Les promesses colorées de l’hydrogène
Aujourd’hui essentiellement « gris », car peu vertueux en matière d’environnement, l’hydrogène serait à même de soulager l’industrie de ses démons émetteurs, à condition de passer au vert.
Si le coût des électrolyseurs baisse rapidement, l’hydrogène vert passera d’environ 5 dollars par kilogramme aujourd’hui à seulement 1 dollar
L’évolution du coût des électrolyseurs conditionnera la rapidité du passage au vert. Des analystes prévoient une baisse rapide (de plus de deux tiers d’ici à 2030), car ces machines sortent désormais de chaînes de montage de plus en plus automatisées. Le coût de production de l’hydrogène vert par kilogramme passerait alors d’environ 5 à 1 dollar, même en l’absence d’allégements fiscaux. Il deviendrait compétitif par rapport au « gris », qui peut déjà être produit à moins de 1 dollar (lorsque les guerres n’augmentent pas le prix du gaz naturel…). Même si cela advient, de nombreuses études prévoient qu’en raison de l’explosion de la demande, une grande partie de celle-ci devra être satisfaite par de l’hydrogène bleu pendant des décennies.
Un tel procédé nécessitera d’énormes quantités d’énergie renouvelable. Si les électrolyseurs étaient efficaces à 100 %, il faudrait plus de 3 000 térawattheures (TWh) d’origine renouvelable chaque année pour « simplement » remplacer l’hydrogène gris par du vert ; en réalité, les besoins risquent de dépasser 4 500 TWh, soit l’équivalent de… la production électrique annuelle des États-Unis ! Dans son scénario d’un monde à zéro émission nette d’ici au milieu du siècle, l’AIE estime même les besoins annuels en électricité de l’hydrogène propre à 14 800 TWh. Le triple !
Pourtant, les énergies propres se développent à un rythme remarquable. D’ici à 2024, par exemple, Bloomberg NEF prévoit que le monde aura la capacité de tirer près de 1 TWh des panneaux photovoltaïques chaque année, ce qui satisferait un septième de la demande annuelle d’électricité actuelle. Selon l’AIE, l’offre mondiale d’électricité à faibles émissions devrait plus que tripler d’ici au milieu du siècle – même si parvenir à un monde zéro émission en 2050 exige un rythme bien plus soutenu.
De toutes les industries, la sidérurgie est l’une des plus émettrices, et c’est le secteur où l’hydrogène aurait le plus d’impact. Depuis des années, on essayait d’intégrer ce gaz dans le processus, explique Martin Pei, mais sans y parvenir à grande échelle. En 2016, au moment où la plupart des pays ont signé l’accord de Paris sur le climat les engageant à maintenir le réchauffement climatique à moins de 2 °C par rapport aux niveaux préindustriels, il a commencé à mener des recherches chez SSAB. Pour que la Suède respecte ses engagements sur le climat, la décarbonation de l’acier était jugée cruciale. SSAB n’est pas un producteur d’acier majeur, mais il représente à lui seul 10 % des émissions de CO2 du pays. « Chacun savait que si SSAB ne maîtrisait pas ses émissions, c’était tout la Suède qui échouerait », reconnaît Mia Widell, porte-parole de l’entreprise.
Le plus difficile dans la fabrication de l’acier est qu’il faut extraire le fer du minerai, lequel est essentiellement composé de « rouille » piégeant le métal sous une forme oxydée. Dans un haut-fourneau, les atomes d’oxygène sont séparés de cette gangue, laissant place à du fer liquide. La fonction principale du combustible, coke ou charbon de bois, n’est donc pas de fondre le minerai, mais d’en extraire l’oxygène, dans un processus de réduction chimique au coût thermodynamique six fois supérieur à celui de la fusion de la roche – d’où les quantités de CO2 libérées.
SSAB a d’abord envisagé la capture du CO2 et son stockage souterrain, mais le coût a été jugé dissuasif. Elle a donc opté pour la voie de l’hydrogène qui se diffuse à l’intérieur du minerai de fer et élimine l’oxygène par un processus appelé « réduction directe du fer » (DRI, pour direct reduced iron en anglais), à 600 °C au lieu des 1 500 °C usuels. Le procédé lui-même n’est pas nouveau : une partie de l’acier actuel est déjà fabriquée de cette façon en utilisant du gaz fossile, donc avec des émissions que l’emploi d’hydrogène propre, lui, permettrait d’éviter.
