Enfants et écrans, le gouvernement sommé de réagir
L’addiction de toute une génération d’enfants aux écrans est devenue un problème de santé publique. Alertés par les parents, les élus commencent à se saisir du problème, mais font face au cynisme des industriels du secteur.
L'addiction aux smartphones a des conséquences délétères pour la santé des enfants et adolescents, notamment sur leur sommeil.
Des maires qui interdisent le smartphone dans l’espace public et aux abords des écoles, des experts qui condamnent « la marchandisation des enfants » par les industriels du numérique, des groupes de parents qui s’organisent pour ne pas céder aux pressions sociétales et ne pas acheter de téléphone à leurs enfants, une ancienne ministre qui ouvre le débat sur un rationnement d’internet, des internautes qui se désabonnent en masse de réseaux sociaux jugés toxiques…
Indéniablement, il se passe quelque chose sur le front technocritique depuis quelques mois. Un léger frémissement, un surcroît de résistance face à la « submersion numérique ». Alors que l’intelligence artificielle gagne du terrain, que la 5G s’impose en force et que la majorité de la population passe un temps toujours plus important devant les écrans, une prise de conscience des dégâts de notre addiction émerge.
Même les pouvoirs politiques, prompts à vanter la dématérialisation des services publics ou à se mettre en scène sur TikTok se rendent compte du problème.
Dans une conférence de presse, le 16 janvier, Emmanuel Macron critiquait les dangers de la surexposition des jeunes enfants aux « écrans qui, trop souvent, enferment là où ils devraient libérer ». Son Premier ministre, Gabriel Attal, évoquait quant à lui « une catastrophe sanitaire et éducative en puissance ». Faut-il voir dans ces discours de simples éléments de langage ou les prémisses d’un changement ?
Dans un rapport commandé par le chef de l’État, rendu public en avril, une dizaine d’experts haussent, eux aussi, le ton. « Ce qui fait la richesse d’une nation, c’est sa jeunesse, et la nôtre n’est pas à vendre », écrivent-ils. Après une centaine d’auditions, leur analyse est sans appel. « La commission a été bousculée par les constats qu’elle a eu à faire sur les stratégies de captation de l’attention des enfants, où tous les biais cognitifs sont utilisés pour enfermer les enfants sur leurs écrans, les contrôler, les réengager, les monétiser », décrivent-ils, comparant l’industrie du numérique à celle du tabac ou de l’alcool, avec ses milliards d’euros de bénéfices.
Ils dénoncent la fabrique du doute organisée par les professionnels pour éviter toute régulation du secteur. Les chercheurs préconisent de limiter au maximum l’exposition aux écrans des enfants de moins 6 ans, d’attendre 11 ans pour un téléphone portable et 13 ans pour un smartphone avec un accès à internet.
« L’outil numérique n’est pas neutre »
« Au cours de notre recherche, nous avons été choqués par le cynisme des industriels, des concepteurs de réseaux sociaux, des jeux en ligne jusqu’aux fournisseurs d’accès. Tous se renvoyaient la balle et affirmaient que ce n’était pas de leur responsabilité », confie à Reporterre, la neurologue Servane Mouton, coprésidente de la mission. La médecin insiste, au contraire, sur l’aspect « systémique » du problème.
« Comme pour les enjeux alimentaires ou l’obésité, ce n’est pas simplement une question de comportements individuels, mais un problème de réglementation. Un consensus scientifique se dégage sur les conséquences néfastes des écrans sur plusieurs aspects de la santé somatique des enfants et des adolescents : le sommeil, la vision, la sédentarité. Il est temps d’agir », plaide-t-elle.
Il est vrai que les rapports s’accumulent sur le sujet, tous plus alarmants les uns que les autres. Selon l’Agence nationale de sécurité sanitaire (ANSES), les seuils sanitaires préconisés sont largement dépassés. La grande majorité des enfants passent plus de temps devant les écrans qu’en classe, au détriment de leur santé physique et mentale, de leur développement, de leur bien-être, ou de leur réussite scolaire.
En vingt-cinq ans, les adolescents Français ont perdu cinquante minutes de sommeil par nuit. Ils consacrent dix fois plus de temps aux écrans qu’à lire des livres. Les 4-18 ans passent en moyenne près de deux heures par jour sur TikTok, une augmentation de 50 % par rapport à 2022.
