Claire Nouvian : « La séquestration du vivant par une poignée de personnes doit cesser »

Publié le par Reporterre via M.E.

Paradis fiscal, destruction de la vie marine, Sud spolié... La pêche industrielle, fortement subventionnée, est une catastrophe. Pour Claire Nouvian, inlassable défenseuse des océans, lutter est une « question de justice sociale ».

Claire Nouvian est porte-parole de l’association Bloom, qui lutte contre la surpêche et la protection des océans. Elle a œuvré à interdire le chalutage en eaux profondes en Europe en 2016 et la pêche électrique en 2019.

© Mathieu Génon / Reporterre
Reporterre : Les océans recouvrent plus de 70 % de la superficie du globe. Sont-ils en danger ?

Claire Nouvian : Oui, ils sont en danger. En fait, nous sommes en danger, nous, l’humanité. Ces 70 % représentent presque les trois quarts de la surface de la planète. Mais cela ne comprend pas le volume d’eau que représente l’océan. En fait, 98 % de l’eau présente sur Terre se trouve dans l’océan.

Cette quantité d’eau a un rôle déterminant sur le fonctionnement de notre planète : la stabilité du climat, la redistribution de la chaleur, la bonne humidité, le bon niveau de température, et même la radiation solaire car la chaleur est redistribuée grâce aux courants marins.

Aujourd’hui, l’océan absorbe jusqu’à un tiers de nos émissions de CO2. Rien que dans les cinquante dernières années, il a absorbé 93 % de nos excédents de chaleur. L’océan s’est donc réchauffé, entraînant une augmentation des eaux de surface, ce qui a des conséquences majeures.

 Elle génère des canicules marines dont l’ampleur reste encore insaisissable. Il se produit des incendies sous-marins qui génèrent une mortalité de masse dans les océans, c’est-à-dire qu’il fait si chaud que des animaux cuisent sur place. Comme les bivalves, les huîtres ou les moules, qui constituent de complexes écosystèmes. Il y a quelques années, plus d’un milliard d’animaux marins sont morts le long de la côte ouest américaine et canadienne. Les chercheurs disent ne pas être capables de comprendre et de quantifier ce qui est en train de se passer sous l’eau. Tout va trop vite.

Reporterre : Pourquoi, malgré les connaissances actuelles, tout continue-t-il avec une telle inconscience ?

Claire Nouvian : Je n’ai pas de réponse magique, mais j’imagine qu’il faut puiser dans les évidences. L’évidence, c’est que ce qui se passe dans l’océan ne se voit pas. On tourne le dos à la mer, comme disait Tabarly [un navigateur-marin français (1931-1998)].

On ne réalise pas qu’en permanence, des chalutiers sous-marins sont en marche et que leurs immenses filets de pêche se comportent comme des bulldozers. Le passage des chalutiers, dont les filets lestés ont pour but d’aller racler les fonds, représente 150 fois en superficie ce qu’on déforeste sur Terre chaque année.

À l’échelle mondiale, la superficie affectée par les bateaux de pêche, c’est quatre fois celle de l’agriculture. Pourtant, la pêche représente moins de 10 % des protéines animales qui composent notre alimentation.

L’océan est aussi tellement vaste qu’on peine à imaginer que les humains aient réussi à le transformer. Quand nous avons commencé à sortir des espèces vivantes de l’océan, le volume était si impressionnant qu’il semblait impossible d’en venir à bout. D’une certaine façon, cette idée continue de forger nos mentalités. Depuis quelques années seulement, avec des documentaires, comme Seaspiracy [un documentaire sur les conséquences environnementales de la pêche] et le travail d’ONG, nous commençons à prendre conscience que l’océan est vidé.

Reporterre : L’ONG Bloom a publié un rapport expliquant que la pêche industrielle était peu performante, à la fois sur les plans environnemental, social et économique, et qu’elle recevait pourtant énormément d’aides publiques. Les impôts financent la mort de l’océan.

