Dans les Hauts-de-France, un canal de 107 kilomètres va « monopoliser » l’eau
Peu connu, le canal Seine-Nord Europe devrait voir le jour dans les Hauts-de-France en 2030. Des opposants s’interrogent sur son utilité, et dénoncent les problèmes de gestion de l’eau que soulève ce projet.
« Quand je suis arrivée dans le coin, je me suis mise à chercher les opposants. Il n’y en avait pas. » Emmanuelle habite à Voyennes, petite commune de l’est de la Somme entourée de champs et d’éoliennes. À horizon 2030, le canal Seine-Nord Europe (CSNE) devrait passer à quelques kilomètres de chez elle. « C’est un projet dont les gens entendent parler depuis plus de vingt ans sans que rien ne se passe. Alors, ils pensent qu’il ne se fera jamais et ne se mobilisent pas », continue cette membre du Collectif contre le canal Seine-Nord Europe.
Pourtant, fin 2022, les premiers coups de pelle ont été donnés dans l’Oise et « le chantier du siècle », comme l’appelle la Société du canal Seine-Nord Europe (SCSNE), maître d’ouvrage du projet, a bel et bien commencé. Le 16 décembre dernier, 200 à 300 opposants se sont finalement rassemblés à Compiègne pour une première manifestation. « Ce mégacanal a été pensé à une période où l’on ne se posait pas les mêmes questions en matière d’écologie. Aujourd’hui, il pose problème », assure Emmanuelle.
Il est vrai qu’à l’heure où les grands travaux ne font plus l’unanimité, l’ampleur de ce chantier interroge. Long de 107 kilomètres, le futur canal devrait traverser la région Hauts-de-France entre Compiègne (Oise) et le nord de Cambrai (Nord), parallèlement à l’actuel canal du Nord. Objectif affiché : rendre possible la navigation de péniches à grand gabarit entre la France, la Belgique et les Pays-Bas, ce que le canal du Nord, trop étroit, ne permet pas. Sa construction nécessitera la création de soixante-deux ponts routiers et ferroviaires ainsi que, prouesse technique, un pont-canal de 1,3 km qui transporterait l’eau par-dessus la Somme.
Avec 78 millions de m3 de terrassement (plus de trois fois les travaux du métro du Grand Paris), sa construction engage les plus grands travaux d’infrastructures jamais connus en France. Financé par l’Union européenne, l’État français et les collectivités territoriales qui dirigent la SCSNE, le projet est, pour l’heure, estimé à 5,1 milliards d’euros.
Le projet est toutefois présenté comme écologique par ses initiateurs puisqu’il promet de réduire le fret routier, particulièrement polluant, à la faveur du fluvial, bien moins producteur de gaz à effet de serre. Et pour convaincre, le maître d’ouvrage utilise un argument simple et efficace : les bateaux grand gabarit peuvent transporter jusqu’à 4 400 tonnes de marchandises chacun, soit l’équivalent de 220 camions. De quoi désengorger l’autoroute A1.
Dès lors, pourquoi s’opposer au fret fluvial ? Pour le Comité de liaison pour des alternatives aux canaux interbassins (Clac), producteur d’une documentation critique sur le CSNE, les raisons de s’opposer, non pas au fret fluvial en général, mais à ce canal en particulier, sont nombreuses. En premier lieu, le comité considère que les péniches à grand gabarit ne viendront pas forcément remplacer les camions.
« Seuls quelques pour cent [des marchandises transportées par] trafic routier sont “fluvialisables”, tant sont différents les types de marchandises, les origines et les destinations », résume le comité. De plus, complète-t-il, si des péniches souhaitent transporter des conteneurs sur le futur canal, elles seront limitées en nombre de couches par la hauteur des ponts de l’Oise.
La SCSNE assume le fait que le canal ait été pensé avant tout pour transporter du matériel BTP et des produits agricoles, sans que cela n’amoindrisse l’intérêt du canal. « Le canal sera utilisé à 60 % pour transporter du matériel BTP et des produits agricoles. La part des produits manufacturés et marchandises générales transportées sera de 13 % dans les premières années du canal », estime Pierre-Yves Biet, directeur de la SCSNE chargé des partenariats territoires.
Pour les opposants, le canal pose aussi question en matière de gestion de l’eau. C’est d’ailleurs ce qui a poussé le collectif Bassines non merci à participer à la manifestation du 16 décembre à Compiègne. Son alimentation va monopoliser 35 millions de m3 d’eau. 14 millions de m3 pour la retenue d’eau d’Allaines (Somme), qui permettra de réguler le niveau du canal et 21 millions pour le canal lui-même. « Soit cinquante-cinq fois la mégabassine de Sainte-Soline », se plaît à comparer le comité.
Or, selon un rapport du conseil économique, social et environnemental régional (CESER) des Hauts-de-France, rendu le 8 novembre 2022, il se pourrait que cette quantité ne suffise pas. En prenant en compte le réchauffement climatique, le canal aurait besoin d’une seconde retenue d’eau pour que la navigation reste possible en temps de sécheresse. Alors que la ressource en eau pourrait se raréfier, mobiliser de telles quantités d’eau pour assurer du transport de marchandises inquiète.
Dans ce même rapport, la SCSNE répond à ces inquiétudes. D’après elle, seule l’Oise alimentera le canal en eau : hors de question de puiser dans les nappes phréatiques. Elle estime que ses calculs anticipent largement les risques de sécheresse puisqu’ils ne prennent pas en compte la pluie. Enfin, ils se basent sur un niveau d’étanchéité plus faible que celui dont sera réellement doté le canal. Les pertes en eau liées à l’étanchéité seraient donc surévaluées, selon elle.
Le CESER incite tout de même les acteurs régionaux à s’interroger : au détriment de quoi, de qui, le remplissage du canal devra-t-il se faire ? Les particuliers ? Les agriculteurs ? Les milieux naturels ? Parmi les opposants, on doute que la dernière option ait bien voix au chapitre.