Insomnies, apnées du sommeil... Comment renouer avec des nuits de qualité
ENQUÊTE - Le «mal-sommeil» pourrit l'existence de millions de Français. Pourtant, des solutions efficaces existent.
« Le monde se divise entre ceux qui peuvent dormir, et ceux qui ne peuvent pas », écrit Marie Darrieussecq dans les premières pages de son livre Pas dormir*, paru il y a deux ans et inspiré de son vécu. En France, les seconds sont largement majoritaires… D'après la dernière enquête de Santé publique France, près de sept adultes sur dix se plaignent en effet de problèmes de sommeil. Un sondage réalisé au printemps 2023 pour l'Institut national du sommeil et de la vigilance pourrait sembler rassurant : il révèle que les 18-65 ans dorment en moyenne six heures cinquante-huit minutes en semaine, à peine moins que les sept heures recommandées pour une bonne récupération.
Mais dans le détail, c'est une autre chanson : 42% déclaraient souffrir d'au moins un trouble de l'endormissement, l'insomnie arrivant en tête (20%), devant les troubles du rythme veille/sommeil (17%) ou les apnées du sommeil (7%). Alors, peut-on inverser la tendance et lutter contre le mal-sommeil ? « On ne quitte pas l'insomnie. Elle est là dans la journée, elle colle. C'est la nuit sans sommeil qui se prolonge dans le jour sans sommeil. C'est un temps pour rien et qui dévore pourtant », décrit Marie Darrieussecq.
Jusqu'en 2001, l'écrivain ne connaissait rien de cette pathologie plurielle et multifactorielle, pouvant se caractériser par des difficultés d'endormissement, des réveils nocturnes ou la sensation d'un sommeil non récupérateur, et ce de manière ponctuelle ou chronique. Les problèmes sont venus après la naissance de son premier enfant, et ne l'ont plus quittée. Au fil des ans, elle raconte avoir tout essayé : les tisanes, l'acupuncture, l'ostéopathie, la psychanalyse, le yoga Nidra, la méditation, le jeûne, l'hypnose… Sans succès. Alors elle a consulté et elle s'est vu prescrire une polysomnographie.
Lors de cet examen médical, éventuellement complété par d'autres (agenda du sommeil, actimètre, tests d'endormissement…), on enregistre au cours du sommeil d'un patient ses rythmes respiratoire et cardiaque, les activités électriques de son cerveau, de ses muscles et de ses mouvements oculaires. On peut ainsi confirmer la présence de troubles du sommeil lent profond, survenant plutôt en début de nuit, comme le somnambulisme ou les terreurs nocturnes. Ou bien des mouvements en fin de nuit, pendant le sommeil paradoxal normalement caractérisé par une sorte de paralysie corporelle, qui constituent très souvent des indicateurs précoces de la maladie de Parkinson.
Ce stade de sommeil est aussi celui des cauchemars. Des mauvais rêves qui réveillent, et dont il ne faut habituellement pas s'inquiéter. « Ils nous sont nécessaires, car si le sommeil lent profond nous aide à consolider nos souvenirs, le sommeil paradoxal intervient dans la régulation du stress et des émotions négatives », précise la Pr Isabelle Arnulf, chef du service des pathologies du sommeil de l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière (AP-HP). On doit toutefois les considérer comme une maladie quand ils se multiplient et empoisonnent la vie – ce qui concernerait 2 à 8% des adultes. Auquel cas, on peut apprendre à en réécrire le scénario, approche qui dans 70 % des cas permet d'en guérir.
Mais la pathologie la plus fréquemment diagnostiquée par une polysomnographie est tout autre : c'est le syndrome d'apnée obstructive du sommeil, caractérisée par des arrêts respiratoires répétés. « On a beaucoup parlé, moi le premier, des conséquences cardio-vasculaires de l'apnée du sommeil », note le Pr Jean-Louis Pépin, pneumologue au CHU de Grenoble-Alpes, directeur d'une unité de recherche INSERM (HP2). « Il faut toutefois insister sur son retentissement en termes de somnolence diurne excessive, responsable d'une altération de la qualité de vie, mais aussi d'accidents du travail et de la circulation. »
Cette somnolence tend à disparaître grâce à un respirateur qui, toutes les nuits, envoie de l'air en légère surpression (on parle de PPC, pour pression positive continue). Mais elle peut persister chez 10 % des personnes traitées, pour qui l'arrivée sur le marché, ces trois dernières années, de deux nouvelles molécules (solriamfétol et pitolisant) favorisant l'éveil est plutôt une bonne nouvelle. Elles sont également indiquées en cas de narcolepsie. « Quand une personne vous dit “je dors mal”, quels que soient les résultats de sa polysomnographie, c'est elle qui a raison », commente Joëlle Adrien, neurobiologiste et directrice de recherches émérite à l'Inserm, aujourd'hui en charge d'ateliers de gestion du sommeil à l'hôpital de l'Hôtel-Dieu (AP-HP).
