Bisphénol A : des substituts tout aussi problématiques

Publié le par Pour la science viaM.E.

Une équipe de l’Institut de recherche en santé, environnement et travail (IRSET), à Rennes, a mené une vaste étude sur la nocivité des substituts du bisphénol A chez le poisson-zèbre. Ces composés se sont révélés être, comme le bisphénol A, des perturbateurs endocriniens. Pascal Coumailleau, l’un des auteurs de ces travaux, commente ces résultats.

En France, le bisphénol A est interdit dans tous les contenants alimentaires. Mais ses substituts sont-ils inoffensifs ? © Take Photo / Shutterstock
Qu’est-ce que le bisphénol A ?

Il s’agit d’un composé organique de la famille des molécules aromatiques. Il se caractérise par la présence de deux groupes phénols. Depuis les années 1960, l’industrie du plastique l’utilise en grandes quantités sous la forme de polycarbonate, pour ses nombreuses qualités : transparence, légèreté et résistance aux chocs mécaniques. Il sert à la fabrication des biberons, des films à l’intérieur des canettes et des boîtes de conserve, etc. On le retrouve aussi dans les lunettes de soleil, les CD ou les films thermosensibles des tickets de caisse.

Quel problème pose-t-il ?

La structure moléculaire du bisphénol A est assez proche de celle des œstrogènes, des hormones sexuelles. À cause de cette similarité, ce composé A a un comportement "hormonomimétique" : il se fixe sur le récepteur des œstrogènes et perturbe cette voie de signalisation hormonale. C’est ce que l’on nomme un « perturbateur endocrinien ». Or les hormones agissent même en très faibles quantités. Il suffit donc d’une faible concentration de bisphénol A pour constater des effets.

Les principales voies de contamination se font par le toucher, avec les tickets de caisse notamment, ou par ingestion quand les aliments sont conservés dans des récipients contenant du bisphénol A. C’est pourquoi il ne faut pas réchauffer des aliments dans des plats en plastique ou laisser une bouteille d’eau minérale au soleil. La température favorise la diffusion de ces molécules depuis le plastique vers les aliments. Mais ces derniers peuvent aussi être contaminés en amont dans la chaîne alimentaire. On estime que la production mondiale de bisphénol A avoisine 3 millions de tonnes par an. On retrouve le bisphénol partout dans l’environnement, dans les sédiments, les cours d’eau et l’eau potable. Le bisphénol A serait également inhalé avec les poussières.

Quelles sont les conséquences de l’exposition au bisphénol A ?

Cette molécule a été très étudiée. Elle semble associée, entre autres, à certains diabètes, à des maladies cardiovasculaires, à des problèmes hépatiques ou thyroïdiens, ou encore au cancer du sein. Ses effets de perturbateur endocrinien seraient particulièrement sensibles lors du développement embryonnaire et fœtal avec des conséquences sur le développement des organes sexuels mâles et femelles, mais aussi du cerveau et du comportement reproducteur.

Quelle est la réaction des autorités de santé face à ce risque ?

En 2012, l’ANSES (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail) a publié un rapport mettant en évidence les dangers du bisphénol A. Cela a conduit, en France, à une loi qui a interdit l’usage de ce composé dans les contenants alimentaires pour bébés dès 2013 et pour tous les autres à partir de 2015. La France est le seul pays qui a ainsi interdit l’utilisation de ce produit. Même si l’Europe, le Canada et les États-Unis incitent les industriels à trouver d’autres solutions, le bisphénol A n’y est pas encore totalement interdit. En 2017, l’Agence européenne des produits chimiques a ajouté le bisphénol A dans la liste des « substances extrêmement préoccupantes » du règlement REACH (« Enregistrement, évaluation et autorisation des produits chimiques »).

Par quoi peut-on remplacer le bisphénol A ?

À l’heure actuelle, les substituts proposés et connus sont tous des dérivés de la famille des bisphénols. C’est-à-dire qu’ils présentent aussi deux fonctions phénols et restent donc très proches, par leur structure moléculaire, des œstrogènes. Ainsi, quand vous voyez un emballage mentionnant « sans bisphénol », il faut comprendre sans bisphénol A. Les substituts les plus utilisés sont les bisphénols S, F ou encore AF.

Quel est leur impact sur la santé ?

Ces composés ont été beaucoup moins étudiés que le bisphénol A. Des travaux ont principalement été menés in vitro. Cette approche est intéressante pour cibler un type particulier de cellules ou pour identifier précisément un mécanisme. Mais elle ne rend pas compte de la complexité d’un organisme entier. Quelques expériences ont été réalisées ex vivo, notamment, en 2015, celle menée par Soria Eladak, de l’Université Paris-Diderot, et ses collègues, sur des testicules humains isolés et mis en culture. Les chercheurs ont constaté une perturbation de la production hormonale.

En 2015, chez le poisson-zèbre, un animal modèle pour étudier entre autres l’impact des perturbateurs endocriniens, Cassandra Kinch, de l’université de Calgary, au Canada, et ses collègues ont comparé les bisphénols A et S à de très faibles doses, bien inférieures aux concentrations environnementales. Les chercheurs ont observé une neurogenèse précoce et une hyperactivité chez les poissons, signe d’anxiété. Mais il est très difficile de comparer ce résultat à des études menées à des doses environnementales. Le bisphénol a l’inconvénient de ne pas avoir un comportement monotone : l’effet n’est pas proportionnel à la dose. On peut avoir des perturbations manifestes à très faible dose et pas du tout à plus forte concentration.

