Trafics de déchets, décharges sauvages, cimetières d’épaves : enquête sur ces naufrageurs de la nature qui défigurent la France
Les forces de police et de gendarmerie ont répertorié 44 823 infractions liées aux déchets en 2023. Soit près de 120 par jour, avec des bandes organisées en embuscade.
Une France souillée de Lille à Marseille, profanée par des immondices enfouies jusque dans les replis les plus reculés de son territoire et défigurée avec méthode par des « voyous » d’un genre particulier qui jouent sans vergogne à la roulette russe avec la nature. Alors que le narcobanditisme défie la police en semant ses points de deal, le fléau des trafics de déchets gangrène à bas bruit tout le pays. Selon l’association Gestes Propres, créée en 1971 par Antoine Riboud, pas moins de 1 million de tonnes d’ordures et d’objets non recyclés sont abandonnées chaque année dans l’Hexagone. Soit l’équivalent de 100 tours Eiffel.
Dans ce paysage nauséabond, certaines affaires défraient la chronique. Le mécanisme est souvent le même : après avoir facturé la récupération et le traitement de déchets à des tarifs pouvant aller jusqu’à 250 euros la tonne, les « écocidaires » se débarrassent de leurs cargaisons parfois toxiques en pleine nature, quitte à les enfouir dans des terres agricoles au plus grand mépris des sols, de la nappe phréatique et de la santé humaine. Ainsi, à Lille, le tribunal correctionnel a condamné, le 30 janvier dernier, neuf hommes à des peines allant jusqu’à 5 ans de prison dans le cadre d’une tentaculaire filière de déchets entre la Belgique et l’est de la France.
Le trafic, très lucratif, consistait à se faire brader, via de faux documents et à hauteur de 108 euros la tonne, le recyclage de montagnes de déchets ménagers collectés dans le secteur d’Anvers. Les immondices étaient abandonnées, via des norias de camions, dans des zones frontalières de la Lorraine. Clairières, terrains isolés et même un camp militaire ont été ainsi transformés en dépotoirs.
Alertés, les gendarmes de l’Office central de lutte contre les atteintes à l’environnement et à la santé publique (OCLAESP), sous l’autorité de la juridiction interrégionale spécialisée (Jirs) de Lille, ont mis en place des écoutes, posé des balises et effectué des surveillances par drone ou par hélicoptère avant de démanteler l’équipe. La filière a conduit au déversement illégal de quelque 10.000 tonnes de déchets belges en France entre 2019 et 2021, pour un préjudice global estimé à 1,9 million d’euros. Principal protagoniste du trafic, Johnny Demeter, issu de la communauté des gens du voyage et volontiers décrit comme un « escroc analphabète » au moment du procès, aurait flambé une partie du butin dans les casinos et les hôtels de luxe à Monaco.
Six mois auparavant cette « Détritus Connection », les gendarmes, en collaboration avec l’Office français de la biodiversité, mettaient en évidence le déversement depuis 2020 de 180 000 m3 d’ordures en tous genres dans le secteur de Vaugneray (Rhône). « Il y avait des montagnes de cochonneries hautes de 30 mètres et le paysage en avait été remodelé », se désole un officier. Les déchets provenaient, a précisé la vice-procureure du tribunal judiciaire de Lyon, « d’importants chantiers du bâtiment et des travaux publics » ainsi que d’un « système de trafic de déchets en bande organisée impliquant des promoteurs immobiliers, des entreprises de terrassement et de transports ainsi que des agriculteurs et propriétaires fonciers ».
Entre Saône et Rhône, le parfum de scandale a pris l’odeur du pourri. Les conséquences sur les sols et la biodiversité sont désastreuses. À la faveur des investigations, 6 trafiquants présumés, dont des dirigeants d’entreprises de terrassement et de transport ainsi que des agriculteurs et des propriétaires fonciers ont été placés en garde à vue, tandis que le maire de Vaugneray, soupçonné de complicité, a été mis en examen du chef de « prise illégale d’intérêts par un élu public ».
Les décharges monstres auxquelles s’attaquent les gendarmes, à l’image de celles encore retrouvées encombrées d’épaves de voitures et de pales d’éoliennes en Bretagne, ne sont pas sans rappeler la « mafia des déchets » : en décembre 2021, 17 « malfaiteurs de l’environnement » avaient été condamnés par le tribunal de Draguignan à des peines de prison et à verser 3 millions d’euros d’amende pour dépolluer une vingtaine de sites de la Côte d'Azur sur lesquels ils avaient déversé des centaines de milliers de mètres cubes de béton, de ferrailles ou de goudron.
