Terrasses chauffées : les villes invitées à en finir avec une « hérésie » climatique

Publié le par Le Monde via M.E.

Alors que Rennes interdit le chauffage des terrasses des bars et restaurants depuis le 1er janvier, d’autres métropoles, comme Paris, Lille ou Bordeaux privilégient la « concertation » avec les commerçants.

Terrasse chauffée-1, Grand Place, Lille (Photo M.E.)

Bastille, début d’année, début de soirée. Malgré le frimas, les terrasses des cafés sont quasiment pleines comme en été. Et pour cause, dans ce haut-lieu du Paris festif, elles sont toutes chauffées. Attablées sous un « parasol chauffant », quatre copines allument clope sur clope. « Plus elles sont chauffées, plus on kiffe », assure Noa. « On peut rester comme ça pendant des heures », confirme Ethel. Mais les lycéennes, pas exactement des émules de la militante suédoise Greta Thunberg, sont formelles : si la capitale suit le pas de Rennes, qui interdit le chauffage des terrasses depuis le 1er janvier, elles déserteront les troquets. « On arrêtera les cafés, mais on n’arrêtera pas de fumer. »

A la terrasse d’un autre établissement très prisé de la place, les serveurs renouvellent les bougies sur les tables soigneusement dressées. Une quinzaine de braseros au gaz (« c’est plus économique ») et de réglettes électriques tournent à plein régime. « La terrasse, c’est 80 % de notre chiffre d’affaires en hiver, témoigne Jean, qui dirige le service. L’interdiction du chauffage sera une catastrophe pour nous et les Parisiens, surtout les fumeurs. » Car Jean en est convaincu, c’est une question de mois : « Avec les municipales, [Anne] Hidalgo n’a pas voulu prendre de risque. Mais elle le fera après les élections, si elle est réélue. »

Pour l’heure, la Mairie de Paris s’est seulement engagée à intégrer la question à la concertation qu’elle promet de lancer entre 2020 et 2021 pour réviser le règlement des terrasses et permettre aux restaurateurs de trouver des alternatives. Lors du dernier Conseil de Paris, le 12 décembre 2019, Olivia Polski, adjointe au commerce et à l’artisanat, a rappelé « l’attachement de la maire de Paris à ces cafés dont les terrasses participent à l’image de Paris dans le monde entier ».

Elle répondait à un vœu déposé par le groupe écologiste visant à interdire les chauffages de terrasse. « Attendre 2022 avant de mettre fin à cette hérésie de chauffer dehors, ce n’est pas possible », s’étrangle Jacques Boutault, le maire (EELV) du 2arrondissement. La Ville de Paris est championne du monde du climat. Il faut qu’elle en donne quelques preuves. Beaucoup de touristes sont choqués de voir que le Qatar veut climatiser ses rues l’été et que nous, on chauffe en hiver pour un peu plus de confort. » L’élu écologiste a fait le calcul : en matière d’émissions de gaz à effet de serre, chauffer une terrasse de 12 m2 pendant une journée reviendrait, selon lui, à faire rouler un SUV pendant 350 km.

« Une gabegie énergétique »

D’après une étude de l’association négaWatt, la consommation d’une terrasse moyenne durant un hiver équivaut à la consommation annuelle en électricité de neuf familles, hors chauffage et eau chaude. D’après cette même enquête, une terrasse de 75 m2 équipée de cinq braseros au gaz rejetterait autant de dioxyde de carbone (CO2) au cours de l’hiver qu’une voiture neuve faisant trois fois le tour de la Terre (40 000 km), soit 13,7 tonnes émises dans l’atmosphère. Or, à Paris seulement, on estime que plus de 12 500 terrasses sont chauffées.

« Les terrasses chauffées constituent une gabegie énergétique et ont des impacts environnementaux colossaux alors qu’elles sont acceptées par tous », constate l’énergéticien Thierry Salomon, fondateur de l’association négaWatt et auteur de Changeons d’énergies - Transition, mode d’emploi (Actes Sud, 2013). Selon une étude réalisée en décembre 2019 par l’institut YouGov, plus de deux Français sur trois considèrent que les terrasses chauffées représentent une importante déperdition d’énergie, mais seulement un sur trois se dit « favorable » à leur interdiction.

