Loin du mythe de l’écologie punitive, la faiblesse des polices de l’environnement
Les polices de l’environnement sont la cible de critiques et d’attaques de plus en plus médiatisées. Pourtant, leurs missions, leurs prérogatives et leurs activités restent très peu connues. Les agents de l’Office français de la biodiversité (OFB) n’avaient d’ailleurs fait l’objet d’aucun ouvrage universitaire jusqu’à celui-ci. Les sociologues Léo Magnin, Rémi Rouméas et l’agrégé de philosophie Robin Basier nous y font découvrir les moyens plus que modestes de ses fonctionnaires censés réaliser une tâche colossale : l’OFB dispose seulement de 1700 inspecteurs pour constater et rechercher les infractions environnementales commises sur les 641 000 kilomètres carrés du territoire français.
Ajoutez à cela un manque de temps et de formation du côté de la magistrature, des syndicats agricoles qui ont trouvé en la police de l’environnement un adversaire institutionnel de prédilection, et l’idée même d’une écologie punitive devient soudainement très peu en phase avec la réalité du terrain. Extraits choisis de Polices environnementales sous contraintes paru le 2 février 2024 dans la collection « Sciences durables » des éditions Rue d’Ulm.
À en croire une formule répandue, « l’écologie a gagné la bataille des idées ». La métaphore militaire et militante ne nous dit cependant pas grand-chose. D’abord, elle fait l’impasse sur la diversité idéologique des positions sur la question environnementale. Ensuite, elle suppose de manière trompeuse que la politique n’est qu’un bras de fer argumentatif : une fois le combat gagné, la mise en œuvre des idées ne serait plus de la politique mais de l’intendance.
Ce présupposé intellectualiste, qui affirme le primat des idées sur les pratiques, est renforcé par la mise à l’agenda de questions de recherche perçues comme essentiellement spéculatives. Ainsi, des juristes et des philosophes se demandent s’il faut accorder des droits à la nature, ou comment nous devons transformer nos sensibilités. Nous pensons que ces interrogations devraient être renforcées par des investigations empiriques sur l’état actuel de l’application du droit.
Le droit de l’environnement ne doit pas être envisagé uniquement comme un ensemble de textes de lois, mais également comme une activité sociale, notamment une activité de contrôle qui veille à son application. Par conséquent, le fait que l’écologie soit mieux prise en compte dans la doctrine juridique n’est pas nécessairement un gage de sa force. Et ce qui est vrai de la qualité du droit l’est aussi de sa quantité : la multiplication des textes n’est pas une garantie d’une meilleure protection de l’environnement. Ce constat est consolidé par les travaux de science politique qui font état d’un écart considérable entre les objectifs environnementaux fixés par le droit et les résultats atteints dans les faits.
Alors que les rapports successifs du GIEC et de l’IPBES soulignent l’impérieuse nécessité d’agir, il importe de décrire l’action publique environnementale pour identifier ce qui pourrait enrichir et accélérer sa mise en œuvre. C’est à cet effet que nous avons porté nos regards sur un opérateur décisif et paradoxalement ignoré : la police de l’environnement.
Suivre cette police méconnue nous conduit à une lecture originale des rapports entre politique et environnement. Un grand nombre de débats contemporains tournent en effet autour de la question de la contrainte dans l’application du droit : parce qu’il est avéré que les initiatives individuelles sont insuffisantes, dans quelle mesure l’État peut-il légitimement contraindre les entreprises et les citoyens ? C’est dans ce cadre que les secteurs productifs concernés par les réglementations environnementales développent un discours critique qui fustige l’avènement d’une « écologie punitive ». Ils reprochent ainsi à la puissance publique d’abuser des outils de coercition à sa disposition.
À rebours d’un tel récit, nous développons la thèse suivante : les polices de l’environnement sont plus caractérisées par les contraintes qui les empêchent d’agir que par la force contraignante qu’elles peuvent réellement déployer. Autrement dit, la force de l’action coercitive de l’État en matière environnementale semble largement surévaluée par ses détracteurs, qui passent sous silence les multiples obstacles que les policiers de l’environnement rencontrent dans leur pratique.
La multiplicité des services de police de l’environnement a pour effet de masquer la modestie de leurs effectifs. Celle-ci apparaît clairement quand le nombre d’agents est rapporté aux éléments naturels qu’ils inspectent. Entre 2007 et 2017, les agents spécialisés dans les milieux aquatiques représentaient 2,5 équivalents temps plein par département, soit un équivalent temps plein pour 1 000 kilomètres de rivière. Aujourd’hui, environ 1 500 inspecteurs sont chargés du contrôle de 500 000 installations classées pour l’environnement (ICPE) et 3 100 inspecteurs « eau et nature » doivent constater les infractions environnementales commises sur les 641 000 kilomètres carrés du territoire français.
Parmi ces 4 600 inspecteurs de l’environnement, plus de la moitié appartiennent aux services déconcentrés de l’État (2 650). Les agents restants font partie des établissements publics, principalement de l’OFB (1 700) et, dans une moindre mesure, des parcs nationaux (250). Les effectifs globaux ont peu évolué depuis le milieu du XXe siècle alors que les missions de la police se sont diversifiées : le contrôle sur place n’est qu’une activité parmi d’autres et le temps que les agents lui consacrent est limité ; a fortiori dans le cas des contrôles inopinés qui sont parfois restreints par des plans de contrôle interservices établis en amont par les services déconcentrés de l’État.
