Le réchauffement climatique bouscule l’identité culturelle des régions
De la culture à l’agriculture en passant par la gestion de l’eau et des paysages naturels, les régions, cheffes de file de la transition, vont devoir s’adapter dans les décennies à venir.
Une falaise à Quiberville (Seine-Maritime), touchée par l’érosion, le 22 juin 2022. Le camping de la ville a dû être déplacé à l’intérieur des terres.
Pour comprendre le réchauffement climatique, il y a les courbes, les warning stripes, ces graphiques faits de bandes de couleur symbolisant la hausse des températures, les cartes… Toutes plus alarmistes les unes que les autres. Mais, il y a aussi le sensoriel. Car ces graphiques, aux multiples dégradés de rouge, sont déjà ressentis dans leur chair par des millions de Français, qui voient leur terre changer.
En Bourgogne, la date des vendanges ne cesse d’être avancée. En moyenne d’un mois par rapport au Moyen Age, époque où les moines viticoles inscrivaient religieusement le jour des premières récoltes. En Bretagne et en Normandie, des précurseurs ont replanté des vignes. En moyenne montagne, les milieux économiques hésitent entre une reconversion vers un tourisme estival tourné vers le pastoralisme et l’investissement dans les canons à neige. Les forêts de hêtres disparaissent peu à peu au sud de la Seine.
Et puis, il y a ces animaux que l’on voit moins, et d’autres qui remontent du sud, comme les moustiques tigres. En Ariège, les frelons asiatiques s’attaquent aux abeilles, jusqu’à 1 200 mètres d’altitude.
« La géographie est le produit d’un environnement naturel et d’un patrimoine historique ; la transition climatique bouleverse les choses, résume Magali Reghezza-Zitt, géographe et membre du Haut Conseil pour le climat. A terme, on peut se demander ce que vont devenir les marais salants de Guérande [Loire-Atlantique], les marais maritimes du Mont-Saint-Michel, la Camargue, les régions viticoles, les sapinières de montagne. La France bouge déjà beaucoup au niveau des paysages, et ça va s’accélérer. »
A peine redécoupées par la loi NOTRe en 2015, les régions vont-elles devoir se réinventer dans les décennies à venir ? Après cette évolution administrative et cartographique, les grandes entités ainsi regroupées avaient planché pour se trouver une identité commune, parfois en se rebaptisant avec des appellations liées à l’histoire ou à la géographie : Midi-Pyrénées-Languedoc-Roussillon devenant Occitanie ; Provence-Alpes-Côte d’Azur se transformant en région Sud. Le futur climatique risque toutefois de bouleverser une nouvelle fois les choses.
Des questions qui se posent déjà dans certains sites balnéaires avec l’érosion du trait de côte. D’autres mutations paraissaient alors plus lointaines. Depuis 2022, celles-ci deviennent très présentes. Avec les canicules, les grandes villes vont-elles perdre de leur attractivité à certaines périodes de l’année ? Le soleil, principal atout du littoral méditerranéen, deviendra-t-il un ennemi ?
« Je vous l’avais dit, il y a de l’eau dans le lac de Serre-Ponçon cette année », blague Renaud Muselier, président de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur. En 2022, avec un niveau extrêmement bas, ce lac artificiel était devenu un des symboles de la sécheresse. M. Muselier se targue d’avoir mis en place un budget 100 % vert, avec une augmentation de 80 millions d’euros de l’enveloppe consacrée aux trains (480 millions d’euros pour une flotte de 750 trains), la gestion de neuf parcs régionaux, une électrification des lieux d’escale des paquebots, le développement de drones pour surveiller les départs de feu… Il est persuadé que son territoire s’acclimatera.« On reste la première destination touristique de France, certes derrière Paris, mais ça, ça ne compte pas. Mon ambition est que mes cinq millions d’habitants puissent arriver à vivre en protégeant leur environnement tout en accueillant tous ces touristes. Je crois en l’intelligence humaine et en sa capacité à s’adapter, affirme le président d’une région-pilote de la planification écologique. En Israël, 98 % des eaux usées sont recyclées, on a un peu de marge. Il n’y a jamais eu beaucoup d’eau chez nous, pas la peine de vous rappeler Marcel Pagnol et Manon des sources. Selon les scientifiques, il y aura de la neige jusqu’en 2050 dans deux tiers des stations, ça laisse le temps de lancer des études pour savoir comment faire évoluer nos montagnes. »
Erigées en cheffes de file de la transition énergétique par des lois de 2014 et 2015, les régions se sont rapprochées des scientifiques. La Nouvelle-Aquitaine a ainsi créé AcclimaTerra, un « GIEC » régional composé d’experts. Ces structures existent aussi en Normandie, en Ile-de-France ou en Provence-Alpes-Côte d’Azur. La Bretagne a installé une Breizh COP et un Haut Conseil breton pour le climat. Une façon d’aider les responsables à prendre des décisions, et à construire leurs schémas régionaux d’aménagement durable et d’égalité des territoires.
« Toutes les régions interrogées témoignent d’une prise de conscience forte des enjeux climatiques. Leur appropriation reste cependant encore variable selon les exécutifs régionaux », expliquait le Haut Conseil pour le climat, dans son rapport annuel de 2020.
