nucléaires présentes le long du fleuve et alimenter une vingtaine de centrales hydroélectriques… et ce alors que le niveau du Rhône baisse de manière préoccupante, notamment durant la période estivale.
Le réchauffement du climat planétaire dû aux activités humaines rebat en effet complètement les cartes de la distribution mondiale de la ressource en eau. « Le réchauffement global accélère le cycle de l’eau, explique Bertrand Decharme, hydrologue et modélisateur au Centre national de recherches météorologiques 2, à Toulouse. Il y a plus d’évaporation, donc plus de précipitations à l’échelle mondiale, mais celles-ci ne se répartissent pas de manière homogène. » Résultat : selon les dernières projections, un tiers de la population mondiale devrait voir (et voit déjà) sa ressource en eau diminuer de façon drastique dans les décennies qui viennent.
« C’est le cas de tout le pourtour méditerranéen, de l’ouest des États-Unis, de l’Afrique australe ou encore de l’Australie, explique le chercheur. À l’inverse, d’autres régions devraient voir leurs précipitations annuelles moyennes augmenter, comme par exemple le nord de l’Europe – pays scandinaves, Pologne, Ukraine, etc. –, le Canada et l’Alaska, toute la Sibérie et une partie du sud de l’Asie. »
Modélisation des précipitations dans le monde à l'horizon 2070-2100. En bleu les régions qui vont voir la ressource en eau augmenter, en jaune celles qui vont la voir diminuer.
Le cas de la France est plus difficile à trancher, le pays se trouvant dans la zone de transition entre deux zones aux évolutions diamétralement opposées : le nord de l’Europe et la région méditerranéenne. Si les scientifiques prévoient, et constatent déjà, que la ressource en eau va significativement diminuer dans la partie sud du pays, ils ont plus de mal à modéliser ce qu’il va se passer au nord de la Seine. « Le paradoxe, c’est que les régions du monde qui vont voir leurs ressources en eau augmenter sont pour beaucoup celles qui en ont déjà en abondance, et que les régions où la diminution sera la plus forte sont celles où il existe déjà de forts besoins, notamment pour le secteur agricole », poursuit Bertrand Decharme.
Ce n’est pas le seul : car même les régions où les précipitations devraient augmenter en moyenne annuelle doivent se préparer à faire face à une irrégularité de la ressource, du fait d’une plus grande amplitude saisonnière, avec des hivers plus arrosés et des sécheresses plus sévères l’été.
Conséquence de ces bouleversements : « les instances internationales, et notamment celles chargées de la sécurité et de la défense, estiment que l’eau va devenir la première source de conflits sur la planète », explique la juriste Nathalie Hervé-Fournereau, spécialiste en droit de l’environnement à l’Institut de l’Ouest : Droit et Europe 3, à Rennes. Et ce, d’autant que 40 % des ressources en eau sont transfrontalières, qu’il s’agisse des nappes phréatiques comme la nappe alluviale du Rhin, plus grande nappe phréatique d’Europe à cheval entre la France et l’Allemagne, ou des 250 bassins hydrographiques partagés par plusieurs pays : Rhône, Rhin, Danube, Nil, Mékong, etc.
Entre l’Espagne et le Portugal, c’est aujourd’hui autour du Tage que le torchon brûle, les associations écologistes portugaises accusant les Espagnols de trop puiser dans le fleuve coulant de l’Espagne vers le Portugal pour l’irrigation de la vaste zone agricole située tout au sud de l’Andalousie. « Ils remettent en cause la convention d’Albufeira, signée il y a 25 ans entre les deux pays et qui à l’époque prévoyait un transfert des eaux du fleuve vers le sud de l’Espagne », raconte Nathalie Hervé-Fournereau.
En Espagne, l'eau du Tage a été en partie détournée pour irriguer les cultures en Andalousie, tout au sud du pays.
Les fleuves sont loin d’être le seul sujet de frictions. Plus proches des pôles, c’est la propriété des icebergs qui est source de débats. Ainsi, des tensions entre le Canada et le Groenland (région autonome du Danemark) sont apparues autour des blocs d’eau gelée qui se détachent de la calotte glaciaire groenlandaise et dérivent jusque dans les eaux canadiennes. « Le Canada a autorisé l’exploitation de ces icebergs pour fabriquer de l’eau douce, notamment, mais le Groenland a contesté cette utilisation au motif que c’est une ressource naturelle lui appartenant », détaille la juriste. À l’autre bout du globe, c’est la ville du Cap, en Afrique du Sud, qui envisageait très sérieusement en 2018 de remorquer jusqu’à la côte un petit iceberg détaché de la calotte glaciaire antarctique pour fournir en eau potable sa population.
