La Terre, un système en équilibre précaire
Écosystèmes terrestres et marins, calottes glaciaires, biodiversité, cours d’eau, océan… Sur notre planète, tout est connecté. Mais d’après un rapport récent, les dynamiques de ces différents systèmes seraient déstabilisées par les activités humaines, et ce jusqu’à franchir des points de non-retour. Explications.
Vue aérienne de cultures sur brûlis dans l'État de l'Amazonas, à l'ouest du Brésil (septembre 2022).
Hausse des concentrations de gaz à effet de serre dans l’atmosphère, déclin de la biodiversité, pollutions des sols et des eaux, le système Terre est plus que jamais menacé par les activités humaines. Au-delà de la dérégulation du climat, ce sont d’autres sous-systèmes, comme la biosphère, la cryosphère ou encore les circulations atmosphérique et océanique qui voient leur état se dégrader.
À l’échelle d’une vie humaine, les altérations dont il est question ne sont pas forcément perceptibles alors qu’à l’échelle géologique, tout se déroule à grande vitesse. Le passage rapide d’un état dit « normal » à un autre état « détérioré » se nomme « point de bascule ».
Le concept de point de bascule dans le système terrestre a émergé au début des années 2000, en modélisant les comportements de la circulation atlantique, de la forêt amazonienne et de la calotte glaciaire du Groenland dans des conditions menant à leur instabilité, voire leur dégradation. « L’idée est la suivante : lorsque le stress augmente dans un système, il ne se passe pas grand-chose, jusqu’à un certain point à partir duquel le système s’emballe et bascule vers un autre état », décrit Sonia Kéfi, directrice de recherche à l’Institut des sciences de l'évolution de Montpellier1 (Isem) et co-autrice du rapport Global Tipping Points paru en décembre 2023 à l’occasion de la COP28.
Ce rapport, coordonné par le Global Systems Institute de l’université d’Exeter (Angleterre), incluant un grand nombre de chercheurs internationaux, passe en revue les points de bascule identifiés dans les systèmes terrestres, et alerte sur les conséquences s’ils étaient franchis. « Nous souhaitions attirer l’attention sur le fait que les scientifiques savent maintenant que certains systèmes peuvent changer de manière très rapide et parfois irréversible », explique Vasilis Dakos, chargé de recherche en écologie à l’ISEM et co-auteur du rapport.
Publié en décembre dernier, le rapport décompte vingt-cinq points de bascule identifiés dans le système terrestre : six dans la cryosphère (par exemple fonte des pergélisols – les sols gelés en permanence – et des calottes glaciaires de l’Antarctique et du Groenland), seize dans la biosphère (comme l’eutrophisation des lacs, la disparition du corail, etc.) et quatre dans les circulations atmosphériques et océaniques (mousson ouest africaine ou circulation méridienne de retournement Atlantique, Amoc, par exemple).
Mais comme le précise Vasilis Dakos, « chaque lac ou chaque forêt peut posséder son propre point de bascule, et celui-ci peut être différent de l’un à l’autre. On a donc une infinité de points de bascule à l’échelle locale, dont certains ont déjà été franchis. » Ce concept de point de bascule peut être illustré à l'aide d'un diagramme de bifurcation, qui représente l'état du système en fonction du stress auquel il est soumis. Pour les systèmes écologiques ou climatiques, on considère un état sain et un état dégradé, en fonction de diverses variables. Différents facteurs peuvent être considérés comme un stress en fonction du système : la température ambiante, la quantité de déforestation, l’humidité de l’atmosphère, la quantité de l’eau douce…
Soixante ans séparent ces deux clichés de la Mer de Glace, le plus grand glacier français, réalisés dans les années 1940 (à gauche) et le 19 juillet 2003 (à droite), à Chamonix. Durant cette période, le glacier a reculé de 2 kilomètres.
Au-delà d’une certaine quantité de stress, le système ne peut plus se maintenir dans son état initial et s’oriente vers un état dégradé, dans lequel il s’installe de manière relativement stable. « Les dynamiques propres à ce nouvel état font que l’on est en quelque sorte piégés dans celui-ci », avance Vasilis Dakos. En écologie, la propriété d’un système à adopter un état stable après avoir été perturbé est appelée hystérèse. Pour revenir en arrière, il faudrait en théorie réduire le ou les facteurs de stress ayant mené au point de bascule.
« Mais dans beaucoup d’exemples connus, il y a toute une gamme de valeurs où on a beau diminuer le niveau de stress, le système ne revient pas à ce qu’il était auparavant », constate Sonia Kéfi. « Il faudrait retourner beaucoup plus loin en amont du point de bascule pour avoir une chance de récupérer le système d’origine », confirme Vasilis Dakos. En somme, pour un même niveau de stress, les deux états, sain ou dégradé, sont possibles, mais des boucles de rétroaction renforcent la tendance du système à rester dans l’état dans lequel il se trouve.
Comme souligné par les deux scientifiques, diminuer le niveau de stress n'est donc pas toujours possible. Par exemple, capturer directement du CO2 dans l'atmosphère reste extrêmement difficile à l'heure actuelle. On ne peut qu’arrêter d’en émettre avant d’avoir franchi le point de bascule. En fait, l’irréversibilité du changement dépend de l’échelle : il est plus facile de réduire les facteurs de stress agissant sur un seul lac que sur un système à l’échelle de plusieurs océans.
Par ailleurs, plusieurs types de stress peuvent s’appliquer sur un même système, combinant et renforçant leurs effets. Prenons l’exemple de la forêt amazonienne. Dans son état stable, cette forêt crée son propre cycle hydrologique en produisant nuages et pluies à travers une boucle d'évaporation et de précipitations, réduisant ainsi sa saisonnalité.
