Environnement : sauver les sols pour sauver la Terre
Appauvris par des décennies d'agriculture intensive, les sols perdent leurs capacités de stockage du carbone et de rétention des eaux. Aujourd'hui, les initiatives se multiplient pour régénérer des terres victimes d'un modèle agricole à bout de souffle.
Situé en plein coeur du domaine de l'INRAE d'Orléans, l'édifice a, en partie, été construit avec la terre issue des fondations. A l'aide de la technique ancestrale du pisé. Peu courant en France. Coquetterie d'architecte ? Loin de là. Car ce bâtiment de plain-pied, à la fois sobre et élégant, a vocation depuis son inauguration en 2016 à conserver un patrimoine un peu particulier, qui fait sens avec ce mode de construction : des échantillons de sols. Aujourd'hui, les 8 km d'étagères du Conservatoire européen des échantillons de sols (CEES) en abritent plusieurs dizaines de milliers. Tous géo-référencés.
Pourquoi archiver des sols, pourrait-on s'interroger ? Parce qu'on commence à réaliser que les précieux services qu'ils nous rendent, comme le stockage du carbone ou la rétention des eaux de pluie, sont menacés. Car ils sont mis à mal par les activités humaines qui disloquent leur étonnante et souvent insoupçonnée richesse. On ne se l'imagine pas, mais 25 % de la biodiversité du globe se cache sous la terre que nous foulons. Un véritable capital vivant qu'il faut, à l'image du microbiote humain, apprendre à protéger ! Ce qui suppose de le connaître et de l'étudier.
« Chaque jour, le conservatoire reçoit une cinquantaine de kilos de terre », explique Antonio Bispo, directeur de l'unité de recherche Info & Sol à l'INRAE d'Orléans. La majorité des échantillons archivés proviennent des deux grandes campagnes de prélèvements réalisées sur 2.200 parcelles. Dont la dernière, toujours en cours, doit se poursuivre jusqu'en 2027. « Les échantillons prélevés sont traités et tamisés à la main au CEES, précise Antonio Bispo. Puis une partie est envoyée aux différents laboratoires de l'INRAE pour analyse. »
La pédothèque du Conservatoire européen des sols (CEES), riche de dizaines de milliers d'échantillons, à l'Inrae d'Orléans, le 3 mai 2024.
Encore rare en Europe, ce dispositif a permis à la France de disposer dès 2011 d'une première cartographie de l'état de ses sols, révélant un écosystème d'une grande complexité. On a coutume de dire qu'il faut entre 200 et plusieurs milliers d'années pour fabriquer 1 cm de sol.
De fait, la terre est composée d'un mélange d'éléments minéraux (sables, limons, argiles, graviers, cailloux…) et organiques dont une forte proportion est issue de la décomposition de végétaux et d'animaux. Et qui forme ce qu'on appelle l'humus, où l'on retrouve des particules chimiques comme le carbone, l'azote, le phosphore, le soufre et des oligo-éléments comme le calcium ou le sélénium.
Mais le sol est aussi habité par d'innombrables organismes vivants. Selon le substrat, chaque gramme de terre contient jusqu'à 1 milliard de bactéries et 1 million de champignons, mais aussi d'innombrables virus, protistes, nématodes…
Ils cohabitent avec toute une mésofaune, encore très mal répertoriée, dont la taille avoisine le millimètre, comme les collemboles, les tardigrades ou les acariens… Ainsi qu'une macrofaune formée par les mille-pattes, les termites, les fourmis et surtout les vers de terre, considérés comme les ingénieurs du sol. La terre sous nos pieds est donc le résultat de processus physico-chimiques et biologiques très intriqués. Dont on est loin d'avoir mis en évidence tous les ressorts.
Le Conservatoire des sols d'Orléans reçoit chaque jour une cinquantaine de kilos de terre. Ici, un échantillon de brunisol, sol typiques des forêts feuillues
On sait pourtant avec certitude que l'agriculture intensive a fortement altéré la qualité de nos sols. L'an dernier, une étude de l'Observatoire européen des sols réalisée sur une quinzaine d'indicateurs comme la pollution, l'érosion, la perte de carbone ou de biodiversité a révélé que 61 % du panel était dégradé.
Dans la foulée, une autre étude menée à l'échelle française a démontré que 98 % des 30 sites analysés contenaient au moins un pesticide . Au total, ce sont 67 molécules différentes qui ont été retrouvées, majoritairement des fongicides et des herbicides. « Dont certains sont interdits depuis des années », dénonce le microbiologiste Marc-André Selosse.
Mais ce chercheur, auteur d'une histoire naturelle des sols (« L'Origine du monde », chez Actes Sud) pointe aussi l'effet délétère des engrais de synthèse azotés avec lesquels on a biberonné l'agriculture conventionnelle depuis des décennies. « Grâce à ces intrants minéraux, la plante n'a plus besoin d'interagir avec les champignons mycorhiziens du sol qui, en temps normal, vont lui faire les courses via leur réseau de mycélium et lui échangent des éléments nutritifs contre des sucres », explique le scientifique.