« Il y a un vrai flou juridique autour de la qualification de ces plateformes glaciaires, commente Nathalie Hervé-Fournereau. De quoi parle-t-on exactement ? Car ces objets bougent, circulent… Une chose est sûre : avec 100 000 icebergs qui fondent en mer chaque année, selon le décompte de l’Organisation des Nations unies (ONU), la question de leur statut va continuer de se poser – même si le coût de leur remorquage et de leur exploitation reste à ce jour prohibitif et limite de facto les initiatives. »
L’ensemencement des nuages, destiné à les faire éclater au-dessus des zones agricoles qui le nécessitent, est une autre source de tension potentielle. Et ce, alors que les projets de géo-ingénierie se multiplient en Amérique, au Moyen-Orient ou encore en Chine, où la centaine de programmes actuellement en développement ne laisse pas d’inquiéter les voisins du géant asiatique. « En France, l’ensemencement avec des particules d’iodure d’argent est utilisé dans une vingtaine de départements pour neutraliser les nuages de grêle », précise la juriste. Si l’efficacité de la technique imaginée dès les années 1960 reste à évaluer scientifiquement, elle pose d’ores et déjà la question : À qui appartiennent les nuages ?
Ensemencement de nuages par l'armée de l'air en Malaisie.
Problème : à ce jour, aucune organisation internationale n’est en charge de réguler la question de l’eau, pas plus que de l’environnement. Un sommet exceptionnel sur l’eau organisé par l’ONU en mars 2023 a pris acte des tensions croissantes et appelé les États à davantage de coopération sur la question… « Mais sur la question de l’eau, les États sont jaloux de leurs prérogatives et peu enclins à revenir sur leur souveraineté », souligne la juriste.
Mais le sujet de l’eau dépasse de loin le cadre des relations internationales. À l’échelle plus locale, la raréfaction de la ressource, ou à tout le moins son irrégularité dans le temps et dans l’espace, embrase le débat public et soulève la question de son partage. Ainsi, les tensions nées autour des projets de méga-bassines dans l’ouest de la France – des bassines alimentées par le pompage dans les nappes phréatiques durant la période hivernale, afin d’irriguer les cultures durant la période estivale – posent avec une acuité nouvelle la question des usages dans l’Hexagone.
« Pendant des décennies, en France comme dans de nombreux pays développés, on a pensé que la ressource en eau était inépuisable. On a puisé dedans sans se poser de questions », raconte Gilles Pinay, écologue et biogéochimiste au laboratoire Environnement, ville et société 4, à Lyon. Des interventions majeures sur le cycle de l’eau ont été opérées, à tous les niveaux. « Nos sociétés ont bouleversé le cycle de l’eau sans attendre le changement climatique et sont devenues extrêmement dépendantes de cette ressource en eau, confirme Florence Habets, hydroclimatologue au Laboratoire de géologie de l’École normale supérieure 5, à Paris. Pour répondre aux besoins croissants des secteurs industriel et agricole, notamment, on a détourné des masses d’eau considérables, via la construction de barrages, de dérivations en tout genre… Au point qu’aujourd’hui, la moitié des débits des fleuves de la planète sont dérivés et en partie consommés par les humains, et que les volumes d’eau stockés sont quatre fois plus importants que la quantité de neige qui tombe chaque année. »
Des actions bien souvent irréversibles, comme les modifications opérées dès les années 1950-1960 sur le cours de la Durance, l’un des affluents du Rhône. Des barrages comme celui de Serre-Ponçon (Hautes-Alpes), la construction d’innombrables canaux d’irrigation et la déviation de la Durance vers l’étang de Berre, en toute fin de course, ont bouleversé le fonctionnement de ce cours d’eau qui, désormais, ne vient quasiment plus grossir le débit du Rhône. « La Durance est une rivière dont la particularité aujourd’hui est que son débit diminue de l’amont vers l’aval – normalement, c’est l’inverse qui se produit ! », commente Florence Habets.