À cause du changement climatique, les précipitations pourraient être réduites sur l’Amazonie, ce qui provoquerait la mort d’une partie des arbres, réduisant ainsi la quantité de vapeur d’eau relâchée dans la région. Cela augmenterait encore la sécheresse et ferait mourir davantage d’arbres, plongeant la région dans un cercle vicieux. De plus, une augmentation des incendies provoquerait un relargage massif de carbone dans l’atmosphère, accentuant encore le réchauffement climatique.
Vue du paysage le long de l'autoroute BR163, dans l'État du Pará, au nord du Brésil. Il y a quelques années encore, cet endroit était couvert par la forêt amazonienne. Aujourd'hui, les arbres ont laissé place à une végétation rase.
Mais la modification des précipitations n’est pas la seule menace planant sur la forêt amazonienne. Il a été montré que la déforestation causée par l’humain augmente d’autant la vulnérabilité de ce système, causant une réduction supplémentaire de l’évaporation. À long terme, la forêt tropicale pourrait se transformer en savane, ce qui serait catastrophique pour la biodiversité et causerait d’énormes dommages socio-économiques pour la région en plus de priver la planète d’un important puits de carbone. Sans oublier que la réduction de l’évapotranspiration de la forêt amazonienne pourrait aussi altérer la météo dans le monde entier.
En plus de combiner différents stress sur un même système, les conséquences d’une dégradation de l’état d’un système peuvent provoquer ou augmenter des facteurs de stress dans un autre système. « On peut cartographier l’ensemble du système terrestre comme un immense réseau d'entités interconnectées. Donc évidemment, il y a des cascades de points de bascule : quand une partie de la biosphère s’effondre à une échelle suffisante, cela a des effets sur le climat et réciproquement. Et les activités humaines dépendent aussi des écosystèmes, donc cela a des impacts sur les systèmes économiques, sociaux et politiques », analyse Sonia Kéfi.
Les conséquences d’un dépassement d’un ou de plusieurs points de bascule planétaires seraient dommageables à plusieurs niveaux dans nos sociétés : alimentation, santé, logement… Mais le rapport attire également l’attention sur le fait que des mêmes dynamiques de points de bascule existent au sein de nos sociétés et que nous pouvons les utiliser pour accélérer des transformations sociales positives. Cela peut passer par de l’innovation technologique, des investissements financiers, des actions politiques ou sociales, mais aussi et surtout par des changements de comportements.
Des voyageurs dans un espace fumeur en extérieur, sur l'un des parvis de la Gare de la Part-Dieu, à Lyon.
Le concept de points de bascule sociétaux a été introduit dans les années 1960 par Morton Grodzins, professeur de science politique à l’université de Chicago, pour décrire comment aux États-Unis les familles blanches habitant les quartiers majoritairement blancs, y restaient tant que le nombre de familles noires restait faible. Et comment, à partir d’un certain nombre de familles noires installées, les blanches commençaient à quitter le quartier en masse, un comportement qui, selon le chercheur américain, est le signe d’un franchissement de point de bascule sociétal.
Les régulations et les normes sociales concernant le tabagisme ont également montré un basculement. « Pendant des décennies, fumer dans les lieux publics était complètement normal, même si on savait que la cigarette était néfaste. Puis il y a eu une décision à l’échelle européenne qui a interdit de fumer en intérieur. Le tout a basculé en très peu de temps. Aujourd’hui personne n’oserait allumer une cigarette dans un restaurant », observe Sonia Kéfi.
De nombreuses études, synthétisées dans le rapport, montrent que si une fraction d'une population (entre 3,5 % et 10 %) se mobilise autour d'un objectif commun suffisamment longtemps jusqu’à dépasser un seuil critique, alors la transformation de la structure sociale dominante devient possible, notamment grâce à la modification de la législation ou l’apparition de nouvelles normes.
Le rapport montre d’ailleurs que certains points de bascule sociétaux ont déjà eu lieu pour contrer le réchauffement climatique. C’est notamment le cas pour les énergies éolienne et le photovoltaïque. En effet, les investissements consentis à la recherche ont permis d'optimiser ces systèmes de production d’énergie et de les rendre moins coûteux, permettant ainsi leur déploiement à grande échelle. Il en va de même pour les voitures électriques, dont les ventes ont augmenté dans de nombreux pays.
Selon les scientifiques ayant étudié la part de marché représentée par les véhicules électriques, le point de bascule a déjà été dépassé en Europe et en Asie, mais n’est pas encore atteint aux États-Unis.
Panneaux solaires et élevage font parfois bon ménage, comme ici en Normandie.
Comme le rappelle Vasilis Dakos, « au sein des sociétés humaines, des mécanismes peuvent orienter le cours d’un phénomène, par exemple l’économie, les choix politiques, les lobbies. » C’est l’objet de la dernière partie du rapport, qui analyse ce qui peut être mis en place dans le système économique et social pour stimuler un changement de pensée et de fonctionnement cohérent avec un futur durable pour l’humanité. Comme il y est précisé : « Nous sommes aujourd’hui si proches des points de bascule du système terrestre que les points de basculement positifs permettant d’accélérer les changements sociaux sont la seule option réaliste en matière de gouvernance des risques systémiques. »
Référence : The Global Tipping Points Raport, décembre 2023
Source : https://lejournal.cnrs.fr/articles/la-terre-un-systeme-en-equilibre-precaire