Transports gratuits : l'expérience réussie de Dunkerque

Publié le par Les Echos via M.E.

Le 21 décembre, Montpellier deviendra la plus grande métropole d'Europe à instaurer la gratuité des bus et des trams pour ses habitants. Dunkerque applique cette mesure de manière radicale depuis 2018 avec succès. Un cas d'école.

©Aimée Thirion Pour Les Echos Week-End

Dunkerque, le 24 novembre 2023. Les 16 lignes de bus desservent Dunkerque et la conurbation, jusqu'en Belgique, soit 644 km au total.

Ces dernières années, les Dunkerquois sont passés maîtres dans l'art du conseil en matière de transports gratuits. Depuis qu'en septembre 2018, la Communauté urbaine de Dunkerque (CUD) a instauré la liberté pour tous - résidents comme visiteurs - de monter et descendre dans n'importe quel bus sans sortir de porte-monnaie, préremplir de formulaire, télécharger d'application ni montrer patte blanche de quelque manière que ce soit, l'Europe entière s'intéresse à ce véritable cas d'école.

La gratuité était, à l'origine, une promesse de campagne du candidat divers gauche Patrice Vergriete lorsqu'il briguait la mairie en 2014. Pour mieux marquer les esprits, cet urbaniste, aujourd'hui ministre délégué au Logement dans le gouvernement Borne, souhaitait une mesure massive (200 000 habitants concernés dont 90 000 dans la seule agglomération) et radicale. Pour en bénéficier, pas de critères (d'âge, de revenus, de localisation, etc.) ni de restrictions temporelles (une gratuité réservée aux week-ends ou aux épisodes de pics de pollution par exemple). Les 150 véhicules qui sillonnent les 17 communes concernées le rappellent à ceux qui l'ignoreraient encore avec leurs stickers collés sur les vitres : « Bus 100 % gratuit 7 jours sur 7 ».

Changer la vie et la ville

En 2018, Dunkerque n'est pas la première ville à tenter l'expérience (voir encadré) mais elle est la plus importante à le faire à cette échelle, et pas uniquement pour des raisons écologiques. A cette époque pas si lointaine où l'on parlait moins de décarbonation qu'aujourd'hui, il s'agissait à la fois d'aider une population durement touchée par la disparition des emplois industriels, de doper l'attractivité d'une collectivité perdant plus de 1 000 habitants par an et de redynamiser un centre-ville en perdition. « Pour Patrice Vergriete, la gratuité était un moyen de changer la vie des gens et la ville », résume Jean-François Montagne, vice-président à la CUD chargé de la transition écologique et de la résilience.

Dès sa mise application, la mesure attire l'attention générale. « Le maire pouvait donner jusqu'à deux ou trois interviews par jour à des journalistes venus d'Allemagne, des Pays-Bas, d'Espagne, de Suisse, etc., se souvient son collaborateur depuis son lumineux bureau surplombant le port et le musée maritime. Pour un élu, une telle décision vaut toutes les campagnes de communication ! »

Aujourd'hui encore, des visiteurs viennent régulièrement se perdre dans le dédale de couloirs de l'imposant hôtel communautaire pour connaître le bilan de cette décision phare. La veille de notre propre passage, le maire socialiste de Montpellier Michaël Delafosse avait fait un déplacement de dernière minute pour étudier les bonnes pratiques locales avant l'instauration de la gratuité dans sa ville, la septième de France, le 21 décembre à 19 heures . Les modalités ont beau être différentes (gratuité réservée aux habitants de Montpellier Méditerranée Métropole, nécessité de demander un Pass gratuité pour en profiter), l'exemple venu des Flandres est une source d'inspiration pour les responsables méditerranéens. Aucun autre des 44 territoires pratiquant la gratuité recensés en France métropolitaine par l'Observatoire des villes du transport gratuit n'est autant consulté que Dunkerque.

