Grippe aviaire: faut-il redouter une pandémie humaine?
L'actuelle forte circulation mondiale du virus H5N1 parmi les oiseaux sauvages ou d'élevage ainsi que chez des mammifères inquiète la communauté scientifique internationale.
L'Europe affronte une épizootie (c'est le nom qu'on donne aux épidémies qui surviennent dans le règne animal) sans précédent due au virus grippal H5N1. Avec 42 millions de cas déclarés à l'Organisation mondiale de la santé animale chez des volailles d'élevage depuis octobre 2021 et des millions d'oiseaux sauvages retrouvés morts dans la nature, les autorités ont procédé à l'abattage de près de 200 millions d'oiseaux domestiques depuis 2021.
En France, depuis août 2022, plus de 300 foyers en élevage ont été détectés, dont plus des trois quarts sont concentrés dans la région des Pays de la Loire, une zone très dense en matière d'élevage de volailles. En outre, une hausse notable du nombre d'oiseaux sauvages infectés retrouvés morts –notamment des mouettes et des goélands sur le littoral de l'Hexagone– a été notée durant cette même période.
La situation est préoccupante car qui dit oiseaux touchés, dit risques chez l'humain au contact, pertes économiques et tensions sur la chaîne alimentaire humaine, mais aussi santé animale en péril puisque des populations aviaires entières sont décimées. Dès lors que des élevages sont touchés et des animaux abattus, ce sont des éleveurs menacés de précarité économique, un secteur entier concerné par des pertes d'emploi et un gaspillage considérable.
En outre, si la situation inquiète aujourd'hui, c'est qu'à travers le monde, des mammifères en nombre ont également contracté le virus H5N1, notamment des mammifères carnivores dont la proximité génétique avec l'humain est plus grande qu'avec les oiseaux. En France, le cas d'un chat testé positif vient d'être rapporté. À travers le monde, des cas ont été décrits chez des phoques, des visons, des lions de mer ou encore des otaries.
Des enfants, des hommes et des femmes ont également récemment été contaminés en Espagne, au Royaume-Uni, aux États-Unis, en Chine, au Vietnam, au Pérou et en Équateur. Aucun cas n'a encore été diagnostiqué en France.
Le virus H5N1 n'est pas d'émergence récente. Il a été identifié pour la première fois en 1996 en Asie du Sud-Est. Depuis 2003 que l'OMS dénombre les cas humains, 868 notifications ont été rapportées. La maladie est particulièrement grave chez l'humain, sa létalité étant estimée à plus de 50 %, même si l'infection peut parfois être asymptomatique ou paucisymptomatique ( présentant très peu de symptômes, NDLR ). Il s'agit donc d'une infection, cliniquement sans commune mesure avec celle du COVID-19 en matière de gravité. Il n'existe pas encore de vaccin contre le H5N1, ni pour les animaux, ni pour les humains. En revanche, les médicaments antiviraux comme l'oséltamivir sont efficaces en cas de contamination.
La question qui se pose fondamentalement à ce niveau est de savoir si les mutations qu'a connues le virus à ARN H5N1 lui permettent désormais de franchir cette barrière d'espèce qui a tenu bon depuis près de trente ans car alors, on se devrait de redouter des épidémies (chez l'humain).
Disons-le tout de go: aujourd'hui, on n'en est pas encore là. Rien de vraiment nouveau sous le soleil dans la mesure où la transmission interhumaine n'est pas avérée et où, même chez les mammifères touchés, aucune chaîne de transmission n'a pu être démontrée, mais de récentes épizooties questionnent de plus en plus ce point.
Prenons tout d'abord le cas de l'épizootie qui a touché en octobre dernier un élevage intensif de 52 000 visons en Galicie, dans le nord-ouest de l'Espagne, en bord de mer. Deux hypothèses se confrontent et n'ont pas été tranchées à ce jour. La première serait que quelques visons aient été contaminés par des mouettes porteuses du virus qu'on a pu repérer à proximité (les cages dans lesquelles étaient les visons étant partiellement ouvertes et proches de la plage) puis qu'ils aient ensuite propagé le virus à leurs congénères, créant ainsi de véritables chaînes de transmission au sein de l'élevage.