Claire Nouvian : Les activités de la pêche industrielle sont en effet maintenues artificiellement par les subventions publiques. Ce secteur est en fait organisé par les industriels pour les industriels de la grande distribution. Ce sont eux qui bénéficient des prix artificiellement bas. Nous, nous payons le poisson plusieurs fois : par les impôts et par les subventions, puis à l’étal.


Reporterre : Des groupes comme Intermarché prennent de fortes marges. Ces bénéfices importants nourrissent parfois l’évasion fiscale…

Claire Nouvian : Ce sujet de l’évasion ou de l’optimisation fiscale et du dumping social est central. Les groupes industriels repavillonnent leurs navires de pêche gigantesques : aujourd’hui, la moitié de la flotte européenne est pavillonnée aux Seychelles, qui est un paradis fiscal. Nos systèmes alimentaires, qu’ils soient agricoles ou halieutiques, sont organisés au bénéfice de la grande distribution. Mais nous en payons le prix direct et indirect par la destruction des paysages, de la santé, des écosystèmes et de la santé des agriculteurs. Ces questions sont indissociables d’une remise en cause du capitalisme.

Reporterre : Est-ce que cette surpêche, destructrice et colonialiste, affecte les peuples des côtes africaines ou d’Amérique latine ?

Claire Nouvian : C’est directement corrélé. D’une part, il y a le massacre du vivant qui, à titre personnel, me meurtrit profondément. D’autre part, il y a ce que ces systèmes toxiques et brutaux font aux humains.

On utilise de l’argent public dans un cynisme absolu pour construire des machines de guerre, des bateaux qui mesurent jusqu’à 145 mètres. Comme il n’y a pas assez de poissons en Europe, ils sont obligés d’aller remplir leurs cales en se comportant comme des bandits mobiles et ravagent l’ensemble des eaux mondiales. Ce n’est pas au milieu de l’océan que les eaux sont productives, mais le long des littoraux.

Ces monstres surcapitalisés par les subventions publiques entrent donc en concurrence directe avec des pêches vivrières pratiquées par des gens de pays du Sud qui en dépendent pour vivre alors que leur pêche à eux n’est pas subventionnée. On saisit combien les combats écologiques rejoignent ceux de justice sociale.

Ces monstres surcapitalisés par les subventions publiques entrent donc en concurrence directe avec des pêches vivrières pratiquées par des gens de pays du Sud qui en dépendent pour vivre alors que leur pêche à eux n’est pas subventionnée. On saisit combien les combats écologiques rejoignent ceux de justice sociale.


Reporterre : Pour développer les énergies nouvelles, les capitalistes veulent extraire des matériaux et des minéraux présents au fond des océans. Êtes-vous d’accord ?

Claire Nouvian : Évidemment que non. Les arguments des industriels reposent toujours sur un mensonge. Ils sont obligés d’essayer de se justifier en faisant appel à une nécessité de consommer, comme celle d’avoir une voiture par exemple. Mais nous n’avons pas tous besoin d’une voiture électrique. Les transports pourraient être mutualisés.

D’une part, on ne fera pas l’économie de la sobriété, de repenser entièrement nos modèles de consommation à la lumière d’une équité Nord-Sud. D’autre part, il faut repenser le recyclage. Il a été prouvé que moins de 10 % de tous les métaux en circulation actuellement sont recyclés. Il faut sortir de l’extractivisme à tout prix et accepter qu’on puisse très bien vivre en consommant moins d’énergie.

Le monde actuel est tourné vers la satisfaction des désirs individualistes. Il faudrait passer à une société construite sur les besoins.

Reporterre : Qui sont les puissants finalement ?

Claire Nouvian : Dans la pêche, ce sont la grande distribution et leurs alliés.


Reporterre : Comment pouvons-nous changer cela ?

Claire Nouvian : En se constituant en contrepoids de lobbying. Il n’y a pas plus efficace. Bien sûr, changer sa consommation envoie des signaux à la grande distribution. Il ne faut pas renoncer à la modifier car ça nous permet de vivre en cohérence avec nos principes éthiques.