Un succès immédiat

Il faut dire que la mesure a rencontré un succès inattendu et immédiat dans la cité de Jean Bart : + 50 % de fréquentation la première semaine, +130 % au bout de cinq ans. En 2022, les 16 lignes de bus couvrant 644 kilomètres ont transporté 20,5 millions de voyageurs.

D'autant plus étonnant que la ville portuaire n'a rien d'un enfer pour les automobilistes. Détruite à 90% lors des bombardements de 1940, elle fut reconstruite autour de grandes artères et ne souffre pas de problèmes de circulation ou de stationnement. « Un Dunkerquois dira qu'il a été coincé dans un bouchon s'il a dû attendre le temps de deux feux rouges », plaisante Jean-François Montagne, de la communauté urbaine.

Pour de nombreux ménages, il était d'autant moins évident de renoncer à un cocon privatif relativement douillet que le transport collectif était considéré comme ringard. « Nous avons saisi l'occasion pour moderniser l'image vieillotte du réseau. L'entreprise avait été créée en 1902 et il fallait un électrochoc pour transformer la manière dont elle était perçue », reconnaît Laurent Mahieu, directeur depuis 2015 de DK'Bus (une filiale de Transdev), l'opérateur local. Comme Dunkerque, 80% des villes dotées d'un réseau gratuit en France en délèguent l'exploitation plutôt que de recourir à une régie.

Couleurs pétantes et bus thématisés

Aux yeux de Laurent Mahieu, le bus ne devait pas seulement devenir un moyen de transport acceptable mais représenter une « expérience fun et enrichissante ». Tout a été fait pour susciter la curiosité de la population. Les couleurs pétantes des bus vert pomme, jaune canari ou rose fuchsia tranchent résolument avec la couleur du ciel, les campagnes de publicité recourent à l'humour (« Le bus, idéal pour ceux qui ont un coup de pompe devant les prix de l'essence »), des véhicules sont thématisés autour des sports locaux, du Tour de France ou encore de Noël et accueillent des animations (DJ, jeux d'arcade, etc.). Les écrans intérieurs relaient des informations utiles pour l'usager. Sur la ligne C4, une annonce relative à un poste de responsable d'agence des risques industriels s'affiche dès que l'on quitte la gare pour s'approcher du lieu de recrutement.

Les 340 conducteurs ont délaissé l'uniforme et la cravate au profit de pantalons en toile et de chemises décontractées. Leur mission a radicalement évolué : ils ne collectent plus d'argent mais guident les néophytes qui connaissent mal le réseau ou les estivants souvent surpris de ne rien avoir à payer lorsqu'ils montent à bord. « Dès les premiers jours, on reconnaissait les nouveaux usagers, ils disaient bonjour et merci », blague un chauffeur. Contrairement aux craintes initiales, les actes d'incivilité ont diminué à mesure que les véhicules se remplissaient. Le soir, des vigiles sont tout de même déployés dans des bus pour prévenir des heurts entre passagers potentiellement alcoolisés…

Un réseau totalement rénové

Tout en devenant gratuit, le réseau a été modernisé pour mieux servir les usagers. La totalité des vieux bus a été renouvelée. « Il fallait ancrer l'idée qu'un service gratuit en accès libre peut être qualitatif et performant », insiste Laurent Mahieu. Dans l'agglomération, l'offre est fréquente avec un bus toutes les dix minutes sur les 6 lignes « chrono » qui concentrent 80 % des flux. L'intervalle a même récemment été réduit à neuf minutes sur la C2, qui donnait des signes de saturation. Près de 90 % des habitants vivant dans le centre disposent d'un arrêt à moins de 300 mètres de chez eux. L'aménagement urbain a été repensé pour rendre les trajets collectifs rapides et fiables, avec des voies réservées aux bus ou partagées avec les pistes cyclables. À certains endroits névralgiques, des feux passent automatiquement au vert pour les bus alors que les voitures sont stoppées au rouge.

©Aimée Thirion Pour Les Echos Week-End

En semaine, 65 000 voyageurs, en moyenne, empruntent chaque jour les bus. Parmi eux, des jeunes et des actifs, mais aussi beaucoup des voyageurs occasionnels.