La seconde hypothèse serait que les visons malades aient tous été individuellement contaminés par les mouettes porteuses du virus à proximité de l'élevage. L'investigation de ce foyer épizootique espagnol a pu rejeter une troisième hypothèse, celle d'une contamination alimentaire, car la volaille qu'on servait aux visons carnivores était issue d'élevages d'Espagne correctement tracés et on n'a pas retrouvé le virus aviaire dans la chaîne alimentaire. La létalité des visons infectés était voisine de 4 %, par atteinte multiviscérale, pneumonie, encéphalite, et hépatites hémorragiques.
De même, au Pérou, 3 400 otaries ont été retrouvées mortes de grippe aviaire. Des colonies de lions de mer également, ainsi que des phoques, qui ont probablement été contaminés par des oiseaux de mer. Mais il est difficile d'exclure si une transmission inter-espèce s'est produite car ces animaux, connus pour vocaliser abondamment quand ils sont entre eux, pourraient aussi se transmettre le virus par aérosols, si des mutations du virus permettaient désormais cette transmission.
Des 868 cas décrits depuis 2003, aucun cas de transmission interhumaine n'a encore été décrit. Le cas dramatique d'une petite fille et de son père touchés par le virus au Cambodge en février dernier n'a pas invalidé ce postulat malgré des craintes initiales.
Les personnes contaminées l'ont toutes été, semble-t-il, via des contacts étroits avec des oiseaux contaminés. Ainsi, même si des personnes peuvent être contaminées, elles représenteraient vis-à-vis du virus ce que les épidémiologistes appellent un «cul-de-sac» en matière de transmission.
Un virus ne se multiplie pas sans infecter préalablement une cellule. Le virus utilise le matériel moléculaire de la cellule qu'il contamine pour se répliquer, avant de ressortir de la cellule et aller en infecter d'autres. Seulement, pour pouvoir infecter une cellule, le virus doit pouvoir y pénétrer. Cela se produit via des mécanismes moléculaires complexes, d'attachement d'une protéine d'enveloppe du virus à un récepteur de la membrane de la cellule cible. Toujours est-il que lorsque vous n'avez pas la bonne clé, vous n'entrez pas par la porte de la cellule que vous souhaitez investir.
C'est ce qui se passe jusqu'à présent avec le virus H5N1: il n'a pas ou pas encore les bonnes clés pour entrer. Certes, des mutations appropriées pourraient venir modeler la protéine de surface qui tient lieu de trousseau de clés, jusqu'à ce qu'une bonne clé finisse par lui permettre d'entrer dans la cellule et la contaminer. Ensuite, il faut que les conditions environnementales locales du virus lui permette sa réplication. Mais là encore, ce n'est pas gagné.
Dans les voies respiratoires des oiseaux, il fait beaucoup plus chaud (40 degrés) que dans celles des mammifères (33 à 35 degrés dans l'arbre respiratoire humain); les conditions d'acidité non plus ne sont pas les mêmes, le pH est beaucoup plus élevé dans les cellules humaines; bref, tout cela constitue une barrière d'espèce qui protège fortement les mammifères – dont les humains – d'une transmission interhumaine de la grippe aviaire.
On sait cependant que ces barrières ne sont pas immuables, que l'évolution des virus par des mutations appropriées finit parfois par permettre qu'ils se propagent dans de nouvelles populations du règne vivant. Mais cela peut prendre un an, un siècle ou mille ans.
Il n'existe donc pas à ce jour de preuve d'une transmission du virus H5N1 entre espèces de mammifères. Le chat, contaminé en France, l'aurait été via des canards sauvages porteurs du H5N1 et n'a pas contaminé d'autres chats à notre connaissance, ni les êtres humains avec qui il vit.
Pour autant, au vu de la forte circulation du virus chez les oiseaux et du nombre de mammifères atteints, ainsi que de la virulence et de la létalité du virus lorsqu'il affecte les humains, il est important de faire en sorte que des précautions soient prises d'autant que plus un virus circule, plus il a de risques de muter dans une direction pas forcément favorable.
Dans ce cadre, il importe de mettre en place des mesures de prévention et c'est en ce sens que l'OMS écrivait en décembre 2022 : «Comme ces virus évoluent et se propagent constamment dans les populations animales, et avec un risque accru d'exposition pour les humains, il est urgent d'accroître la vigilance et les actions de santé publique.»
