"Le sommeil n'est pas une perte de temps" Interview de Marc Rey, neurologue

Publié le par Sciences & Avenir via M.E.

Encouragés par la société à être toujours plus actifs, hyperconnectés, les Français en oublient de dormir, déplore le neurologue Marc Rey. Les bénéfices d'une bonne nuit de sommeil ne sont pourtant plus à prouver : régénération cellulaire, renforcement immunitaire, régulation de l'humeur... Marc Rey est président de l'Institut National du Sommeil et de la Vigilance.

Les Français de 18 à 65 ans dorment en moyenne 6 h 41 par nuit (en semaine), soit une heure de moins qu'il y a vingt ans. PIXABAY
L'enquête menée par l'Institut en 2020 a montré que les Français dorment de moins en moins…

Marc Rey : Dormir est pourtant fort utile ! Le sommeil joue en effet un rôle prépondérant dans les processus de consolidation de la mémoire, mais aussi dans la restauration physique, notamment parce que c'est lorsqu'on dort qu'est secrétée l'hormone de croissance. Celle-ci est non seulement indispensable aux enfants, mais aussi à la régénération cellulaire chez l'adulte. De récents travaux scientifiques ont également établi l'effet bénéfique du sommeil sur le système immunitaire ainsi que sur la régulation de l'humeur.

Quand s'endort-on ?

Marc Rey : C'est notre horloge interne qui décide. Le système veille-sommeil est réglé sur un rythme circadien, c'est-à-dire d'une durée moyenne de 24 heures. Celui-ci a été mis en évidence par le spéléologue Michel Siffre, dont les rythmes biologiques naturels ont été enregistrés pendant deux mois alors qu'il se trouvait au fond d'un gouffre, coupé de toute lumière extérieure. Ce rythme est sous la dépendance des noyaux supra-chiasmatiques, des structures appartenant à une petite région du cerveau, l'hypothalamus. L'activité de ces noyaux, véritables horloges internes, est synchronisée en particulier par la lumière du jour. Le soir, l'hypothalamus envoie un faisceau d'hormones facilitant le sommeil. Le matin, un autre faisceau d'hormones stimule nos systèmes d'éveil.

"Nos" systèmes d'éveil, dites-vous… Nous en avons donc plusieurs ?

Marc Rey : Absolument. Ils mettent en jeu différents neurotransmetteurs stimulants, comme l'adrénaline, la dopamine, l'acétylcholine. Récemment, on a même découvert un nouveau réseau faisant intervenir l'histamine et l'hypocrétine. Ceci explique pourquoi les antihistaminiques, prescrits en cas d'allergie, provoquent souvent une somnolence. Et pourquoi un déficit en hypocrétine est observé dans la narcolepsie, une pathologie responsable de brusques endormissements. La redondance de ces systèmes d'éveil est capitale pour notre organisme. C'est une sorte de système de sécurité. Si l'on n'en possédait qu'un, on tomberait dans le coma à la première défaillance !

Comment parvient-on, chaque jour, à désactiver ces multiples systèmes ?

Marc Rey : Il faut couper court à toute stimulation sensorielle. S'isoler dans un lieu calme, ni trop chaud, ni trop froid, supprimer les sources de lumière et de bruit.

Lorsqu'il n'y a plus de stimulations externes ou internes (pensées, stress), le cerveau s'endort. Dans des travaux que nous avons publiés en 2009, nous avons démontré, en procédant à des enregistrements intra-corticaux et intra-thalamiques simultanés chez l'homme, que le thalamus modifiait son fonctionnement lors de l'endormissement. Progressivement, il ne transmet plus que de façon simplifiée et discontinue les perceptions sensorielles au cortex, ce qui permet de vérifier que les conditions de sécurité sont réunies pour lâcher prise. Le thalamus s'endort avant le cortex. Ce qui peut expliquer pourquoi on peut encore entendre des conversations sans en comprendre le sens.

Dort-on de la même façon en début et en fin de nuit ?

Marc Rey : Non, le sommeil est une succession de trois à cinq cycles (selon qu'on est petit ou gros dormeur) asymétriques, au sein desquels alternent sommeil lent et sommeil paradoxal. Le premier prédomine en début de nuit, le second au petit matin. Dans les premières heures suivant l'endormissement (pendant le sommeil lent profond), la sécrétion d'hormones de croissance est plus importante. Et l'on rêve davantage le matin, avec des scénarios plus riches et chargés en émotions. Pour profiter des bienfaits de chaque cycle de sommeil, il faut donc veiller à avoir des horaires de coucher réguliers.

Selon votre enquête, menée auprès de 1.020 personnes, comment dorment les Français ?