Ces investissements (65 millions d'euros sur deux ans) ont été absorbés sans alourdir la fiscalité locale. « Les planètes étaient alignées chez nous pour que la pilule passe sans trop de mal », se réjouit Jean-François Montagne. La billetterie ne représentait que 13% des recettes et l'annulation de la construction d'une salle de sport et de spectacle de 10 000 places budgétée par l'équipe précédente a permis de dégager des économies. Le versement mobilité acquitté par les entreprises de plus de onze salariés a été augmenté à deux reprises et atteint son taux maximum depuis juillet 2022. La ville attirant de nouveaux investissements, cet impôt assis sur la masse salariale des employeurs, publics comme privés, est amené à représenter une source de revenus croissante.

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Jean-François Montagne, vice-président à la Communauté urbaine de Dunkerque (CUD), dans son bureau, le 24 novembre 2023.

Contrairement à des communes que la gratuité a contraintes à limiter les investissements dans le réseau (Calais) ou carrément à dégrader le service (Châteauroux), Dunkerque a donc à la fois pu jouer sur le prix et sur l'offre, faisant mentir les sceptiques qui s'inquiétaient de l'impact financier. En 2019, à l'occasion d'une mission du Sénat sur le sujet, la Fédération nationale des associations d'usagers des transports alertait par exemple les grandes agglomérations aux réseaux très fréquentés sur le manque à gagner pour les recettes de billetterie. Le GART (Groupement des autorités responsables des transports) se montre aussi partisan d'une tarification sociale et solidaire, qui permet de lier le prix aux revenus des usagers sans autant affecter les budgets.

Un report modal encore mal évalué

Quel a été l'impact global de la nouvelle offre de transports ? Tant qu'une enquête dite « ménages déplacements » exhaustive n'aura pas été menée, on ne connaîtra pas avec précision l'amplitude du report modal. Il faut se contenter d'indications partielles sur l'évolution des comportements fournies par des études ponctuelles, les entretiens avec les usagers et les observations de terrain. Il suffit de monter à un arrêt proche d'un lycée à l'heure du déjeuner pour se convaincre de la popularité du bus chez les jeunes qui n'hésitent plus à manger en dehors de la cantine. Le Mc Donald's du centre commercial Pôle Marine proche de la gare a été un gagnant inattendu de la gratuité ! L'Observatoire des villes du transport gratuit, excellemment documenté, révèle quelques observations dignes d'intérêt. « Certains Dunkerquois se disent enclins à revendre leur deuxième voiture, d'autres font le choix de leur résidence en fonction de la proximité d'une ligne chrono, expose la jeune et dynamique cheffe de projet Julie Calnibalosky. Les 15-25 ans sont moins pressés de passer leur permis de conduire, surtout s'ils se destinent à des études supérieures. »

Selon une étude récente menée auprès de 589 personnes majeures ayant le permis et pouvant choisir entre le bus et la voiture, 72 % des sondés se disent « incités » à utiliser davantage le bus à la fois parce qu'il leur permet de faire des économies et qu'il est performant. Un tiers des personnes interrogées « envisagent de se passer de leur voiture dans les cinq à dix ans à venir ».

©Aimée Thirion Pour Les Echos Week-End

Deux ans de travaux ont été nécessaires pour réaménager l'espace urbain. Les bus arborent des couleurs vives et les abris-bus sont design… à défaut d'être protecteurs.