Côté molécules, les médecins sont assez démunis face à l'insomnie. Si bon nombre d'insomniaques usent et abusent des benzodiazépines et autres somnifères – la France se situe au 2e rang en Europe pour sa consommation d'hypnotiques et au 3e pour celle d'anxiolytiques –, ces médicaments ne devraient jamais constituer que des solutions transitoires, en raison de plusieurs effets indésirables : on leur reproche notamment de priver le cerveau de sa capacité à réagir à une alerte (bruit, odeur…) pendant le sommeil, mais aussi une accoutumance qui pousse à augmenter les doses et rend somnolent la journée, ou encore des pertes de mémoire, etc. Mais on va peut-être pouvoir les délaisser : les médecins se réjouissent de l'arrivée imminente sur le marché français du Daridorexant – un médicament de la famille des Dora (en anglais, dual orexine receptor antagonists).
« Ce n'est pas tant leur nouveauté que leur mode d'action qui est source d'espoir : au lieu d'activer le sommeil, ces molécules bloquent l'action de neuropeptides appelés orexines/hypocrétines, qui font défaut dans la narcolepsie et sont nécessaires au maintien de l'éveil », détaille le Pr Yves Dauvilliers, qui dirige à Montpellier le service des troubles du sommeil et de l'éveil du CHU et l'équipe Inserm Neuropeps de l'Institut des Neurosciences. « En jouant sur l'éveil, et non sur le sommeil, ces médicaments antiorexines s'affranchissent d'un certain nombre d'effets secondaires des benzodiazépines. »
Publiés l'an dernier dans la revue Lancet Neurology, les derniers essais cliniques du Daridorexant ont montré qu'il était sûr et efficace : il diminue la durée et la fréquence des éveils pendant le sommeil, et améliore le ressenti des patients pendant la journée. Mais aucun expert ne s'attend à voir tous les cas d'insomnies résolus par ce médicament. Sur le long terme, ce sont des approches non médicamenteuses qui s'avèrent les plus efficaces et font aujourd'hui consensus : des thérapies cognitives et comportementales de l'insomnie (TCCi) visant à remplacer des comportements inadaptés par d'autres plus appropriés.
« Et la Grande Prêtresse – ainsi nommais-je, la somnologue – me prescrivit une hygiène de vie drastique, qui n'avait rien à envier aux traitements punitifs d'un Huysmans », écrit Marie Darrieussecq, évoquant l'un des changements proposés dans ces TCCi : « Il s'agit de passer le moins de temps possible au lit. Un lit, c'est fait pour le sommeil. Éventuellement, pour la vie sexuelle. Mais pas question d'y passer sa vie. » Au fil du temps, on apprend à y dormir peu ou prou tous les jours aux mêmes horaires et majoritairement la nuit.
Mais une fois la mécanique du sommeil remise en route, quand l'horloge biologique d'un patient a retrouvé son rythme, Joëlle Adrien dit encourager la sieste « au moment où la vigilance baisse, c'est-à-dire en début d'après-midi, et pas plus de trente minutes, pour ne pas entamer le capital sommeil de la nuit ». Ah, la sieste ! Honnie des petits, convoitée par les grands… Au Centre du sommeil et de la vigilance de l'Hôtel-Dieu, le Pr Brice Faraut a étudié de près ses vertus. Elles sont pour le neurobiologiste si nombreuses que la sieste constitue « un remède universel à la dette de sommeil, un “médicament” d'avenir ». Et s'il y a d'après lui « entre le sommeil de nuit et la sieste, ce qui sépare la randonnée de la promenade », la seconde n'en procure pas moins les bienfaits du premier.
