“La renaissance industrielle n’est pas qu’un effet de mode”

Publié le par Challenges via M.E.

Auteur du livre "Les néo-industriels", Olivier Lluansi estime qu'il faut un mobiliser un nouveau récit national autour de l'industrie. Et qu'il faut renforcer la commande publique comme privée en faveur du Made in France pour muscler le secteur.

Olivier Lluansi est sur tous les fronts pour tenter d’ouvrir une voie sûre à la renaissance industrielle. Le polytechnicien a publié depuis le début de l’année un ouvrage sur “Les néo-industriels” (éditions Les Déviations) ainsi que plusieurs notes pour le think-tank La Fabrique de l’industrie, sur la dynamisation des petites et moyennes entreprises industrielles et sur la pénurie de compétences dans l’industrie. Il joue aussi les agitateurs d’idées au sein de l’association d’entrepreneurs du Made in France, les Forces françaises de l’industrie.

Associé chez PwC & Strategy, il mêle dans ces réflexions le regard du praticien de l’industrie - il a supervisé les activités de Saint-Gobain en Europe centrale et orientale - et de haut fonctionnaire – à la Commission européenne, mais aussi à l’Elysée, sous François Hollande, dont il fût un conseiller.

Pour Challenges, il analyse la politique de réindustrialisation annoncée à plusieurs reprises avec tambours et trompettes par Emmanuel Macron et son gouvernement. En soulignant les avancées réelles sur ce sujet, mais aussi les limites de ce volontarisme, qui se heurte à la crise énergétique comme à une farouche concurrence internationale.

CHALLENGES - L’an passé à la même époque, l’industrie française faisait une rentrée angoissée, en raison de la hausse des prix de l’énergie et des matières premières. Le phénomène a-t-il entraîné un retour en arrière de la fragile réindustrialisation du pays ?

Olivier Lluansi - En fait, la flambée des prix de l’énergie n’a pas entraîné un mur de fermetures d’usines, ni de plans sociaux. En réalité, l’augmentation des coûts d’approvisionnement notamment ceux des matières premières dès le début 2022, avait déjà conduit à une hausse des prix de vente des produits finis. Cela a permis d’absorber aussi une partie du choc des prix de l’énergie. En outre, la demande de biens industriels est restée soutenue, elle l’est encore même si les premiers signes de la “déconsommation” commencent à se répercuter.

Dans les explications de cette résistance à la crise, il ne faut pas négliger l’inventivité dont ont su faire preuve les chefs d’entreprise, avec toutes sortes de solutions. Cependant malgré ces anticipations, on ne peut que constater une érosion des investissements. C’est un point à surveiller de très près, car notre outil productif doit à la fois se transformer et donc investir dans les transitions digitale et environnementale, et rester au meilleur niveau dans la vive concurrence internationale.

Cette résistance dans la crise indique-t-elle que la réindustrialisation est durablement engagée ?

Plutôt que d’une réindustrialisation, je préfère parler d’une renaissance industrielle. Notre monde change de paradigme tandis qu’un outil productif doit servir ce projet de société. Aussi, il ne s’agit pas de faire renaître à l’identique les usines du passé, celles qui correspondaient à une société de consommation, voire de consommation de masse. Il s’agit d’inventer de nouveaux modes de production, qui intègrent les exigences de la transition énergétique, de l’environnement, donc de la décarbonation et du recyclage, de la réparabilité, bref de l’économie circulaire.

Aussi est-il exact d’affirmer que cette renaissance industrielle est un phénomène structurant et n’est pas qu’un effet de mode ou de communication. Les derniers mois ont montré l’existence d’une réelle volonté de réinventer l’outil productif français et de placer cette question au cœur de la société. On a pu le constater, au niveau politique, à travers l’expression “la mère des batailles”, les moyens financiers alloués à l’industrie dans France Relance puis France 2030 ou encore le souhait d’adapter la norme et la loi via le processus législatif “industrie verte”.

