Thomas Wagner, le « Bon pote » qui traque le greenwashing
L’ancien consultant en finance est, à 37 ans, l’un des vulgarisateurs du climat les plus connus. Même le milieu scientifique plébiscite son média indépendant, « Bon pote ». Son ton franc et railleur, ses articles documentés sont devenus une référence.
Sortez les pop-corn, allumez votre ordinateur. Les passes d’armes les plus cinglantes au sujet de la transition écologique se déroulent aujourd’hui sur LinkedIn, le réseau social des décideurs. Les victimes ? Pontes du CAC 40, membres du gouvernement, influenceurs, digital nomads et toutes sortes de vendeurs de rêves verts… Leur bourreau ? Thomas Wagner, ancien consultant en finance mué en fin limier du greenwashing. Le public ? Une jeune génération sensible à la cause écologique. On salue ses estocades portées à Patrick Pouyanné, le patron de TotalEnergies, régulièrement fustigé pour ses projets climaticides : « C’est drôle, vous communiquez sur la transition énergétique, mais vous gardez le silence sur le projet EACOP, un oléoduc d’exportation de pétrole brut de 1 443 kilomètres (…), poste Thomas Wagner en commentaire d’une publication du PDG. Vous êtes un criminel, et vous êtes très bien payé pour cela (6 millions d’euros par an). L’histoire retiendra votre nom. »
Surtout, on se documente grâce à son média indépendant Bon pote, auquel Thomas Wagner consacre le plus clair de son temps. Resté blotti dans l’anonymat pendant plusieurs années, le trentenaire cumule désormais près de 500 000 abonnés sur les réseaux sociaux. Ses articles, clairs et documentés, font office de repères auprès d’une génération prise dans la tourmente du climatoscepticisme. Leurs titres sont d’ailleurs inspirés par des interrogations que lui soumettent les internautes : « Le climat a-t-il toujours vraiment changé ? » « La voiture électrique, solution idéale pour le climat ? » « Le ski est-il une horreur écologique ? ».
Les questions lui parviennent souvent le dimanche, après le déjeuner, un moment propice au débat familial. Et peuvent être très intimes. On lui demande régulièrement s’il faut avoir des enfants. On le consulte même pour connaître l’empreinte carbone d’un orgasme, s’amuse l’intéressé : « J’en ai fait une story Instagram. Les uns étaient outrés, d’autres ont pris le problème très au sérieux, et se sont lancés dans des calculs improbables, en fonction de la durée et la localisation du rapport, sous la douche par exemple. » Un carton : 3 000 messages en privé.
Qu’on ne s’étonne donc pas si Thomas Wagner est débordé. Il aura fallu attendre trois mois pour le rencontrer. Une fois le rendez-vous fixé, le blogueur en col mao, jeans et baskets nous mène diligemment – et en ignorant les feux piétons – dans un café niché au pied de la rue Mouffetard, dans le 5e arrondissement parisien. « Les burgers végétariens sont excellents », jure celui qui a arrêté la viande en 2020, l’avion en 2018, et qui n’a pas regardé un seul match de la Coupe du monde, malgré sa passion pour le foot. Tout juste visionne-t-il une rencontre du PSG, de temps à autre, « un peu comme on prend des nouvelles d’une ex ».
Avant de se muer en bête noire des boîtes du CAC 40, Thomas Wagner cochait toutes les cases de ce qu’il nomme, dans un article amusant, « le branleur parisien » : une « espèce assez rare sur Terre » reconnaissable « à ses Airpods, sa petite mèche dans le vent et son légendaire air hautain, capable d’énerver un moine tibétain ». Il raconte avoir grandi à Maisons-Laffitte (Yvelines), dans un cadre « privilégié », avec un chat, un chien et un cheval. Ses parents sont séparés. Sa mère, formatrice dans le marketing et le management, l’éduque selon la devise « quand on veut on peut ». Son père, brocanteur, nourrit une profonde antipathie envers les cols blancs. « Il était ulcéré par l’évasion fiscale. A table, on débattait beaucoup, ça parlait politique et relations internationales. » Si ces sujets passionnent Thomas, le jeune homme opte pour des études en école de commerce, sur les pas de son frère, et s’inscrit à la European Business School (EBS). « Je passais mon temps à jouer aux jeux vidéo. J’essayais peut-être de m’évader d’un monde que je n’aimais pas. »
Après un master en finance des marchés et un mémoire sur le pic pétrolier, le diplômé intègre le monde du travail, avec un parcours en dents de scie. Il commence par la Société générale, passe ensuite au Crédit agricole, et atterrit enfin chez Natixis, où il est chargé de surveiller l’activité des traders. « Je n’étais pas épanoui dans cet environnement toxique », résume-t-il aujourd’hui. En 2017, il hésite à quitter l’univers de la finance pour celui des droits des enfants, mais finit, après plusieurs nuits blanches, par décliner une offre de l’Unicef, « pour mettre de l’argent de côté avant de trouver un travail qui fait sens ». En attendant, il crée Bon pote. Il est consultant en finance le jour et vulgarisateur climat la nuit. L’arrivée du Covid met un terme à cette double vie. Il évoque le regard terrorisé de la caissière de supermarché, contrainte de travailler sans masque ni gants, « pendant que je bossais tranquillement depuis chez moi, payé trois fois son salaire ». Après plusieurs mois de confinement en 2020, le retour à "l’open spac"e s’avère impossible : « J’ai tenu deux semaines avant de démissionner. »
Bon pote devient dès lors une activité à temps complet. Thomas Wagner passe ses journées vissé à sa chaise, avec la rigueur acquise lors de ses dix années dans la finance. Il avale les études scientifiques, passe au peigne fin les arguments fallacieux des adeptes du "greenwashing", plonge dans les théories des climatosceptiques – pour mieux les contrecarrer.