Les essais à Luleå furent si concluants que SSAB a avancé la date de fermeture de ses hauts-fourneaux de 2045 à 2030, explique Martin Pei. Étant donné la durée de vie des fonderies – plusieurs dizaines d’années –, les analystes jugent d’ailleurs que pour atteindre les objectifs de l’accord de Paris, la sidérurgie devrait immédiatement arrêter la construction de nouveaux hauts-fourneaux et commencer à les passer en réduction directe. Même si la plupart d’entre eux utilisent d’abord du gaz fossile, ils les convertiront à mesure que l’approvisionnement en H2 augmentera au cours des trois prochaines décennies. La tâche est cependant tellement immense que certaines organisations, dont BloombergNEF, prévoient que dans les années 2050, les hauts-fourneaux et la capture du carbone seront encore d’actualité.
Centrales électriques, construction, fabrication, transports… : à long terme, il est possible que la plus grande contribution de l’hydrogène au ralentissement du réchauffement climatique soit de servir de pont entre ces activités disparates, ce qui rendrait la décarbonation complète de toutes ces activités moins coûteuses qu’une décarbonation secteur par secteur, explique Christian Breyer, analyste des systèmes énergétiques à l’université de technologie de Lappeenranta-Lahti, en Finlande.
Dans cette intrication d’usages, la plus cruciale sera la production d’électricité. L’hydrogène aiderait à compenser une carence bien connue des énergies renouvelables : bien qu’abondantes, leur flux est inégal selon les heures et les saisons, et par conséquent souvent imprévisible. Planifier sur de longues durées est alors particulièrement ardu. Les chercheurs qui travaillent sur des simulations visant à équilibrer l’offre et la demande dans les futurs réseaux électriques doivent prévoir, par exemple, comment fournir de l’électricité lorsque les vents ne soufflent pas, qu’il n’y a pas de soleil et que l’hiver est glacial. Les scientifiques utilisent un néologisme allemand pour qualifier ces moments compliqués : Dunkelflaute (grosso modo, « sombre encalminage »). Les batteries aideront à équilibrer l’offre et la demande d’une heure à l’autre, mais une fois que la part de l’éolien et du solaire dépasse 80 % du mix électrique d’un réseau, il devient extrêmement coûteux de le rendre résistant aux Dunkelflauten.
"Centrales électriques, construction, fabrication, transports : à long terme, la plus grande contribution de l’hydrogène contre le réchauffement pourrait être de servir de pont entre ces activités disparates"
L’une des solutions envisagées consiste alors à construire assez d’éoliennes supplémentaires pour satisfaire la demande lors des hivers doux, puis à les utiliser pendant la majeure partie de l’année pour produire de l’hydrogène mobilisable en cas de grand froid. Le volume de gaz inutilisé serait ensuite revendu à des clients industriels. En cas de météo dégradée, il servirait à produire du courant par combustion dans des turbines semblables à celles qui fonctionnent au gaz naturel, bien que ce soit un gaspillage considérable : le réseau ne récupérerait qu’un tiers, voire moins, de l’électricité initialement consommée pour fabriquer l’hydrogène.
Malgré sa polyvalence, l’hydrogène n’est pas pour autant la meilleure solution à tous les problèmes. Pour les voitures particulières, les batteries, plus efficaces et moins chères, ont déjà largement gagné la partie. Autre domaine d’application sans doute peu judicieux : le chauffage des habitations. Selon Rebecca Lunn, ingénieure civile à l’université de Strathclyde, à Glasgow, au Royaume-Uni, si l’hydrogène est gris (fabriqué, rappelons-le, à partir de gaz fossile), il ne fait qu’aggraver le réchauffement de la planète. Même vert, il serait jusqu’à six fois plus efficace d’utiliser l’électricité pour chauffer directement les maisons à l’aide, par exemple, de pompes à chaleur. Pour réduire les émissions le plus rapidement possible, priorité devrait être donnée à l’amélioration de l’isolation des habitations.
Le boom annoncé n’est pas non plus sans poser de sérieuses questions. Par exemple, des besoins non satisfaits en hydrogène vert stimuleraient forcément la production de gaz aux couleurs moins vertueuses, avec comme effet pervers l’augmentation des émissions de CO2.
Réorganiser l’économie autour de l’hydrogène aura aussi des répercussions sociales difficiles à éviter. Même avec des subventions et des investissements massifs, l’industrie lourde restera désavantagée dans certaines régions. L’hydrogène étant plus coûteux et plus délicat à transporter que le charbon, les usines, en particulier dans la sidérurgie, risquent d’être amenées à se rapprocher des sites où il sera produit à moindre coût, lesquels se trouvent parfois dans des pays différents. Bien que cette question et d’autres puissent ralentir le rythme de la transition, il n’y a plus de défis insolubles, selon Rebecca Dell, qui pilote le programme Industries à la fondation ClimateWorks. « Cette transition est tout à fait à la portée de nos capacités techniques et économiques, tant dans les pays à revenu élevé que dans les économies émergentes. » L’hydrogène a donc tout le potentiel d’une révolution universelle.
Source : https://www.pourlascience.fr/sd/energie/les-promesses-colorees-de-l-hydrogene-25722.php