Mais au vu de la gravité et de l’ampleur de la catastrophe, l’écologie individuelle est insuffisante. Des politiques publiques à très grande échelle sont indispensables. Pour les obtenir, cela passe soit par les institutions actuelles et un contrepoids en termes de lobbying citoyen, soit par une conquête de l’appareil d’État. Personnellement, je suis plus à l’aise dans l’organisation d’un contrepoids citoyen.
 

Reporterre : Que faire face à la montée de l’alliance entre le capitalisme et le fascisme ?

Claire Nouvian : Déjà, il faut aller voter. Et faire le deuil de l’idée que les politiques sont des individus parfaits. Ils ne le sont pas, mais nous ne sommes pas supposés vivre avec eux. Nous sommes supposés leur donner un mandat pour qu’ils fassent leur travail.

Au Parlement européen, il y a trois grandes formations : les Écolos, la gauche socialiste et démocrate et la gauche radicale. On a le choix. Tous ne sont pas pourris. Ce sont des gens qui votent pour la justice sociale, la stabilisation du climat et la lutte contre l’effondrement des espèces.

[Contrairement à] ceux qui mènent des stratégies toxiques pour tuer l’environnement et continuer à accroître les profits de certains. À côté du vote, en tant que citoyen, on peut s’engager dans des associations.

À Bloom, nos combats gagnés l’ont été parce que des gens nous soutiennent, partagent, interpellent, écrivent. La victoire a lieu lorsque le sujet commence à avoir de l’écho dans l’espace public. Ce qui est possible avec les médias et les citoyens.

Reporterre :  L’œuvre d’Emmanuel Kant, un des grands philosophes des Lumières, vous a beaucoup marquée. Que signifie être kantienne ?

Claire Nouvian :  Cela veut dire que l’on a comme impératif catégorique d’avoir un certain rapport à la vérité et à la justice. Ce qui se résume en une phrase : « Vivre en ne faisant aux autres que ce qu’on accepte qu’on nous fasse à nous. » Si on se l’appliquait à soi ainsi qu’au monde, on n’aurait plus de problèmes sur Terre. Il n’y aurait plus une personne à la rue, il n’y aurait pas une cité avec des enfants talentueux dont l’avenir est bouché.

En sciences cognitives, c’est ce qu’on appelle l’empathie : la capacité à se dire que je fais à l’autre ce que je voudrais qu’on me fasse à moi-même. Les travaux sur l’empathie montrent que lorsqu’un enfant est élevé avec la prise en compte d’autrui et de l’altérité, il ne peut plus faire comme si l’autre n’existait pas dans ses décisions. La construction d’une éthique personnelle passe par l’éducation.


Reporterre : Vous parlez de puissance aimante. De quoi s’agit-il ?

Claire Nouvian :  Ce serait la révolution de l’amour. Je pense que nous allons d’abord passer par ce qu’António Guterres [secrétaire général des Nations unies] a décrit quand il a dit : « On a ouvert les portes de l’enfer. » Nous allons connaître l’enfer, mais l’enjeu est de se préparer à ce qui viendra après.

C’est se dire : la séquestration du vivant et de la vie des humains par une poignée d’êtres qui ont perdu ce qui fait leur humanité doit cesser. Ces personnes, qui ont le moins d’empathie et le moins de capacité à être en relation avec les autres, décident de tout aujourd’hui. Il ne s’agit pas seulement de leur mode de vie, mais aussi de leurs dispositions émotionnelles et sociales. Ce sont un peu des sociopathes. Il ne faut pas leur confier l’organisation de la société parce qu’ils sont les moins vulnérables et qu’ils ont perdu contact avec le réel. Il faut leur retirer le pouvoir.

Une société aimante, quant à elle, serait une société qui s’organise à partir de la variété de tous les citoyens, avec nos vulnérabilités, nos faiblesses, nos difficultés de vie, leurs peurs et nos forces. Dans son livre Zero Degrees of Empathy (Penguin Group, 2012), le chercheur en psychologie Simon Baron-Cohen dit qu’il existe une seule arme universelle gratuite dont nous disposons pour se sortir de l’enfer dans lequel on s’est mis. Elle est là, mais on ne l’utilise pas encore : c’est l’empathie. Cette révolution de l’empathie est celle de l’amour.

 

Publié dans Biodiversité

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