La Durance n’est pas un cas isolé. En plus des interventions sur les fleuves – barrages, réservoirs en tout genre destinés à sécuriser la filière hydronucléaire de la France… –, de nombreuses rivières ont été « rectifiées » pour accompagner la modernisation du secteur agricole. « Avec l’intensification de l’agriculture, on a agrandi les parcelles, ce qui a impliqué de modifier le trajet des rivières, décrit Florence Habets. Dans les zones humides de l’ouest de la France, les champs ont été drainés afin que les tracteurs puissent passer et que les plantes ne soient pas saturées en eau, au moyen de tuyaux enterrés à plusieurs dizaines de centimètres de profondeur. Pour évacuer toute cette eau, les rivières ont été approfondies, ce qui a eu pour dommage collatéral de faire diminuer le niveau des nappes phréatiques… »
Construit sur la Durance, le barrage de Serre-Ponçon, dans le sud-est de la France, fait partie des nombreux aménagements qui ont totalement modifié le fonctionnement de ce cours d'eau qui, désormais, ne vient quasiment plus grossir le débit du Rhône.
« Nos sociétés n’ont pas arrêté d’accélérer la circulation de l’eau et de l’évacuer, l’évacuer…, constate la scientifique. Et aujourd’hui, ce que l’on a fait se révèle extrêmement néfaste pour notre adaptation au changement climatique. » Sans compter la dégradation de la qualité des eaux de surface et souterraines, qui a notamment pour effet d’entraîner la fermeture à ce jour d’environ 25 % des points de captage d’eau potable depuis 1980 dans l’Hexagone, réduisant un peu plus la quantité d’eau réellement disponible.
Conséquence : le débat sur les usages – qui, de l’industrie, de l’agriculture ou de la production d’eau potable, a les besoins les plus légitimes –, commence à virer à l’orage. « Les grandes masses d’eau prélevées en France sont connues dans les grandes lignes. Il est globalement admis que 32 milliards de mètres cubes sont prélevés annuellement dans les eaux de surface et souterraines, avance Stéphane Ghiotti. Sur ce total, les prélèvements industriels représenteraient 8 %, les usages agricoles 9 %, l’alimentation des voies de navigation 16 %, la production d’eau potable 17 % et le refroidissement des centrales nucléaires et thermiques 50 %. » Mais ces chiffres n’ont de valeur qu’indicative, selon le géographe, tant il est difficile d’estimer les quantités réelles d’eau ponctionnées – ainsi, une grande partie des prélèvements pour l’irrigation agricole sont individuels, c’est-à-dire sans contrôle ou basés sur la seule déclaration. De plus, ils ne donnent qu’une vision incomplète des usages.
Car la réalité, lorsqu’il s’agit de l’eau, s’avère d’une redoutable complexité. Ainsi, les prélèvements ne sont pas tous de même nature : la plupart de l’eau utilisée par le secteur industriel (pour refroidir, nettoyer, etc.) finit par revenir dans le cycle local de l’eau, de même que l’eau potable qui, une fois utilisée, est traitée et rejetée dans les cours d’eau… sans préjuger de sa qualité. Tandis que l’eau prélevée par le secteur agricole pour irriguer est consommée en quasi-totalité par la plante ou évaporée et ne revient pas dans les sols, les nappes ou les cours d’eau.
Résultat : « Si l’on regarde uniquement les volumes d’eau consommés, c’est-à-dire l’eau qui ne retourne pas dans les écosystèmes, les proportions changent, précise Stéphane Ghiotti. Sur les 4,1 milliards de mètres cubes consommés en France annuellement, 57 % sont en effet de l’eau agricole, utilisée pour l’irrigation – une pratique en plein essor depuis les années 1980 et l’expansion de la culture du maïs sur le territoire français, sur des sols et/ou dans des régions pas toujours adaptés à cette plante. Le reste se partage entre l’eau potable (26 %), le refroidissement des centrales nucléaires (12 %) et l’industrie (5 %). »
L’eau prélevée par le secteur agricole pour irriguer est consommée en quasi-totalité par la plante ou évaporée et ne revient pas dans les sols, les nappes ou les cours d’eau.
Raisonner sur des bilans globaux et entrer dans une bataille d’interprétation des chiffres trouve rapidement ses limites, pour l’écologue Gilles Pinay. D’autant que les contextes sont extrêmement variables d’une région de France à l’autre. Une chose est sûre : « Quand on voit les niveaux des nappes phréatiques baisser et de plus en plus de cours d’eau asséchés l’été, il est clair que nos pratiques ont un impact et qu’il faut les revoir », assène le scientifique. Les revoir, mais comment ? Et en priorisant quels usages ? En d’autres termes : à qui appartient l’eau, dans notre pays ?