Le site gagne ses lettres de noblesse, auprès de la jeune génération comme de la communauté scientifique. « Prenons la voiture électrique, un sujet qui se prête à la désinformation et au greenwashing. Thomas Wagner fait un vrai travail de fond, et arrive à le rendre accessible au plus grand nombre », résume la paléoclimatologue Valérie Masson-Delmotte.
L’enquêteur affirme de son côté la solliciter régulièrement, ainsi que d’autres experts climat : « Pouvoir échanger quotidiennement avec des gens brillants me fait gagner du temps, notamment sur des questions techniques. » Inversement, la communauté scientifique se tourne vers lui quand il s’agit de sensibiliser la jeune génération. Paru en 2022 aux éditions du CNRS, l’ouvrage graphique Tout comprendre (ou presque) sur le climat, signé BonPote, Anne Brès et Claire Marc s’est écoulé à plus de 40 000 exemplaires et a reçu la médaille de la médiation scientifique 2023.
« Thomas connaît très bien les rouages de la désinformation. A chaque fois qu’on abordait un sujet, il nous alertait sur les arguments des climatosceptiques, comme la théorie selon laquelle les ours polaires se multiplient plus que jamais », explique Anne Brès. La responsable de la communication de l’Institut des Sciences de l’Univers, du CNRS, apprécie également le ton de Thomas Wagner : « Il est plus cash que celui des chercheurs, ça fait mouche tout de suite. » Trop peut-être ? Sous couvert d’anonymat, un spécialiste du climat déplore l’agressivité de Bon Pote : « Les échauffourées sur les réseaux sociaux sont regrettables. Ce n’est pas constructif, ça vire au conflit d’ego, à la compétition d’influence. » Trop virulent ? Thomas Wagner s’en défend : « L’exemplarité me semble importante pour faire passer des messages. Quand je dis que le projet EACOP de Total est criminel, je ne suis pas violent. La violence, c’est celle d’un projet climaticide qui va à l’encontre des objectifs fixés par l’accord de Paris sur le climat, avec des milliers de morts à la clé. »
Thomas Wagner pèse donc ses mots, qu’il fait d’ailleurs relire à une avocate, et n’est pas près de renoncer à sa liberté. Il se finance exclusivement grâce aux dons des internautes sur la plate-forme de financement participatif Tipeee, qui lui permettent de dégager 3 000 euros par mois environ. S’il insiste sur la nécessité de politiser le changement climatique, il refuse d’afficher son soutien à un parti. « Mon travail est déjà relayé par des personnalités politiques. Et j’ai déjà suffisamment de “haters” ainsi. » Il affirme néanmoins que le combat contre le Rassemblement national est une priorité.
« Je relis souvent Le Monde d’hier, de Stephen Zweig, qui décrit l’Europe d’avant 1914, et l’effondrement d’un âge d’or de sécurité. J’y trouve des échos inquiétants avec l’actualité. » Ce qui ne l’empêche pas de continuer de rêver. « Cet hiver, j’irai voir les aurores boréales, c’est trente-six heures en train. » Quant à sa passion pour les jeux vidéo, elle a été supplantée par une activité bien plus addictive et ludique, qui embrasse, affirme-t-il, tous les domaines, « de la psychologie à la philosophie en passant par la physique », et lui procure « une excitation intellectuelle quotidienne ». Son nom ? Bon pote.