La mise au jour de ces dossiers, monstrueux et jadis enfouis, s’est accélérée depuis 2020, lorsque la gendarmerie nationale a décidé de concentrer ses efforts sur l’environnement. L’OCLAESP, chargé de la criminalité de haut niveau et des affaires complexes, a depuis lors déployé 10 détachements d’experts à travers le pays pour être au plus près des contentieux, des autorités judiciaires et des partenaires tels que l’Office français pour la biodiversité ou l’Office national des forêts.
Dès 2021, un rapport de la Commission européenne a souligné que les gains des trafics de déchets en bande organisée sont comparables à ceux du négoce du cannabis, pour des peines maximales de 8 ans de prison contre 30 ans en matière de stupéfiants. Alors que le préoccupant sujet des déchets dessine la trame originale d’un Gomorra à la française, les forces de l’ordre découvrent en outre, jour après jour, qu’un incivisme latent s’enkyste dans tous les pores du pays. Et que les naufrageurs de la nature sont légion.
Selon nos informations, les forces de police et de gendarmerie ont répertorié pas moins de 44 823 infractions liées aux déchets en 2023. Soit un bond de 15 % des faits constatés par rapport à 2020. Le fléau a même atteint un pic il y a deux ans, juste avant la pandémie, avec plus de 46 600 délits recensés. C’est-à-dire une moyenne frisant le cap des 130 cas par jour.
« Exactement comme nous le faisons contre le crime en bande organisée dans le haut du spectre, nous avons intensifié aussi, avec nos partenaires, la lutte contre les mauvais gestes du quotidien, ceux des particuliers, des artisans et des entreprises pour qui il est plus simple d’abandonner les déchets en rase campagne », explique le général de division Sylvain Noyau, patron du commandement pour l’environnement et la santé (CESAN).
Pour nettoyer cette France aux allures d’écuries d’Augias, les gendarmes, qui couvrent 96 % du territoire national, ont lancé dès 2020 des opérations Territoires propres. Coordonnées à l’échelle des régions ou des départements, elles visent à multiplier des contrôles renforcés, pendant une ou deux semaines, sur des sites de production, de transit et de stockage de déchets. « Leur but est de détecter et sanctionner les entreprises et les particuliers qui seraient en infraction en matière de transport, de dépôt ou de décharge de déchets de tous types, dangereux pour certains, et à conduire des actions d’information et de prévention », souffle le général Sylvain Noyau.
Dans le Calvados, le groupement de gendarmerie dirigé par le colonel David Cazimajou, ancien numéro deux du GIGN, a ainsi mené deux semaines d’opérations débouchant, en décembre puis en mars dernier, sur la découverte de 565 véhicules hors d’usage. « Avant, les patrouilles ne les voyaient pas faute d’avoir l’œil braqué sur cette thématique, reconnaît l’adjudant-chef Jean-Luc Cadalen, chef d’un groupe d’investigation sur les atteintes à l’environnement. En nous consacrant exclusivement à cette mission depuis fin 2022, nous nous sommes rendu compte que les décharges sont partout. »
Même si le chiffre est à prendre avec des pincettes, les experts ont coutume de dire que plus de 36 000 dépôts sauvages à ciel ouvert sont dénombrés en métropole. Soit un par clocher. « Des particuliers empilent des épaves de manière quasi maladive, pour récupérer des pièces détachées ou encore pour faire des stock-cars », poursuit Jean-Luc Cadalen, qui fustige aussi « certains professionnels du BTP qui louent ou achètent des terres avant d’enfouir les déchets dans des fosses puis de recouvrir et revendre la parcelle ».
Circulant à bord de leur 4 × 4 banalisé, ces gendarmes verts épinglent avec méthode des cultivateurs peu scrupuleux qui font des murs de pneus usagés, empilent de la ferraille jusqu’à parfois commettre l’indicible. C’est notamment le cas d’un fermier normand qui, moyennant quelques billets, a répandu pendant deux ans sur ses propres terres un mélange d’immondices, d’excréments et d’eaux polluées ramassées sur les trottoirs de Caen et de ses environs par les balayeuses d’une société de nettoyage peu scrupuleuse. Pour compléter son dispositif intégrant 49 enquêteurs environnement, le groupement du Calvados déploie, via une maison de la protection de l’environnement, sa brigade nautique de Ouistreham pour lutter contre les dégazages en mer, ainsi que sa brigade équestre de Deauville pour surveiller les déchets rejetés par la marée.