Marc Rey : Les résultats sont alarmants : les Français de 18 à 65 ans dorment en moyenne 6 h 41 par nuit (en semaine), soit une heure de moins qu'il y a vingt ans. Un peu plus le week-end (7 h 51), ce qui est une fausse bonne stratégie, car on ne rattrape pas une dette chronique de sommeil en un jour. Par ailleurs, 24 % d'entre eux disent connaître des épisodes de somnolence diurne et plus de 50 % sont en manque chronique de sommeil, ce qui aurait une incidence sur différents troubles, dont l'obésité. Car pendant la nuit, notre organisme produit des hormones de satiété pour supporter ce jeûne temporaire. Moins on dort, moins on en secrète, ce qui stimule l'appétit.

Quelles sont les causes de ces nuits écourtées ?

Marc Rey : Je citerai notamment l'augmentation du travail en horaires décalés, le travail de nuit, ainsi que l'allongement du temps de transport entre le domicile et l'entreprise.

Tout cela se fait au détriment du coucher. En cause aussi, notre société de loisirs hyperconnectée qui exalte et organise une vie active 24 heures sur 24 (sport, internet, séries, etc.), au mépris des conséquences sur notre rythme biologique. Il faut être moins stimulé pour s'endormir. Or notre société nous sur-stimule en permanence !

Quel est l'impact des écrans ?

Marc Rey : Selon notre enquête, 16 % des Français admettent être réveillés au moins une fois par nuit par la sonnerie du portable, un SMS ou une notification. Près de la moitié y répondent le plus souvent ! Et environ 45 % des adultes consultent des écrans le soir au lit, dans un tiers des cas tous les jours ou presque, durant plus de 1 h 30 pour un quart des utilisateurs. Or les écrans en eux-mêmes ont un impact physique négatif, en raison de la lumière bleue qu'ils émettent et qui inhibe la sécrétion d'une hormone clé du sommeil, la mélatonine. Se mettre au lit avec un écran près des yeux retarde l'endormissement. Certes, les fabricants ont développé aujourd'hui des filtres anti-lumière bleue qui s'activent le soir, mais leur utilité est débattue. En outre, les écrans, c'est aussi un contenu. Si, juste avant de dormir, vous lisez un e-mail professionnel stressant ou visionnez un film émotionnellement fort, vos systèmes d'éveil se mettent en alerte. C'est très préoccupant, il faut alerter les gens ! Un couvre-feu digital est nécessaire, une heure avant d'aller au lit.

Il faut un sas de décompression.

Vous êtes particulièrement inquiet pour les enfants…

Marc Rey : Entre 11 et 15 ans, ils dorment 1h31 de moins, selon une enquête en milieu scolaire menée chez 8.393 enfants. 24 % des enfants de 11 ans sont fatigués le matin, 34 % des adolescents de 15 ans. Ils sont de plus en plus excités par des activités extrascolaires, des jeux sur écran, etc.

Or, à l'âge des apprentissages, on a besoin de consolider la mémoire, et donc de dormir le temps nécessaire. Il faudrait arrêter les stimulations à partir de 19 h, puis prendre un livre, ou discuter en famille de sujets agréables… Une chose est sûre : si un enfant apprend une routine de sommeil régulière et apprécie son sommeil, il dormira bien tout au long de sa vie.

La science du sommeil, la somnologie, a mis du temps à se faire une place en médecine. Qu'en attendez-vous aujourd'hui ?

Marc Rey : En France, la somnologie est devenue en 2017 une spécialité à part entière - alors qu'elle l'est depuis vingt ans aux États-Unis ! -, accessible à des spécialistes comme les neurologues, psychiatres, pédiatres, etc.

Après avoir considéré le sommeil comme une perte de temps dans les années 1990-2000, la société en a enfin compris l'importance. Mon espoir est que soient mises en place des campagnes médiatiques auprès du grand public pour lutter contre la privation de sommeil, exactement comme cela a été fait pour l'alimentation. Notre message serait : dormez plus, réduisez les stimulations le soir et adoptez un couvre-feu digital. Il faut que le sommeil soit considéré comme quelque chose de fondamental qui permet de mieux vivre et d'être plus heureux.

Source : https://www.sciencesetavenir.fr/sante/sommeil/le-sommeil-n-est-pas-une-perte-de-temps_148281

L'auteur : Marc Rey est neurologue, ancien responsable du Centre du Sommeil et de la vigilance (Hôpital de la Timone – AP-HM à Marseille).

il est président de l'Institut National du Sommeil et de la Vigilance (https://institut-sommeil-vigilance.org/)

Publié dans Santé, Société

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