Dans la capitale, les écologistes ont déjà tenté à trois reprises de l’obtenir : en 2007, 2008 et 2011. En 2011, le chauffage au gaz avait été interdit. Mais l’interdiction a été annulée deux ans plus tard par le tribunal administratif de Paris, après un recours du Syndicat national des hôteliers, restaurateurs, cafetiers et traiteurs et du Comité français du butane et du propane (CFBP), au motif de « ne pas disposer d’élément permettant de justifier un traitement différencié entre les dispositifs de chauffage au gaz et à l’électricité » par rapport aux « impératifs de développement durable ».

Terrasse chauffée-2, Grand Place, Lille (Photo M.E.)

La ville de Lille, qui avait pris un arrêté interdisant les dispositifs de chauffage au gaz la même année, a connu un sort identique. Saisi par le CFBP et l’Association française du gaz, le tribunal administratif de Lille invoquait, dans sa décision de 2016, « une atteinte injustifiée au principe de liberté du commerce ». « Echaudée par cette expérience », la ville entend adopter « une stratégie différente », explique Jacques Richir, adjoint chargé de l’espace public. Plutôt qu’une « interdiction pure et dure », la ville mise, comme Paris, sur la « concertation avec les commerçants », précise l’élu. Si les établissements ne semblent « a priori pas favorables à cette interdiction », M. Richir évoque, dans un premier temps, « une démarche de volontariat ». Une réunion sur le sujet doit se tenir après les élections municipales de mars.

Constatant « une évolution des mentalités sur les questions écologiques », la ville de Bordeaux mise également sur la « concertation ». « On ne veut pas quelque chose de punitif mais de concerté, qui ne mettrait pas à mal leur activité », insiste Maribel Bernard, adjointe chargée du commerce et de l’artisanat, rappelant « une année éprouvante », marquée par une forte mobilisation des « gilets jaunes ».

Couvertures à Thonon-les-Bains

A l’instar de la ville de Rennes, qui a reçu l’assentiment des syndicats de la restauration pour interdire les terrasses chauffées, la municipalité d’Angers assure avoir reçu « un accueil réceptif » des commerçants, avec lesquels le sujet a été abordé en décembre. « Il y a une volonté d’être accompagné », précise Karine Engel, adjointe chargée du commerce dans cette ville de 151 000 habitants, comptant plus de 130 terrasses chauffées.

Mais tous les élus butent sur le même écueil : quelle alternative au « parasol chauffant » ? Faut-il construire des terrasses plus hermétiques ? Instaurer une période restreinte pour l’utilisation des braseros ? Changer de type de chauffage ? Selon l’énergéticien Thierry Salomon, « chauffer dehors implique forcément de polluer ». Contrairement aux ampoules incandescentes, comme les LED, qui permettent de réduire par dix la consommation d’électricité, « il n’y a pas d’alternative non polluante au chauffage en terrasse quel que soit le mode d’alimentation », assure le spécialiste.

Dans la ville de Thonon-les-Bains (Haute-Savoie), qui interdit les dispositifs chauffants depuis 2012, une solution simple a été retenue : les couvertures. C’est d’ailleurs l’alternative adoptée dans de nombreux pays aux températures moins clémentes qu’en France, comme l’Allemagne, le Danemark ou la Suède.

Si la simplicité de la solution pourrait prêter à sourire, elle participe d’un changement vers une politique générale d’écologie urbaine. « Il faut que les villes montrent l’exemple, sinon les citoyens ne s’engageront pas dans cette transition écologique », estime M. Salomon. Il invite les municipalités à réfléchir à « l’ensemble des consommations aberrantes en milieu urbain », comme les vitrines éclairées la nuit ou les écrans vidéo qui peuplent les lieux publics.

L’élu de Lille, M. Richir, lui, appelle « ceux qui font les lois » à donner cette impulsion : « Nos arrêtés risquent d’être retoqués, c’est à l’Etat d’adopter une réglementation nationale pour interdire les terrasses chauffées. »

Source : https://www.lemonde.fr/planete/article/2020/01/11/terrasses-chauffees-les-villes-invitees-a-en-finir-avec-une-heresie-climatique_6025539_3244.html

 

Publié dans Climat, Energie, Gouvernance

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