Ce projet de loi industrie verte vous semble-t-il un bon catalyseur de la réindustrialisation ?

Une volonté politique indéniable d’avancer vers la renaissance industrielle existe. La loi “industrie verte” qui vient de passer au parlement, n’est pas l’alpha et l’oméga, en revanche c’est une étape sur ce chemin. Ce texte entérine notamment la réconciliation entre l’industrie et l’environnement – un mouvement qui avait été déjà acté politiquement par les principaux candidats lors de la campagne présidentielle de 2022. Car il faut bien l’entendre : il n’y aura pas de lutte contre le réchauffement climatique, ni économie circulaire sans génie industriel ou sans industrie – une industrie qui réinvente ses process et ses produits pour intégrer progressivement nos limites planétaires.

Ceci étant dit, il faut aller dans le détail lire les 15 mesures proposées qui sont d’une grande diversité, certaines sont robustes et d’autres… améliorables.

Par exemple, si ce texte porte la promesse d’accélérer les délais de telles implantations, d’autres sujets qu’il traite, resteront ouverts : d’après nos évaluations, il faudra mobiliser environ 30 000 hectares dans les dix à quinze prochaines années pour le renouveau de notre industrie, or ce texte limite son objectif à la réhabilitation de 50 sites et 2 000 hectares de friches... Avec l’arrêt de l’artificialisation de ses sols, connu sous le nom de “ZAN” [zéro artificialisation nette], les arbitrages entre logements et commerce, d’un côté et l’industrie de l’autre, ne vont pas être évidents. Ce sujet promet de rester un point sensible dans les mois à venir

De même sur la formation, il nous faudra mieux prendre en compte le fait qu’un jeune sur deux ne rejoint pas le métier industriel pour lequel il a été formé. Ce “taux d’évaporation” souligne davantage une question de parcours et d’orientation, que de nombre de places ouvertes de formation et de financements.

"Réussir notre renaissance industrielle supposera une mobilisation de tous"

Ce soutien explicite est-il le signe qu’une politique industrielle robuste et cohérente se dessine ?

Le Gouvernement se fixe l’ambition de retrouver une part de 15% d’industrie dans le PIB, alors que nous ne sommes aujourd’hui qu’à 9-10%. C’est une belle ambition, cependant à quelle échéance ?

Le programme France 2030 mobilise 54 milliards d’euros notamment pour les innovations de rupture et la décarbonation. Nous avions estimé le potentiel de ce programme à deux points de PIB en plus pour l’industrie manufacturière. Le rapport d’évaluation in itinere, de Patricia Barbizet, présidente du Comité de surveillance des investissements d’avenir, publié en juin, lui parle d’un accroissement seulement de 0,5 point du PIB manufacturier en prenant en compte certains gains de productivité, tandis que l’écart à la moyenne européenne est de 5 à 6 points et de 10 points vis-à-vis de l’Allemagne. Est-ce que ce dispositif sera suffisant ? On peut en douter…

Quels autres leviers doivent être actionnés ?

Avec Guillaume Basset, ancien délégué aux territoires d’industrie comme moi nous avons mis en évidence un “potentiel caché de nos territoires”, ainsi que nous l’appelons. Il s’agit de ces entreprises PMI et ETI ancrées dans leurs territoires, comme le fabricant d’aiguilles Bohin ou les jeans 1083, qui sont des entreprises innovantes, et qui néanmoins ne mettent pas nécessairement en œuvre des innovations technologiques de ruptures. Ce ne sont pas elles qui feront le développement d’ordinateurs quantiques, ni ne promettent la construction de "gigafactories" avec des milliers d’emplois. Cependant elles maillent le territoire, créent de l’emploi et développent des productions compétitives parfois inattendues. Souvent ces entrepreneurs ne sont pas éligibles à France 2030 et pourtant ils promeuvent des productions Made In France, respectueuses de l’environnement et parfois de nouveaux modèles d’organisation. Ils sont souvent isolés et surtout leur voix porte trop peu.