Mais les changements à venir sont tels qu’ils peuvent menacer des cultures séculaires dans les prochaines décennies. Un péril pour l’image des régions. En Bretagne, les températures de 2022 ont abouti à une baisse d’environ 30 % des récoltes de deux productions emblématiques, l’oignon et l’artichaut. « Il y a de grandes interrogations et un impératif à défendre les agricultures de notre territoire, très liées aux prairies et donc aux ruminants, estime Loïg Chesnais-Girard, président de la région. Mon obsession est que la Bretagne ne devienne pas une terre 100 % céréalière, ou avec du maïs partout. Il faut rester sur une agriculture plurielle. Ça rimerait à quoi si on importait du lait plus carboné venu d’ailleurs ? »
En Normandie, pays de bocages tourné vers la mer, l’évolution du trait de côte inquiète. « On pourrait se dire que quelques degrés en plus sont une bonne chose pour le climat de notre région, mais on a déjà des endroits où les falaises s’effondrent », résume Hervé Morin, président de la région.
Lors de la canicule de l’été 2022, le président du conseil départemental de la Manche avait ainsi vanté, sur les plateaux de télévision, l’habituelle clémence de la météo dans sa zone. Mais l’élévation de la mer rend déjà urgente la question des relocalisations. A Quiberville (Seine-Maritime), le camping installé près de la plage a été déplacé sur les hauteurs de la commune, à plusieurs centaines de mètres. « On voit déjà les conséquences. Et si on ne veut pas construire des digues, il faudra mutualiser les coûts de relocalisation, car ce sera un chantier impossible pour les communes et les collectivités », prévient M. Morin.
Pour les régions, le réchauffement pose aussi le défi de l’attractivité, l’une de leurs grandes missions. Le climat peut devenir de plus en plus prépondérant dans les choix des entreprises et provoquer des migrations nouvelles au sein du pays. Depuis quelques années, les retraités, qui plébiscitaient la Côte d’Azur, se tournent vers l’Atlantique et la Manche. En 2022, Granville (Manche) et Biarritz (Pyrénées-Atlantiques) ont été élues villes où il faisait le mieux vivre pour les seniors, dans deux classements différents qui tenaient compte de l’ensoleillement.
« Si les gens changent leurs habitudes, leurs lieux de vacances, les acteurs s’adapteront, mais depuis le Covid, il y a une réflexion globale sur l’importance du cadre de vie, analyse Christophe Alaux, directeur de la chaire Attractivité et nouveau marketing territorial (université Aix-Marseille). Les grandes villes qui semblent être les perdantes de cette mobilité résidentielle ont pris conscience que si elles ne proposaient pas une meilleure qualité de vie avec des espaces verts, beaucoup de gens partiraient. »
A l’occasion d’une vaste étude, « Imageterr », qui montre une attraction pour le littoral atlantique, les villages et les villes moyennes, les responsables de la chaire ont aussi pu récupérer 4 500 verbatims. « Au moins 600 de ces entretiens évoquent le climat. En majorité pour chercher le soleil. Mais on voit monter en puissance, dans une cinquantaine de verbatims, les mots “tempéré”, “douceur”. Il y a clairement une préoccupation grandissante », conclut Christophe Alaux.
A l’image d’autres grandes métropoles, Paris a commandé une longue enquête à l’Organisation internationale pour les migrations. « Les migrations liées au changement climatique vont transformer le visage des villes dans un avenir proche. Certaines verront leur population augmenter en raison d’un exode rural, mais d’autres seront confrontées à un exode urbain », peut-on lire dans le rapport, et le manque d’espaces verts et la qualité de l’air sont parmi les trois principales raisons avancées pour quitter la capitale.
« La chaleur, les incendies, les moustiques… Beaucoup de facteurs peuvent entraîner une reconfiguration de la carte de France, estime Magali Reghezza-Zitt. Il y a déjà des endroits où on se demande s’il faut reconstruire après des catastrophes comme avec les tempêtes Alex ou Xynthia. Il pourra y avoir des déplacements à l’intérieur du pays et peut-être même des réflexions sur des logements provisoires où certains passeront une partie de l’année. En France, ça reposera la question des inégalités sociales avec ceux qui peuvent le faire, et les autres. »
Des évolutions qui obligent les régions à un grand écart : à la fois tenter de préserver ce qui fait la spécificité de leur histoire, tout en se projetant vers un futur climatique source de profonds changements. Pour les aider à s’adapter, Météo-France met ainsi à disposition des acteurs économiques et des élus plusieurs simulateurs, comme les plates-formes Drias-climat.fr ou Climadiag, pour voir quelle sera la situation climatique des territoires ou des communes à la fin du siècle. Le ministère de la transition écologique va aussi revoir son simulateur Explore 2070.
Finalement, l’idée est d’être capable de diviser la France en carrés de huit kilomètres sur huit. Car, en Nouvelle-Aquitaine, l’évolution climatique de Bayonne (Pyrénées-Atlantiques) n’aura rien à voir avec celle de Guéret, la préfecture de la Creuse. « Le monde dans cinquante ans sera différent partout, et le climat sera le facteur de changement le plus important, ne serait-ce que pour le tourisme, l’agriculture… Cela altérera les paysages et probablement les modes de vie », conclut le paléoclimatologue Jean Jouzel. S’adapter ou subir, un immense dilemme pour les vieilles régions françaises.