En pratique, la polyvalence de ces « petites » polices se traduit par le décalage entre le temps passé sur le terrain et celui dévolu aux tâches administratives, à savoir la rédaction de procès-verbaux, d’avis techniques, le transfert des données sur les logiciels dédiés ou encore la réalisation d’auditions. Ce temps mobilisé constitue souvent pour les inspecteurs une contrainte qui les empêche de remplir leurs objectifs de contrôle. Ces tâches de rédaction produisent une surcharge de travail qui peut les inciter à considérer l’engagement d’une procédure comme un dernier recours, une fois que toutes les autres voies moins formalisées (conseils, avertissements informels, avertissements judiciaires, etc.) ont été tentées. Cet état de fait permet de comprendre pourquoi le nombre de procédures environnementales annuelles ne dépasse pas la trentaine dans certains départements.
Détruire des colonies d’abeilles par étouffage (R215-3 du code rural), poursuivre le défrichement illicite de bois (L362-2 du code forestier), rejeter des substances en mer (L218-11 du code de l’environnement) exposent les personnes à des amendes de plusieurs milliers d’euros voire à des mois d’emprisonnement. Arguant que les sanctions administratives et la réparation civile ne suffisent pas à discipliner les activités préjudiciables à l’air, au sol, à l’eau et à la faune et la flore, les instances européennes nourrissent beaucoup d’espoir à l’égard de la pénalisation du droit de l’environnement, et ont obligé les États membres à renforcer leur appareil judiciaire. Le droit de l’environnement accumule des textes punitifs, mais le travail des polices de l’environnement mène-t-il à des sanctions ?
Le constat est unanime et ancien quant à la pauvreté du contentieux environnemental dans les tribunaux. Au début des années 1990, la protection de l’environnement ne représentait que 2 % de l’activité des tribunaux correctionnels. Les derniers rapports sur la réponse pénale (2015-2019) ne signalent pas d’inversion de tendance : l’environnement représente désormais moins de 1 % des affaires pénales traitées et moins d’un délinquant environnemental sur dix est jugé en audience classique au tribunal correctionnel. Dans la pratique, les parquets des tribunaux ne se rendent pas toujours compte qu’ils sont concernés par un dossier environnemental parce que les procès-verbaux ne sont pas systématiquement signalés. La voie judiciaire suppose une coopération subtile et rare entre police, parquet et associations constituées parties civiles.
L’environnement se trouve de fait absorbé dans les modes de gestion de masse des tribunaux, traitement caractéristique des politiques de « déstockage » et d’accélération de la réponse pénale.
La singularité des polices environnementales est qu’elles ne défendent pas un ordre public préexistant, mais qu’elles participent à la construction d’une société durable qui n’existe pas aujourd’hui. Par conséquent, la force de l’ordre établi s’impose aux forces de l’ordre environnemental comme un obstacle à surmonter. Parce qu’elles s’inscrivent dans la thématique « environnement », condamnée à n’avoir qu’un effet résiduel à moins d’une profonde transformation politique, ces polices souffrent d’un empêchement chronique. Nous voyons en elles des polices d’avant-garde, à la fois minoritaires et réformatrices, qui ne peuvent compter sur aucun sens écologique de l’histoire qui jouerait en leur faveur. "L’écologisation" de nos sociétés n’a rien d’automatique et demeure un processus hautement contingent, sinon un objectif essentiellement discursif.
La faiblesse des polices spéciales de l’environnement s’explique en définitive par le manque de cohérence et de moyens des objectifs politiques que nous nous donnons collectivement. Le pouvoir répressif n’a en réalité pas d’effets notoires s’il n’est pas soutenu par une démarche d’explicitation de l’intérêt général qu’il préserve.
La sécurité environnementale n’est aujourd’hui soutenue par aucune campagne massive de sensibilisation, à la différence de la lutte contre le tabagisme ou les accidents de la route, alors même qu’elle repose sur des connaissances rigoureuses. L’interdiction de fumer dans les lieux publics et l’obligation de porter une ceinture de sécurité sont des précédents potentiellement inspirants : dans ces cas, le couple obligation-répression, accompagné d’une communication intensive, a permis une transformation des pratiques à grande échelle.
Sommes-nous condamnés à ne prendre en compte l’environnement qu’une fois que la santé humaine est directement attaquée ? En miroir, ce que nous pourrions nommer « l’insécurité environnementale » est pour l’instant une expression tout à fait marginale, au contraire de la notion d’insécurité civile qui légitime l’action des polices généralistes et des risques sociaux auxquels répond la Sécurité sociale. Cette indifférence interroge d’autant plus qu’il est vraisemblable que la généralisation de l’insécurité environnementale, par exemple l’aggravation des sécheresses, entraîne déjà et continuera d’entraîner un accroissement de l’insécurité civile et de l’insécurité sociale.
Les auteurs :
- Research fellow, Centre national de la recherche scientifique (CNRS).
- Docteur en Sociologie , ENS de Lyon.