« Le dérèglement climatique n’est pas une réalité naturelle, mais un problème hautement politique »
Alors que de plus en plus de voix s’élèvent pour faire de l’écologie une cause transpartisane, le philosophe, Dominique Bourg et le cinéaste, Cyril Dion, contestent, dans une tribune au « Monde », la possibilité d’une transformation écologique de la société faisant l’économie de toute conflictualité.
Le 11 avril, à l’Assemblée nationale, Christophe Béchu, ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires, s’écriait : « Le dérèglement [climatique] est une réalité qui n’est pas politique, mais qui est naturelle. Cessez d’en faire des objets de polémique. (…) Arrêtez l’idéologie, entrez dans le pragmatisme et les solutions. C’est à ce prix-là qu’on réunira nos concitoyens avec l’écologie. En n’en faisant pas un champ de bataille stérile. »
Quelques jours plus tard, le 14 avril, le journaliste Hugo Clément réagissait à une violente polémique sur les réseaux sociaux. Alors qu’il était accusé d’avoir contribué à banaliser le Rassemblement national et permis une vaste opération de « greenwashing » du parti en allant débattre avec Jordan Bardella dans un événement organisé par le magazine réactionnaire et xénophobe Valeurs actuelles, où il avait reçu de longs applaudissements et l’onction du leader du parti d’extrême droite (qui a notamment déclaré : « Je partage beaucoup de ce qui a été dit. Et je pense que si l’écologie politique veut mener son combat à bien pour alerter l’opinion, il faudrait peut-être moins de Sandrine Rousseau et un peu plus d’Hugo Clément »), le journaliste répliquait : « Il faut débattre avec TOUT le monde (…). La vraie victoire de l’écologie sera le jour où TOUS les partis politiques proposeront des mesures à la hauteur des enjeux. »
Ces deux épisodes nous plongent au cœur du problème :
l’écologie est-elle politique ?
De gauche ou de droite ?
Doit-elle au contraire échapper à toute polémique, dans une logique transpartisane ?
Dans ce cas, faut-il tenter de convaincre des partis réactionnaires, ouvertement xénophobes, peu démocrates, répressifs à l’égard des minorités et des communautés LGBTQIA+, de s’engager pour le devenir de la planète au nom d’un intérêt supérieur – au motif que si la planète devient inhabitable, tout le reste serait accessoire ?
Commençons par la question politique. Contrairement à ce qu’affirme Christophe Béchu, le dérèglement climatique n’est pas une réalité « naturelle », mais un phénomène tant social que géophysique, causé par des décennies d’activités humaines, qui résultent de décisions et d’orientations politiques.
Il s’agit donc bien d’un problème hautement politique, qui remet en cause tant nos manières de penser que l’organisation de nos sociétés. Et qui ne se résoudra pas par quelques mesures techniques consensuelles, mais par des transformations profondes.
On peut alors se demander si tous les partis sont prêts à ces bouleversements. Car pour la majorité d’entre eux, depuis la fin du XIXe siècle, le consensus démocratique sur lequel ils s’appuient repose sur une idée simple : maximiser les forces productives, et donc la production générale de richesses, puis la redistribuer, pour s’arracher à la « vallée des larmes ». Ce consensus en creux pouvait jusqu’ici se décliner à gauche comme à droite : d’un côté rationaliser la production, redistribuer arithmétiquement la richesse produite ; de l’autre, libérer l’entreprise privée et redistribuer au prorata du mérite des uns et des autres.
Il vole aujourd’hui en éclat. Augmenter incessamment les richesses et les flux d’énergie et de matière qui en découlent détruit l’habitabilité de cette planète. Six des neuf limites planétaires définies par le Stockholm Resilience Centre ont déjà été dépassées.
Le climat se dérègle, les espèces disparaissent à un rythme effréné, les sols perdent leur fertilité et leur capacité à retenir l’eau, les plastiques saturent les océans et pénètrent nos cellules… Et ce sont les plus fortunés qui détruisent le plus : les 10 % les plus riches émettent de 34 % à 45 % des gaz à effet de serre mondiaux, quand les 50 % les plus pauvres n’en émettent que 13 % à 15 %.
L’ambition d’une écologie politique n’est donc pas simplement de se décliner à gauche et à droite, mais de fonder un nouveau consensus démocratique où il ne s’agit plus de produire un maximum de richesses, mais de trouver l’optimum compatible avec les limites planétaires – tout en resserrant significativement les écarts entre riches et pauvres, de sorte qu’il n’y ait plus d’individus qui détruisent, à leur échelle, l’équivalent de plusieurs planètes. En d’autres termes : aller vers une société plus sobre et plus équitable.
Il s’agit également de repenser sa finalité. Passer d’une augmentation infinie des richesses et du confort humain par la croissance matérielle comme alpha et oméga, à préserver les conditions d’habitabilité de la planète comme priorité. A ne plus nous considérer « maîtres et possesseur de la nature », selon la formule de Descartes, mais « vivants parmi les vivants », selon celle du philosophe Baptiste Morizot.
Or, ce nouveau consensus démocratique n’est, en l’état, compatible ni avec le projet de l’extrême droite, ni avec le techno-solutionnisme des libéraux, ni avec le productivisme de certains partis de gauche. Pourquoi ? Parce que du côté des libéraux et des productivistes, la recherche de la croissance reste le maître-mot du projet politique.
Or, comme le pointe le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) dans son sixième rapport de synthèse : « Il semble de plus en plus évident que même un découplage absolu généralisé et rapide pourrait ne pas suffire à atteindre ces objectifs [de l’accord de Paris] sans une certaine forme de décroissance économique. » Autrement dit, protéger l’habitabilité de la planète demande de réinventer notre économie pour drastiquement diminuer notre consommation d’énergie et de matière, tout en vivant mieux. Quitte à rogner sur les profits. Pour le moment, personne n’y est prêt.
Du côté de l’extrême droite se pose ardemment la question des valeurs et du projet politique. Le respect des droits humains, de la démocratie, de la diversité, sont au cœur d’une vision écologique progressiste du monde. Tous les partis qui cherchent à nier cette diversité, à l’écraser, ne peuvent prétendre l’épouser.
Car le respect du vivant est aussi celui des êtres humains : des gays, des personnes transgenres, des femmes, des personnes racisées… Voulons-nous sauver les tortues tandis que nous laissons mourir les réfugiés en Méditerranée ? Voulons-nous plus d’agriculture bio et locale dans un Etat autoritaire ? Certainement pas.
C’est donc un projet politique entièrement nouveau, reposant sur un autre consensus démocratique qu’il s’agit de fonder. Et comme tout consensus nouveau qui demande de repenser notre relation aux autres et au monde (par exemple, la fin de la monarchie, de l’esclavage, de la ségrégation, la mise en place des droits des femmes…), il ne se construira pas sans conflictualité et sans prise de parti politique. Car si nous pouvons nous entendre sur le constat, les réponses à apporter divergent fortement. Des conservatismes puissants sont à l’œuvre, cherchant à tout prix à protéger leurs intérêts. Il s’agit désormais de faire primer l’intérêt de tous les vivants sur celui de quelques-uns.
Les auteurs :
Dominique Bourg est philosophe, professeur honoraire à l’université de Lausanne (Suisse), spécialiste des questions environnementales. Il est coauteur du manifeste « Retour sur Terre. 35 propositions » (PUF, 2020).
Cyril Dion est coréalisateur (avec Mélanie Laurent) du documentaire « Demain », auteur du « Petit manuel de résistance contemporaine » (Actes Sud, 2018).