La révolution silencieuse du courant continu
Le courant alternatif, dominant depuis la fin du XIX e siècle, va perdre sa suprématie. La montée en puissance des énergies renouvelables marque la revanche du courant continu.
Le courant continu promet des économies dès l'installation puisque son réseau ne nécessite que deux fils, contre trois ou quatre pour le courant alternatif.
Wave, le bâtiment qui héberge la direction régionale de Vinci Energies à Lille, ressemble à des dizaines d'immeubles de bureaux contemporains. Avec des LED à tous les étages et l'absence d'interrupteurs, puisque l'éclairage est piloté grâce à des capteurs de mouvements.
Un détail est plus inhabituel : la présence dans toutes les pièces de multiples prises murales USB-C destinées à connecter ordinateurs et autres smartphones. Pour cause. Inauguré la semaine dernière, le bâtiment, qui tire une partie de son énergie de panneaux photovoltaïques, fonctionne avec un réseau en courant continu.
Une première en France, qui illustre la montée en puissance du courant continu face au courant alternatif. « Ce qui se passe dans le monde de l'électricité est à la mesure de la transformation vécue par la téléphonie avec l'arrivée du mobile. La transition sera plus lente mais de même ampleur », analyse Thierry Lopez de Arias, vice-président « electrical protection & control » de Mersen, l'ex-Carbone Lorraine .
Le courant continu promet des économies dès l'installation puisque son réseau ne nécessite que deux fils, contre trois ou quatre pour le courant alternatif. Ces gains sur le câblage permettent d'envisager des économies sur les nouvelles infrastructures d'environ 15 %, estime Thierry Lopez de Arias.
Le courant continu sera aussi plus économique à l'usage. « Une bonne partie de nos objets du quotidien, comme les LED, les batteries d'ordinateurs ou celles des voitures électriques , fonctionnent avec du courant continu, comme celui produit par les panneaux photovoltaïques. Il devient dès lors paradoxal et énergivore de convertir le courant à deux reprises : du continu vers l'alternatif puis de nouveau vers le continu pour alimenter ces objets », insiste Emmanuel Dunat, directeur général de l'activité Vinci Energies Building Solutions en région Nord. Ces économies, qui pourraient s'élever à plus de 20 %, « seront précisées au bout de six mois d'expérimentation », précise-t-on chez Vinci Energies.
Les enjeux vont au-delà de simples économies. L'histoire remonte à la fin du XIXe siècle, quand le courant alternatif, promu par Nikola Tesla, s'impose face au courant continu, défendu par Thomas Edison. « A l'époque, les transformateurs qui permettent d'ajuster le niveau de tension pour transporter et distribuer en courant alternatif de la puissance sur de longues distances n'ont pas d'équivalent en courant continu. C'est la principale raison de la défaite de Thomas Edison dans ce qu'on a appelé "la guerre des courants" », explique Jean-Luc Thomas, professeur au Conservatoire national des arts et métiers.
Le paysage change dans les années 1990 avec l'apparition de l'électronique de puissance, qui permet d'adapter le voltage du courant continu et de le transporter sur de longues distances. A tel point que, désormais, cette technologie est privilégiée pour le transport du courant haute tension sur longue distance.
Certaines lignes de chemin de fer fonctionnent, elles aussi, avec du courant continu. Mais pas les lignes de TGV, qui exigent de trop fortes puissances. Et si les ordinateurs fonctionnent en courant continu, c'est aussi le cas d'une partie des Data Centers.
Il n'y aura pourtant pas de grand soir du courant continu, au regard de l'importance des infrastructures développées depuis plus d'un siècle autour du courant alternatif, estime Thierry Lopez de Arias. « Le courant continu ne représente aujourd'hui que très peu de choses. Il va s'étendre très progressivement car il facilite la transition énergétique, en particulier vers le solaire photovoltaïque et l'éolien. »
On devrait ainsi voir fleurir des « micro-grids », ces réseaux électriques indépendants, avec ou sans connexion au réseau principal, à l'échelle des maisons, des immeubles et des quartiers. Notamment dans les pays du Sud dont les réseaux en courant alternatif sont moins développés.