Quand nous avons lancé notre étude il y a trois ans, il y avait donc déjà des indices d’effets perturbateurs de ces autres types de bisphénols. Notre objectif était d’avoir une vision globale de la situation, de comparer le bisphénol A, non pas à un, mais à quatre substituts, les bisphénols S, F, AF et AP. Dans un rapport de l’ANSES, il était suggéré que ce dernier présentait peut-être moins d’effets œstrogéniques, à cause d’une structure moléculaire assez différente.

Comment avez-vous étudié ces substituts ?

Nous avons effectué des tests sur des poissons-zèbres et nous avons examiné plusieurs paramètres. Les premiers, les plus évidents, sont la mortalité et le moment précis d’éclosion. Une femelle pond en moyenne cinq cents œufs, ce qui permet d’évaluer de façon robuste ces paramètres. Nous n’avons pas observé de mortalité liée aux perturbateurs endocriniens, ce qui était attendu. Les doses que nous avons utilisées sont modérées et les perturbateurs n’induisent en général pas une mortalité immédiate (contrairement aux molécules dites « toxiques ») : leurs effets se manifestent plus tard et peuvent éventuellement favoriser le développement de certaines maladies.

Nous avons aussi recherché des anomalies de développement. Par exemple, soumis à certains produits dits « tératogènes », les poissons développent parfois des yeux plus petits ou des malformations musculaires, etc. Comme pour la mortalité, nous n’avons pas observé de telles anomalies. Nous sommes sur des effets qui sont beaucoup plus fins.

Concernant le développement global des larves, nous regardons le moment précis d’éclosion, c’est-à-dire quand les larves se débarrassent de l’enveloppe de leur œuf, nommée « chorion ». Cela se produit en général entre le troisième et le quatrième jour après la ponte. Or on sait que certains xénobiotiques (substances d’origine externe à l’organisme) accélèrent ou ralentissent légèrement le développement. Grâce à une observation régulière des larves, on mesure facilement cet effet. Or tous les types de bisphénols étudiés accélèrent le développement : 55 heures après la fécondation, on passe de 15 % d’éclosion en moyenne à 40 % en présence de bisphénols. Ce n’est pas sans conséquence à plus long terme.

Vous avez aussi examiné la production d’aromatase B. De quoi s’agit-il ?

Les poissons produisent deux types de cette enzyme, l’aromatase A dans les gonades et l’aromatase B dans le cerveau. Les mammifères n’en possèdent qu’un seul type. Cette protéine est particulièrement intéressante dans le contexte de la perturbation hormonale des œstrogènes, car elle assure la conversion de la testostérone en œstradiol (une hormone de la famille des œstrogènes). Elle joue donc un rôle essentiel pour maintenir l’équilibre entre ces deux hormones dans l’organisme, notamment dans le cerveau. Une perturbation de cet équilibre a des conséquences nettes sur le développement des organes génitaux reproducteurs, sur celui du cerveau et sur le comportement reproducteur.

En outre, chez le poisson, le gène qui code cette protéine est une cible d’activation des œstrogènes (ce n’est pas le cas chez les mammifères). Lorsque l’œstradiol se lie à son récepteur, le complexe formé se fixe sur l’ADN et active plusieurs gènes, dont celui de l’aromatase B. Cette enzyme est donc un très bon indicateur d’une exposition à des œstrogènes.

Nous avons développé des lignées de poissons-zèbres qui produisent une protéine fluorescente (la GFP, ou green fluorescent protein) quand le gène de l’aromatase B est activé : le cerveau émet alors une lumière verte signalant cette activation. Chez la larve non exposée au bisphénol, le gène n’est pas activé et le cerveau n’émet pas de fluorescence. Mais l’activation est très nette pour les bisphénols S, F et surtout AF. Ces bisphénols ont donc une activité œstrogénique très nette.

Nous avons également examiné le développement du cerveau dans certaines régions de l’hypothalamus des poissons-zèbres. Nous n’avons pas constaté de perturbations dans le taux de division cellulaire et de différenciation des neurones. Il faudrait cependant poursuivre cette piste en regardant plus précisément chaque type de neurones, des travaux que nous avons déjà commencés.

Enfin, comme nous voulions avoir une vision assez globale des conséquences possibles, nous avons aussi suivi le comportement locomoteur des animaux. Contrairement à l’étude canadienne réalisée à très faible dose qui observait une hyperactivité pour des embryons exposés au bisphénol A ou S, nous avons constaté une "hypoactivité" significative pour le bisphénol AF à des doses modérées (légèrement au-dessus des doses environnementales qui se situent en général entre 10-7 et 10-8 mole par litre, en fonction des milieux).

Quelles conclusions tirez-vous de cette étude ?

Chez le poisson-zèbre, les signes d’une perturbation hormonale, ainsi que développemental et comportemental, sont manifestes. Cela nous pousse à conclure qu’il ne faudrait pas utiliser ces bisphénols comme substituts du bisphénol A. Il semble clair qu’il est impératif de se tourner vers d’autres molécules de remplacement. Reste à trouver lesquelles…

Source : https://www.pourlascience.fr/sd/biochimie/bisphenol-a-des-substituts-tout-aussi-problematiques-19850.php

Pour en savoir plus sur les perturbateurs endocriniens, lire ce dossier : http://www.vigieecolo.fr/2019/05/les-perturbateurs-endocriniens.html

 

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