Dans les Pyrénées-Atlantiques, les gendarmes s’imposent aussi en modèle après avoir mis sur pied une nouvelle force de frappe, baptisée « OxyGend ». Grâce à l’appui d’une soixantaine de gendarmes spécialement formés entre novembre et février dernier, cette dernière vient de mener une opération coup-de-poing qui a notamment débouché sur la mise au jour de cimetières d’épaves où pourrissaient sur pied quelque 496 véhicules.
« Sur les 36 sites contrôlés, plus de 160 délits ont été constatés et il a été établi que 1 000 litres de carburants ont été déversés dans des eaux de source », révèle le lieutenant-colonel Stéphane Caille, commandant en second du groupement qui a jeté les bases d’OxyGend. Après avoir passé trois ans auprès du directeur de la Guardia Civil espagnole, qui dispose du Seprona (Servicio de Proteccion de la Naturaleza), unité pionnière qui fait désormais référence en Europe, cet officier supérieur est formel : « Le succès de notre opération démontre que nous avons hélas ouvert le couvercle sur une matière qui n’était pas dans le cœur de cible des gendarmes, dont les missions de police judiciaire portent sur les violences, les cambriolages, la lutte contre les stupéfiants ou encore les infractions routières. Avec nos unités et l’aide des cadets de la gendarmerie, nous allons nous employer à nettoyer cette plaie que représentent les décharges sauvages. »
Soucieux d’épauler les militaires dans leur mission, le CESAN a installé dans son QG d’Arcueil une hot-line qui a reçu en un an environ 1 000 appels de gendarmes confrontés principalement à des pollutions ou des décharges sauvages à travers tout le pays. Au bout du fil, des experts présentés comme des « ceintures noires de la question environnementale » expliquent les conduites à tenir et défrichent l’épais maquis d’un corpus procédural. « Ces infractions, nouvelles pour les unités, sont techniques, concède le général Sylvain Noyau. Nous ne comptons pas moins de 200 infractions en matière de déchets, ce qui a pour effet de rebuter les enquêteurs, parfois les magistrats, et de générer des erreurs de procédure. »
Selon nos informations, l’engouement pour la matière est tel que le nombre des appels au numéro d’urgence a augmenté de 73 % depuis janvier. Chaque affaire débusquée est une possible balafre sur le visage de nos régions. Soucieux de faire « plus et mieux encore », les gendarmes misent aussi sur les nouvelles technologies. Outre un projet innovant d’imagerie satellite qui permet de détecter depuis l’espace des masses occupant jusqu’à 2 mètres carrés et d’en déterminer la nature, le CESAN a développé Enviro’Gend, une application méthodologique permettant de recueillir, grâce à des fiches réflexes, les éléments de preuve, de documenter une procédure et de solliciter en direct spécialistes et magistrats. Objectif ? Se familiariser avec ce que le directeur général de la gendarmerie, Christian Rodriguez, nomme ces « nouvelles frontières » de la délinquance (la seconde étant dans le domaine du cyberespace).
« Aujourd’hui, la gendarmerie a formé au total 4 000 enquêteurs sur la thématique de l’environnement, c’est-à-dire au moins un par brigade, pour traiter les dossiers qui viennent, sensibiliser les militaires et servir de référents auprès des élus confrontés aux pollutions, aux déchets ou encore à la maltraitance animale », insiste le général Sylvain Noyau.
Souvent seuls puisque 85 % des communes concernées par les décharges sauvages ont moins de 2 000 habitants, les édiles hissent désormais la question environnementale au premier rang de leurs préoccupations en matière de sécurité, avec bien sûr les agressions dont ils sont les cibles. La mort du maire de Signes (Var) Jean-Mathieu Michel, renversé en août 2019 par une camionnette alors qu’il demandait à son conducteur et à son passager de ramasser des gravats déversés illégalement, a eu l’effet d’un électrochoc. Depuis lors, les gendarmes ont renforcé leur accompagnement en allant à leur rencontre et en leur offrant des audits pour installer barrières et caméras là où c’est nécessaire.
Au-delà de la lutte contre le crime et de l’incivisme, le combat que mènent les gendarmes verts est celui de la préservation de notre planète pour les générations futures. Si l’on ne fait rien, il y aura, par exemple, plus de plastique dans les cours d’eau que de poissons en 2050.