Est-ce si grave, après tout ? « Oui, affirme Marc André Selosse, car en entrant en symbiose avec les racines de la plante via leurs filaments, ces champignons les protègent aussi des agresseurs. » Leur absence doit donc être compensée par toujours plus de produits phytosanitaires de synthèse. Même inflation pour les fertilisants. « Pour obtenir la même quantité de céréales, il faut apporter quatre fois plus d'engrais azotés qu'il y a un siècle », alerte Jean-Pierre Sarthou, enseignant-chercheur à Agro-Toulouse (INP-ENSAT).
François Mandin, président de l'Association pour une agriculture durable (Apad), sur son exploitation, dans le sud de la Vendée.
L'appauvrissement des sol est aussi responsable de leur tassement. « Si la matière organique fait défaut, la porosité de surface est altérée, les sols deviennent lisses, l'eau ne s'infiltre plus et lorsqu'il pleut elle ruisselle, favorisant l'érosion, explique Jean-Pierre Sarthou. Après un épisode orageux, ce sont plusieurs dizaines de tonnes à l'hectare qui peuvent ainsi s'en aller. »
Mis en place après la Seconde Guerre mondiale, à un moment où il fallait augmenter les rendements pour nourrir la planète, notre modèle agricole est aujourd'hui, aux yeux de beaucoup, à bout de souffle. « La productivité plafonne et les coûts d'exploitation augmentent, analyse le professeur de l'ENSAT. Or cette augmentation des charges est due en partie à l'appauvrissement des sols qui, selon la météo, sont soit imbibés soit compactés. Aujourd'hui, pour passer la même charrue, il faut des tracteurs 25 % plus puissants. »
François Mandin montre, grâce à un « slake test », que la terre cultivée selon les principes de la conservation des sols (pot de gauche) ne se désagrège pas dans l'eau : elle résistera donc mieux aux fortes pluies.
La solution ? « Remettre de l'agronomie dans le métier d'agriculteur », avance Claire Chenu, directrice de recherche à l'INRAE et professeure à AgroParisTech. Autrement dit, inciter à prendre soin de la vie des sols en la remettant au coeur de l'exploitation. Un vrai changement de paradigme. Car, jusqu'à aujourd'hui, ils ont surtout été vus comme de simples supports à amender. « Bien qu'il y ait encore beaucoup de chercheurs qui ne démordent pas du modèle intensif, la communauté scientifique s'est saisie du sujet et tente de le faire avancer », se réjouit Marc-André Selosse. Mais, du côté des exploitants, il y a encore beaucoup de résistances.
Comment les embarquer ? « Il faut arriver à leur prouver que c'est plus rentable pour eux de changer de modèle et de se mettre à faire de l'agriculture durable », affirme Jean-Christophe Girondin-Pompière, fondateur de la plateforme AgroLeague qui se fait fort d'accompagner les exploitants dans cette transition. Mais vers quel modèle ? Tous en agriculture bio ? Souhaitable mais peu réaliste. Le récent retour de boomerang subi, dans un contexte de crise du pouvoir d'achat, par les exploitants qui avaient franchi le Rubicon, montre les limites du modèle. Sans compter que, sur un plan purement agronomique, on doit aussi rappeler quelques vérités contre-intuitives.
Un lombric, vers essentiel pour la santé du sol, sur l'exploitation de François Mandin.
De fait, si, pour la préservation de la santé humaine, la culture bio fait sans doute figure de nec plus ultra, pour la vie des sols, ce n'est pas nécessairement ce qu'il y a de mieux. Car n'ayant pas droit aux herbicides, les exploitants bios doivent labourer leurs champs, au moins superficiellement, avant de semer. Sans cela, les mauvaises herbes occupent toute la place. Or, il faut le savoir, le labour est une autre grande cause de destruction de la vie des sols. « Non seulement il brise les réseaux de mycélium des champignons, mais en aérant les sols il apporte de l'oxygène aux bactéries qui vont alors consommer plus de matière organique, indispensable à leur porosité et leur fertilité », explique Marc-André Selosse.
Passé en bio récemment, Denis Laizé, exploitant dans le Maine-et-Loire et président de la FDSEA locale, a pu constater, de visu, cette perte de biodiversité grâce à un test rudimentaire pour compter les vers de terre consistant à verser un mélange d'eau et de moutarde sur 1 m2 de sol.
Une potion irritante qui les fait remonter à la surface. « Aujourd'hui, j'en ai quatre fois moins qu'avant », assure-t-il. Précisons « qu'avant » cet exploitant n'était pas en agriculture conventionnelle mais en agriculture dite de conservation des sol (ACS). Un modèle qui commence à avoir le vent en poupe. Car il ferait figure de meilleur compromis possible entre les besoins de rendement et la régénération des sols.
François Mandin montre un plant de féverole, plante fourragère qui a la particularité de fixer l'azote dans le sol grâce à ses racines.
La suite sur le site des Echos https://www.lesechos.fr/weekend/business-story/environnement-sauver-les-sols-pour-sauver-la-terre-2095102