Claude Gronfier : "Ils doivent se lever tôt après s'être couchés tard, ils pensent récupérer le week-end, mais ils dorment en réalité trop longtemps"
On peut la pratiquer allongé ou assis, le matin ou l'après-midi, et d'environ dix minutes à presque deux heures, avec pour chaque version ses avantages et ses inconvénients. En l'occurrence, la plus courte a contre elle une efficacité limitée à long terme, quand la plus longue peut perturber des rythmes de veille/sommeil déjà fragilisés. Or, ces troubles du rythme d'environ vingt-quatre heures (circadien) de notre horloge biologique sont très présents, comme l'a montré le sondage cité plus haut. « En réalité, leur prévalence est sans doute bien plus importante », insiste Claude Gronfier, directeur de recherches à l'INSERM et président du conseil scientifique de l'Institut national du sommeil et de la vigilance.
En cause chez les adultes, le travail de nuit et autres horaires atypiques qui, en 2021, concernent 45 % des salariés et 78 % des non-salariés, soit un total 13 millions de personnes. Sans parler des effets délétères de la lumière bleue des écrans, ni du « jetlag social » : « Vraie catastrophe chez les adolescents et les jeunes adultes, mais aussi chez les plus âgés : accumulant une dette de sommeil la semaine, parce qu'ils doivent se lever tôt après s'être couchés tard, ils pensent récupérer le week-end, mais ils dorment en réalité trop longtemps. Au bout du compte, horloge biologique et rythme de vie finissent par être complètement désynchronisés ! »
Quelle que soit l'origine de ces troubles du rythme veille/sommeil, la santé en pâtit. « Depuis que je suis infirmière, j'ai pris entre 10 et 15 kg », témoigne Lola, qui travaillait par roulements le matin, l'après-midi ou la nuit, au journal La Vie.
Cela s'explique : la désynchronisation de l'horloge biologique augmente les risques de diabète, de surpoids et d'obésité. Et bien qu'ayant démarré dans ce métier depuis seulement un an, Lola épuisée et souffrant d'anxiété a été arrêtée pour burn-out. « C'est un énorme problème, et je vous parle de vécu : dans mon service, beaucoup d'infirmières ont quitté l'hôpital parce qu'elles ne pouvaient plus faire face aux horaires imposés », confie le Pr Patrice Bourgin, responsable du Centre des troubles du sommeil des hôpitaux universitaires de Strasbourg.
L'ANSES (Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail) s'en est saisie depuis peu, et Claude Gronfier a été convié avec d'autres experts à plancher sur les conséquences des horaires atypiques. Quant à la prise en charge, elle est compliquée, faute de professionnels formés à la chronobiologie et à la médecine du sommeil. À Strasbourg, le Pr Bourgin associe une éducation thérapeutique à une approche comportementale, pour mettre en place des traitements spécifiques à base de mélatonine – une hormone sécrétée par notre horloge interne – et de lumière de forte intensité.
Sans surprise, l'une et l'autre sont administrées à des heures bien précises de la journée, et en fonction des problèmes circadiens de chacun. Avec, pour les cas les plus sévères, « une hospitalisation durant laquelle on retarde chaque jour le coucher, et donc l'horloge de deux à trois heures, parfois jusqu'à faire le tour complet, avant de bloquer le mécanisme avec de la mélatonine le soir et une exposition à la lumière le matin ».
Reste encore à prendre en charge la santé mentale, « sans quoi tous les efforts sont vains ». Car quels que soient les troubles du sommeil, ils sont intimement liés à des troubles de la psyché. Chez Marie Darrieussecq, l'insomnie a fait suite à une naissance. Un classique. « On sait aujourd'hui que la moitié des gens gardent leurs problèmes de sommeil après une dépression », pointe le Pr Pierre-Alexis Geoffroy, responsable du Centre de référence ChronoS - Psychiatrie, chronobiologie et sommeil (GHU Paris), et coresponsable du département de psychiatrie à l'hôpital Bichat. Et inversement : « La moitié des cas d'insomnies sévères se compliquent dans les six ans de troubles psychiatriques. » Autant dire que l'on doit se réjouir quand on glisse tous les soirs sans problème dans les bras de Morphée. Et dans le cas contraire, ne pas hésiter à consulter.
De la naissance à la fin de vie, la durée comme la qualité du sommeil changent. De quinze à dix-sept heures chez le nouveau-né, la voilà réduite à sept ou huit heures chez l'adulte. Et alors que la sieste disparaît vers 6 ans pour resurgir à la cinquantaine, le sommeil lent profond abondant chez l'enfant devient plus rare en vieillissant.
Précision supplémentaire, selon une étude menée dans 63 pays et parue dans la revue Nature, on distingue trois étapes clés : les nuits raccourcissent entre 19 et 33 ans, diminuent encore entre 34 et 53 ans pour rallonger de 54 à 70 ans.