Par ailleurs, réussir notre renaissance industrielle supposera une mobilisation de tous. Cela ne sera pas sans un récit national autour de notre industrie, sans des rôles-modèles, des sortes de héros, qui nous inspirent et nous donnent envie de les suivre, eux et leurs équipes. Je les appelle les “néo-industriels”. Leur récit servira à activer l’Etat, nous en avons longuement parlé, mais aussi les élus et les collectivités locales par exemple sur le foncier, l’animation des écosystèmes locaux ou la formation, les citoyens qui – lorsqu’ils le peuvent – pourraient acheter du Made In France, les entreprises qui doivent encore innover dans nombre de leurs pratiques. On parle aussi trop peu des syndicats. Pour que nos usines redeviennent attractives, il y a certes le sujet des nuisances sur le voisinage, mais aussi des conditions de travail. Celles-ci se sont largement améliorées, mais leur perception a peu évolué. L’objectif d’un tel récit collectif serait de revivifier une fierté collective de produire français, d’acheter français.

"Venir à bout du déficit commercial français sur les biens manufacturés"

Cet achat tricolore vous semble-t-il suffisamment valorisé ?

Les consommateurs, mais aussi les entreprises et les administrations ont la possibilité d’accroître leurs achats de produits fabriqués en France. Ainsi certains directeurs d’achat de grands donneurs d’ordre sont convaincus qu’une part d’ “achat local” est créateur de valeur pour leur entreprise, mais ne disposent pas de tous les outils pour le démontrer et obtenir le soutien dans leur hiérarchie.

Du côté de la commande publique, le choix du Made in France permet de satisfaire simultanément des exigences sociales (en termes d’emploi notamment) et écologiques. Tous les outils juridiques existent pour favoriser ces achats Made in France, en prenant le chemin des critères sociaux et environnementaux. Pourquoi, dès lors, la puissance publique, depuis l’Etat jusqu’aux collectivités, en passant par les hôpitaux, n’avancerait-elle pas plus vite encore dans cette valorisation du Fabriqué en France ?

De même certains ménages disposent d’un pouvoir d’achat suffisant pour ne pas avoir à opposer “fin du mois” et “fin du monde”, selon l’expression consacrée. En favorisant de tels comportements des consommateurs qui le peuvent, en poussant les entreprises aux “achats responsables”, en généralisant les critères sociaux et environnementaux dans la commande publique, il paraît accessible de venir à bout du déficit commercial français sur les biens manufacturés, qui atteignait 78 milliards d’euros en 2022.

Le Medef, lors de son université d’été, a plutôt insisté sur la nécessité d’accélérer la baisse des charges, en particulier de la CVAE – un impôt de production qui pèse, selon lui, sur la compétitivité des entreprises. Qu’en pensez-vous?

Sans polémiquer, on peut constater que les gouvernements successifs sont déjà allés loin dans les aides aux entreprises, industrielles ou non. Elles atteindraient près de 200 milliards d’euros – environ la moitié en aides fiscales, la moitié en subventions. Soit 8% du PIB. C’est donc presque l’équivalent de ce que pèse l’industrie dans la richesse nationale! Nous savons aussi que les transitions en cours, et par exemple celle environnementale, ne pourront pas être supportées seulement par des entreprises qui font face à une concurrence de pays où une telle transition est plus lente ou simplement n’a pas lieu… Baisse de la fiscalité versus contraintes budgétaires, subventionner le coût de la transition écologique versus ouverture à la concurrence internationale: on perçoit à la fois tous les efforts faits en matière de politique de l’offre et aussi les contraintes.

C’est pourquoi, je le redis depuis un certain temps, en sus de cette politique, il faudrait activer une approche ciblée et sélective par la demande, sans en revenir à une politique de la demande généralisée et indifférenciée qui a d’ailleurs nourri le déficit de notre commerce extérieur. Nos industries ont parfois besoin de commandes plus que de subventions.