En France, Enedis recense déjà plus de 490.000 autoconsommateurs, notamment des foyers utilisant l'électricité photovoltaïque produite par leurs panneaux solaires. Aujourd'hui, cette électricité passe dans un onduleur qui la transforme en courant alternatif. Dans l'avenir, une partie des logements se convertiront sans doute au courant continu.
« L'intérêt du continu est de permettre un pilotage très fin de l'installation en optimisant la consommation de chaque appareil. Dans l'avenir, on peut imaginer que non seulement la vitesse de recharge de la voiture électrique se fera en fonction de la puissance disponible, mais sera généralisée à tous les usages du bâtiment comme la pompe à chaleur ou les cycles du lave-vaisselle », explique Yannick Neyret, président de CurrentOS Foundation.
On devrait également voir des immeubles ou des quartiers entiers être câblés en courant continu pour recevoir directement l'électricité de leurs panneaux solaires. La Chine affiche de grandes ambitions dans ce domaine. Aux Etats-Unis, deux projets menés par Emera Technologies au Nouveau-Mexique et en Floride vont relier plusieurs dizaines de maisons en courant continu afin d'être alimentées en direct par la mini-ferme solaire voisine.
En France, Enedis réfléchit même à franchir le pas en distribuant du courant continu. « Si demain une maison ou un bâtiment a besoin de courant continu, cela aurait du sens qu'Enedis, en tant que gestionnaire du réseau de distribution, s'en charge. Il ne s'agirait évidemment pas de construire un réseau parallèle mais d'insérer un convertisseur du courant alternatif en continu, au plus près du point de livraison, en cherchant à mutualiser ce dispositif de conversion avec d'autres clients », explique Jean Pompée, chef du département « smart grid » à la direction technique d'Enedis.
L'entreprise espère bien donner naissance à un premier démonstrateur d'ici fin 2024. Il s'agira d'une expérience qui devra faire l'objet d'une dérogation réglementaire, ne serait-ce que pour comptabiliser la vente du courant continu, ce qui n'a jamais été envisagé. L'Europe regarde aussi le sujet avec intérêt puisqu'elle a financé à hauteur de 80 % le projet Shift2DC (11,3 millions d'euros) lancé en fin d'année dernière, auquel participent entre autres EDF, Schneider et Nexans . Un projet qui vise à développer des projets impliquant le courant continu dans des bâtiments, les Data Centers mais aussi l'industrie et les ports.
Puis il faudra surtout que les industriels se mettent d'accord sur des normes et des standards qui n'existent pas aujourd'hui. Qu'il s'agisse de ne pas mettre en danger les utilisateurs, de la sécurité incendie à la gestion des pannes. Il faudra aussi définir la prise qui alimentera des appareils en courant continu ; prise qui n'existe pas aujourd'hui.
La N470 est certainement l'autoroute la plus verte des Pays-Bas. C'est aussi la première infrastructure routière utilisant un réseau électrique en courant continu.
Sur 4,7 kilomètres, les murs antibruit, parsemés de panneaux photovoltaïques, fournissent 75 MWh de courant chaque année, soit l'équivalent de la consommation de 26 foyers. Grâce au réseau en courant continu, cette énergie alimente directement 332 lampadaires et 225 feux de signalisation.
Au-delà des économies d'énergie, le recours à un réseau en courant continu permet aux autorités locales, qui gèrent cette autoroute, d'être quasiment indépendantes du réseau électrique public proche de la saturation aux Pays-Bas.
1 000 gigawatts, c'est la capacité photovoltaïque installée dans le monde (en 2022) qui représente un tiers des énergies renouvelables et 12 % de la capacité totale de production d'électricité selon l'Agence internationale pour les énergies renouvelables.
1 300 TWh ont été produits en 2022 grâce au photovoltaïque (+26 %), dépassant pour la première fois l'électricité éolienne.
500 milliards de dollars devraient être investis dans le solaire photovoltaïque en 2024 (contre 480 milliards de dollars en 2023), soit davantage que dans toutes les autres formes d'énergies, selon l'Agence internationale de l'énergie.
50 % de l'électricité produite dans le monde pourraient provenir des énergies renouvelables en 2030 (estimation Bloomberg New Energy Outlook 2024).