« En France, le principe, c’est que l’eau est la chose commune. Une chose qui n’appartient à personne et dont l’usage est commun à tous. Cette approche patrimoniale, inscrite dans le Code civil, empêche l’appropriation de la ressource, précise Nathalie Hervé-Fournereau. Seules exceptions : l’eau de pluie et les sources situées sur des propriétés privées. » Depuis la loi sur l’eau de 1964, l’eau est gérée à l’échelle des grands bassins hydrographiques – Adour-Garonne, Seine-Normandie, Rhin-Meuse… – par des établissements publics (les agences de l’eau) réunissant l’ensemble des acteurs : élus locaux, industriels, agriculteurs, associations d’usagers. « Ces agences que d’aucuns à une époque ont appelé les “parlements de l’eau” sont censées assurer un partage équitable de la ressource en eau et hiérarchiser ses usages », explique la juriste.
Dans le cas des méga-bassines en projet en Poitou-Charentes, dont le financement est assuré à 80 % par de l’argent public, l’agence de l’eau Loire-Bretagne a d’ailleurs demandé un moratoire sur l’édification de ces ouvrages destinés à l’usage d’un petit nombre d’agriculteurs – un avis à l’époque outrepassé par les préfets des départements concernés, dont certaines des autorisations font aujourd’hui l’objet de recours devant la justice administrative française 6.
Les instances européennes se retrouvent aussi régulièrement sollicitées sur la question de l’eau. « De nombreuses associations environnementales portent les litiges devant les institutions européennes en s’appuyant sur les directives comme la directive-cadre sur l’eau (DCE), un cadre juridique majeur mis en place au niveau européen au début des années 2000 pour restaurer le bon état écologique des masses d’eau », précise Nathalie Hervé-Fournereau. C’est le cas de l’association Eaux et rivières de Bretagne, en lutte contre les pollutions diffuses issues du secteur agro-alimentaire, nitrates en tête. « La question de l’eau est d’ordre politique et social, et doit être démocratiquement envisagée, considère Stéphane Ghiotti. Les solutions techniques évoquées pour pallier la raréfaction de la ressource, telles que les bassines mais aussi le dessalement de l’eau de mer ou l’emploi controversé des eaux usées pour l’irrigation 7, ne peuvent être que des solutions ponctuelles et ne nous dispenseront pas d’un nécessaire débat démocratique. »
Des manifestants protestent contre la construction de la première méga-bassine française à Mauzé-sur-le-Mignon, dans le Marais poitevin, en 2022.
Au-delà des seuls usages humains, la raréfaction de la ressource en eau demande à réfléchir d’urgence au partage équitable de celle-ci avec les non-humains. « Les écosystèmes dépendent directement de l’eau des sols, des nappes et des rivières, rappelle Nathalie Hervé-Fournereau. Il est intéressant de noter que ce sont d’ailleurs leurs besoins que la directive-cadre sur l’eau cite en priorité, avant l’eau potable ou les besoins agricoles. » La juriste invite à s’inspirer des exemples internationaux pour faire évoluer le droit à l’eau « vers un cadre moins anthropocentré et individualiste » : en Amérique latine et en Nouvelle-Zélande, certains fleuves se sont vu attribuer une personnalité juridique, tandis qu’en Espagne, avec la Loi Mar Menor de 2022, c’est désormais une lagune d’eau salée qui bénéficie de cette protection. L’eau, un bien commun aux humains comme aux non-humains.
Références :
1. Unité CNRS/Cirad/Université Paul Valery Montpellier/Université Perpignan Via Domitia.
2. Unité CNRS/Météo-France.
3. Unité CNRS/Université de Rennes.
4. Unité CNRS/École nationale des travaux publics d’État/ENS Lyon/Ensa Lyon/Université Jean Monnet/Université Lumière/Université Jean Moulin.
5. 5. Unité CNRS/ENS-PSL.
6. Le tribunal administratif de Poitiers a annulé mardi 3 octobre 2023 deux projets de mégabassines représentant quinze ouvrages au total. Des projets « surdimensionnés », qui ne tiennent « pas compte des effets prévisibles du changement climatique », selon la juridiction.
7. Parmi les réserves à l’égard de l’utilisation des eaux « grises » pour l’irrigation, leur forte concentration en polluants. Bien que traitées, les eaux usées comportent encore de nombreuses substances chimiques telles que les médicaments et d’autres molécules de synthèse. Des polluants qui jusqu’à présent se diluaient dans les rivières où ils étaient rejetés.
Source : https://lejournal.cnrs.fr/articles/la-guerre-de-leau-aura-t-elle-lieu