"Les gigafactories ne peuvent pas être pensées seules"

La France pourrait-elle se permettre de limiter ces aides publiques, alors qu’elles affluent aussi vers les industriels en Allemagne et surtout aux Etats-Unis, avec les mesures contenues dans l’Inflation reduction act ?

C’est un autre aspect. Il est vrai qu’actuellement les Etats se font la course aux subventions sur une sorte “d’échelle de perroquet”, y compris au sein de l’Union européenne.

Pour attirer des usines de composants électroniques en Allemagne ou en France, les montants de subvention atteignent 30 % à 40 % des investissements. Au lendemain de la chute du mur de Berlin, lorsque je travaillais pour Saint-Gobain dans les pays de l’Est, ce ratio était de l’ordre de 30%. Il faut donc bien réaliser que nous étions alors dans un changement de paradigme géopolitique, celui qui a suivi l’effondrement des régimes communistes, et le but était d’arrimer l’Europe centrale à celle de l’Ouest. Est-ce à dire que le changement de paradigme actuel est de la même ampleur, sinon supérieure?

Ces aides ne sont pourtant pas une solution magique. D’abord, elles se concentrent sur les usines-cathédrales, comme pour Tesla en Allemagne et ProLogium à Dunkerque, en France. Si l’on prend les dix principaux projets de gigafactories emblématiques en France ils pèsent en moyenne pour environ 24 000 emplois chacun, soit 4 000 créations d’emplois industriels par an environ si ces projets se réalisent sur cinq ans – ce qui est optimiste. C’est seulement 5 à 8% des 60.000 à 90.000 créations annuelles d’emplois dont nous avons besoin pour une trajectoire de réindustrialisation. J’ajoute que ces gigafactories ne peuvent pas être pensées seules. Pour qu’elles soient compétitives dans la durée, il faut qu’elles s’intègrent dans un écosystème de sous-traitants, de petites et moyennes entreprises industrielles elles-mêmes compétitives. Si ces usines-cathédrales sont importantes comme signal de la renaissance industrielle, elles ne peuvent pas siphonner la majorité des ressources publiques disponibles.

Le problème ne vient-il pas de la compétition farouche que se mènent les Etats pour attirer ces entreprises, y compris au sein de l’Union européenne?

Les Etats membres ont appris à se faire concurrence lorsque les masques manquaient, pendant le Covid, puis lorsqu’il fallait s’arracher les uns aux autres du gaz liquéfié après le déclenchement de la guerre en Ukraine. Aujourd’hui, c’est au tour des gigafactories.

A ce jeu, la France et bien d’autres Etats européens, risquent de payer cher cette concurrence intra-européenne : le pays qui aura le carnet de chèque le plus épais gagnera, et à date c’est l’Allemagne. Aujourd’hui, si la naissance d’une vallée de la batterie électrique dans le Nord est une bonne nouvelle, elle ne doit pas masquer que la puissance prévue est trois fois plus importante de l’autre côté du Rhin. On ne peut donc vraiment pas parler d’Airbus de la batterie, puisqu’il n’existe pas de démarche concertée sur cette production, ni réellement d’équilibre. Et l’écart France-Allemagne est plus significatif encore dans le secteur des puces électroniques, qui choisit massivement de s’implanter en Allemagne du fait du niveau de subventions notamment.

L’Union européenne a reporté la décision pour un fonds européen de souveraineté, elle ne parvient pas à se mettre en marche ordonnée vers la renaissance industrielle. L’Europe reste la bonne échelle pour ces sujets économiques, incontournable à long terme. Cependant, vu l’urgence, il nous faut développer en France des solutions qui correspondent à nos spécificités et notamment celle d’être l’un pays européens les plus désindustrialisés. Ces solutions existent.

Source : https://www.challenges.fr/economie/interview-la-renaissance-industrielle-n-est-pas-qu-un-effet-de-mode_866697

Publié dans Economie

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