Pour les inciter à franchir le pas, la CUD va devoir consentir un effort supplémentaire. Actuellement, les habitants qui vivent loin des lignes chronos peuvent attendre leur correspondance dans des espaces peu ou pas du tout abrités. Qu'elle semble longue la demi-heure en plein vent devant le fort des Dunes de Leffrinckoucke lorsque l'on veut rejoindre Bray-Dunes depuis Dunkerque…

Inventer la mobilité industrielle de demain

La renaissance industrielle de la ville s'accompagne de défis inédits. Les prochaines "gigafactories" de Verkor et Prologium seront, notamment, des usines sans parking, vers lesquelles il faudra acheminer les salariés parfois à des horaires décalés. Entre ces investissements dans les batteries, les nouveaux projets industriels et la construction de deux réacteurs EPR dans la centrale de Gravelines à la place de la centrale nucléaire vieillissante, pas moins de 16 000 emplois devraient être créés sur dix ans, alors que la zone avait perdu près de 6 000 postes industriels ces vingt dernières années.

« Actuellement, le service de transport à la demande de DK'Bus permet de réserver sa navette quand on embauche à 4 heures du matin mais le système n'est viable financièrement que parce qu'il concerne peu de monde, admet Jean-François Montagne. Demain, ce seront des milliers de salariés qui emprunteront les transports collectifs. Et 30 % d'entre eux viendront, en dehors de la Communauté urbaine, de Calais, Boulogne ou Saint-Omer vers lesquels le réseau de bus est à ce jour inexistant et les trajets en train compliqués. La Région, l'Etat, le département, les maires, l'opérateur de transports et les industriels réfléchissent actuellement aux solutions possibles dans des comités de pilotage dédiés à la mobilité industrielle. » Déjà laboratoire des transports gratuits, Dunkerque est désormais une terre d'expérimentation de la ville industrielle de demain. 

Tallinn, capitale européenne des transports gratuits

Avant l'instauration de la gratuité à Montpellier, Tallinn était la plus grande ville d'Europe à appliquer cette politique. Son exemple a d'ailleurs inspiré la Communauté urbaine de Dunkerque. C'est en 2013 que la capitale de l'Estonie a pris cette mesure en faveur de ses 450 000 habitants. Il s'agissait moins d'une mesure environnementale ou d'un moyen de fluidifier la circulation que d'un coup de pouce financier donné à la population après la crise économique balte de 2008-09. Après trois ans d'études de faisabilité, la proposition a été soumise à référendum et validée par 75 % des participants. La ville a massivement investi en matériel et en maintenance pour améliorer le réseau. La fréquentation a augmenté de 60 % et la circulation automobile diminué de 4%. Cette politique est financée par les recettes de l'impôt sur le revenu des résidents, dont le nombre s'est accru grâce à l'attractivité nouvelle de la capitale.

La gratuité : vieux projet, généralisation récente

Si les motivations liées à l'écologie et à la solidarité ont, ces dernières années, incité les municipalités à se lancer dans la gratuité, les premières expériences remontent aux années 1960 et 1970 et ne sont pas limitées à l'Europe, comme le montrent les passionnantes recherches des urbanistes Henri Briche et Maxime Huré.

À la suite de Commerce, une banlieue de Los Angeles pionnière en la matière dès 1962, des initiatives locales sont menées à Seattle (Etat de Washington) et Dayton (Floride). Une loi fédérale de 1974 permet même de financer à hauteur de 40 millions de dollars sur deux ans des projets pilotes à Trenton (New Jersey) et Denver (Colorado).

En Europe, certaines municipalités (Rome, Bologne, en Italie ; Colomiers et Compiègne en France…) tentent le pari avant de faire machine arrière faute de résultats probants. Les pressions budgétaires contribuent à geler les projets jusqu'à une nouvelle vague d'initiatives dans les années 2000 en France, en Belgique, en Allemagne, en Suède en Pologne ou en Roumanie. La généralisation des mesures de gratuité, totale ou conditionnée à certains critères, répond alors à des considérations écologiques et vise à rendre leur attractivité aux centres-villes menacés par l'essor des espaces périurbains quasi exclusivement accessibles en voiture. 

Depuis 2020, le Luxembourg est le premier pays au monde où tous les transports en commun sont gratuits, sauf la première classe dans les trains.

Source : https://www.lesechos.fr/weekend/business-story/transports-gratuits-lexperience-reussie-de-dunkerque-2040938

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