Ces actions sont de plusieurs ordres:
- préserver la santé et la vie des personnes se trouvant au contact d'animaux porteurs du virus;
- préserver la santé et la vie animales;
- préserver les écosystèmes;
- préserver l'emploi des professions concernées (éleveurs, techniciens, vétérinaires, etc.);
- réduire les risques que le virus mute ou se recombine avec d'autre virus, de la grippe notamment, et finisse par s'adapter à l'être humain.
Il convient pour cela de renforcer la surveillance animale et humaine et conduire des actions concrètes de recherche à large échelle, comme c'est le cas de l'initiative Prezode. Celle-ci rassemble aujourd'hui cent partenaires internationaux, et l'adhésion de sept pays sur quatre continents sert ces objectifs.
Des recommandations ont également été faites aux professionnels. De nombreux scientifiques s'accordent sur le fait, par exemple, qu'il serait préférable de fermer les élevages de visons, qui n'ont rien d'absolument indispensables, tant que le risque d'épizootie est élevé comme actuellement.
En outre, il convient:
- de rappeler aux promeneurs de ne pas toucher des oiseaux morts ou blessés sur la voie publique, en forêt, dans les champs ou sur les plages et de les signaler à l'Office français de la biodiversité ou à la Fédération des chasseurs, et d'en informer la mairie;
- de se protéger individuellement par un masque et des gants lorsqu'on est au contact d'oiseaux sauvages morts ou durant des expositions professionnelles d'oiseaux d'élevage;
- de se faire vacciner contre la grippe saisonnière, lorsqu'on est un professionnel travaillant au contact d'oiseaux sauvages ou d'élevage, afin de réduire les risques de recombinaisons entre les virus animaux et humains;
- de consulter un médecin en cas de symptômes grippaux ou de troubles neurologiques survenant dans les dix jours qui suivent un contact potentiellement à risque.
La question de l'anticipation d'une future pandémie de H5N1 se pose. En raison de la forte létalité du virus et du caractère transmissible des virus grippaux humains, il s'agirait de mettre déjà au point un vaccin contre cette souche H5N1. Il pourrait être destiné d'abord aux professionnels particulièrement à risque, parce que travaillant au contact d'animaux vivants concernés.
La recherche et le développement d'un vaccin universel contre la grippe permettant de se prémunir contre les variantes humaines et non humaines du virus de la grippe sont quant à eux des serpents de mer bien connus des chercheurs. Mais il ne faut évidemment pas baisser la garde ni les investissements ici non plus: un jour trouvera-t-on peut-être le Graal?
Le H5N1, comme l'a fait le COVID-19, nous rappelle combien il est important de penser la santé humaine, animale et celles des écosystèmes comme un tout en vertu de l'approche dite «Une seule santé», traduction de l'anglais «One Health», qui vise à décloisonner la recherche, la surveillance et l'action contre les maladies se trouvant à l'interface entre l'homme, l'animal et l'environnement.
Enfin, parce qu'on ne peut pas appeler la population à rester en hypervigilance permanente, il faut rappeler que l'émergence du virus grippal aviaire H5N1 ne date pas d'hier, mais de près de trente ans, et qu'il avait déjà fait trembler les autorités de santé d'Asie du Sud-Est au début des années 2000. Il faut même se méfier des nouvelles lignes Maginot qu'on est souvent tenté de construire contre des ennemis dont on croit connaître les desseins. Alors qu'on redoutait dans la première décennie du siècle une épidémie due au virus H5N1 humanisé venant d'Asie du Sud-Est, c'est une grippe A/H1N1 issue d'une recombinaison d'un virus aviaire avec celui du porc qui nous est venue... du Mexique.
Jusqu'à ce jour, et de mémoire d'homme, seuls les virus H1N1, H2N2 et H3N2 ont causé des pandémies chez l'humain et il n'est pas certain que ce paysage épidémiologique change de sitôt. Nous semblons être aujourd'hui dans nos observatoires à attendre l'ennemi H5N1 dont nous pressentons l'attaque avec une certaine anxiété, mais il se pourrait bien, vis-à-vis de H5N1, que l'ennemi ne se présente pas ou qu'il n'arrive jamais à ouvrir les portes bien scellées des cellules de nos organismes humains.
Source : https://www.slate.fr/story/245234/grippe-aviaire-pandemie-animaux-humains-h5n1-transmission-oiseaux