« C’est terrible de voir une génération se déconnecter ainsi du réel »
« Ce n’est pas qu’une question de bons ou de mauvais usages, souligne Servane Mouton. L’outil numérique, en soi, n’est pas neutre. C’est une technologie issue du monde militaire, avec des procédés addictogènes et des logiques de surveillance. »
Face à ces nouveaux acteurs, la commission dit avoir trouvé des « parents déboussolés », des « acteurs publics démunis ». « C’est terrible de voir une génération se déconnecter ainsi du réel alors qu’on a jamais eu autant besoin d’en prendre soin. Au lieu de réhabiter le monde différemment, on le fuit dans une réalité virtuelle. C’est une réflexion globale sur notre société que nous devons avoir », constate la neurologue. En moyenne, les enfants passent moins de deux heures par jour dehors. D’après les données de Santé publique France, 39 % des enfants de 3 à 10 ans ne jouent jamais en plein air.
Décontaminer les enfants
Pour résister à ce raz de marée numérique, les initiatives se multiplient. Chacun à sa mesure tente de faire barrage. L’événement «10 jours sans écran », qui a rassemblé près de 500 écoles et plus de 65 000 enfants et adolescents s’est terminé mercredi 23 mai. L’objectif était de proposer de manière ludique « un défi aux jeunes » : « Laisser au placard télévision, jeux vidéo, consoles, tablettes et smartphones pendant dix jours. »
Une entreprise de « décontamination » pour Eneko Jorajuria, l’instituteur à l’origine du projet. Alors que l’on compte, en moyenne, dix écrans par foyer, le sevrage est difficile. « C’est tout un travail d’éducation à la sortie des écrans qu’il faut mener, clame Eneko Jorajuria. On anticipe le moment des mois en avance. On se prépare collectivement à l’épreuve comme à un exploit sportif. On suit une méthode, on tient un carnet de bord, on va se serrer les coudes et mener un match de haut niveau contre des adversaires redoutables ».
« Il faut combattre le smartphone sur le plan du désir »
Cette initiative n’a rien d’anecdotique, défendent ses promoteurs, qui assurent voir des changements dans le comportement des jeunes et de leur famille sur le long terme. « Il faut combattre le smartphone sur le plan du désir », dit Eneko Jorajuria.
Des parents d’élèves s’organisent également. Lancé en 2018, le réseau des parents d’élèves unis contre le smartphone se densifie. Ils sont près de 20 000 à s’échanger au quotidien des conseils et des outils pour limiter l’exposition aux écrans de leurs progénitures sur un groupe Facebook.
De plus en plus de familles font part de leur dilemme à l’arrivée au collège et les injonctions contradictoires qu’elles vivent. Faut-il équiper les enfants d’un premier téléphone portable, quitte à alimenter leur addiction, ou au contraire prendre le risque de les couper de leurs pairs ?
« Une génération sacrifiée »
Le collectif Coline plaide pour une interdiction du smartphone au collège et lutte contre la numérisation à l’école en réclamant par exemple le retour des manuels papiers. Récemment, des parents ont aussi créé un pacte smartphone. L’idée est de combattre l’isolement des familles, de constituer une force collective au-delà des réseaux informels ou affinitaires pour faire pression sur l’institution.
« Nous sommes en train de sacrifier toute une génération, s’alarme Olivier Le Port, à l’origine du pacte. Des associations et collectifs de parents réfléchissent à porter plainte contre l’État pour non assistance à personne en danger ». À Betton (Ille-et-Villaine), ils étaient plus de 200 parents d’élèves à se mobiliser lors d’une conférence contre les smartphones pour les enfants. Le pacte se décline dans différentes communes et régions de France. « On sent un engouement, les gens se fédèrent », dit Olivier Le Port.
Yves Marry, de l’association de prévention contre l’addiction aux écrans Lève les yeux, s’en félicite. « Nous sommes aux prémisses de victoires politiques, prédit-il. Une étape a été franchie dans la prise de conscience. Ça bouge fort partout. Au gouvernement d’être courageux désormais ».
« Une rupture avec l’ère du déni »
Des signes de reconnaissance institutionnelle apparaissent. En mars, deux députés Les Républicains ont déposé une proposition de loi pour interdire les écrans aux moins de 3 ans. En 2021, la députée LREM (désormais Renaissance) Caroline Janvier avait aussi dénoncé « le mal du siècle » et écrit une proposition de loi contre la surexposition aux écrans. Il y a quelques jours, la ministre de l’Éducation nationale, Nicole Belloubet, a annoncé une expérimentation à la rentrée 2024 pour installer des casiers afin que, chaque matin, les collégiens y déposent leur smartphone.
« Nous attendons de voir comment l’exécutif va rebondir sur les propositions de la commission d’experts. Ce rapport marque clairement une rupture avec l’ère du déni, qui a prévalu jusqu’à aujourd’hui », dit Yves Marry.
Source : https://reporterre.net/Enfants-et-ecrans-le-gouvernement-somme-de-reagir