L’artificialisation brute: 2,5 million de m² de zones commerciales en plus d’ici 5 ans
Les joies de la proximité, le crépuscule de la grande distribution, la revanche des villes moyennes? Oubliez. Rappelez-vous du sort qu’on prédisait aux zones commerciales, juste après le COVID ? Elles étaient foutues.
Zone commerciale à La Châtre (Indre). Depuis 2019, une nouvelle grande surface a ouvert en périphérie de cette petite ville qui perd des habitants.
C’était terminé, pensez-vous. D’ailleurs, on n’en construirait plus. Le nouveau maître mot, désormais, c’était « zéro artificialisation nette » (ZAN), un concept adoubé par la Convention citoyenne pour le climat de 2020 et figurant dans la loi Climat et résilience de 2021, qui consiste à ne pas artificialiser davantage que ce que l’on rend à la nature. Dit autrement, on peut transformer une terre agricole en terrain urbanisé, à condition de faire l’inverse ailleurs. Précisons que, l’inverse étant extrêmement rare et difficile, comme l’explique l’économiste Alice Colsaet, ZAN, « zéro artificialisation nette », se traduit dans les faits par ZAB, « zéro artificialisation brute ».
Or, le ZAN fait l’unanimité contre lui, et pas seulement dans les discours. Cette démarche, qui doit aboutir en 2030, serait « une punition », génératrice de « tensions », et signerait même « la fin de la maison individuelle avec jardin ». Même des associations d’élus pro-vélo y voient avant tout la difficulté à créer de nouvelles pistes cyclables, alors qu’elles devraient soutenir sans réserves une démarche qui consiste à limiter l’étalement urbain, générateur de longs trajets forcément motorisés. Chacun avance son argument, qui revient toujours au même: « moi, j’artificialise très peu! »
Arnaud Svrcek, maire de Courmelles (Aisne) s’oppose à un projet industriel polluant et consommateur de terres agricoles.
Que tous ces inquiets se rassurent, la France continue d’artificialiser ses sols à bonne vitesse. Voici un exemple industriel: à Courmelles (1 900 habitants, Aisne), à côté de Soissons, l’entreprise danoise Rockwool, qui fabrique de la laine de roche servant comme isolant, espère implanter une usine sur une quarantaine d’hectares de terres agricoles, pour 130 emplois, soit un « rendement » d’emplois à l’hectare très faible. Le projet, porté par la région des Hauts-de-France et l’agglomération de Soissons, est contesté par le maire de la commune, des riverains et des professions médicales du Soissonnais, inquiètes des conséquences en matière de santé publique d’un processus industriel hautement polluant.
Le stock baisse par rapport aux années folles de la grande distribution, mais reste très élevé.
En matière de commerce, les chiffres obligeamment fournis début février par Procos, la fédération des enseignes, sont impressionnants. Certes, le nombre de projets de zones commerciales a tendance à baisser par rapport aux années les plus fastes pour la grande distribution, qu’on peut situer entre 2000 et 2017. Mais les promoteurs ont encore dans leurs cartons 477 projets de zones commerciales à réaliser dans les 5 ans, soit au total 2,5 millions de m². En fait de ZAN, on serait plutôt, rien que pour le commerce, à 2,5 millions d’artificialisation brute.
« Fermeture définitive » dans le centre-ville de Mâcon. Une conséquence parmi d’autres de l’artificialisation brute.
Une grosse moitié de ces projets, 272 pour 1,7 millions de m², ont obtenu les autorisations nécessaires. Mais les promoteurs ne baissent jamais les bras et ils ont manifestement raison: 89% des surfaces demandées sont autorisées en Commission départementale d’aménagement commerciale (CDAC) composées d’élus complaisants, qui, plus que jamais, sont des machines à dire oui. Procos l’écrit d’ailleurs sans rougir: même si « la taille moyenne des projets diminue », 2022 fut « une très bonne année pour l’immobilier de commerce, notamment les parcs d’activité commerciale ». En outre, comme le souligne Patrice Boulanger, commerçant sur les marchés de Pau, « Procos ne parle pas de tout des projets de 999 m² ou moins » qui passent sous les radars des CDAC et « déciment les commerces des villages, bourgs , marchés de plein air ».
Mécaniquement, l’artificialisation des sols et la construction de zones commerciales ou d’habitation toujours plus éloignées des pôles existants provoquent la dispersion des activités, l’accroissement des distances et le recours massif à la voiture individuelle. La machine à créer des « gilets jaunes », hyperdépendants à la voiture, fonctionne toujours à plein régime.
Les « ouvertures emblématiques ». Voyez comme la terre a été retournée pour construire le complexe de la photo de droite.
La publication de Procos est précieuse, car elle fournit, comme chaque année, la liste exacte des dix principales zones commerciales inaugurées en 2022, ainsi que leurs promoteurs, et la liste des plus gros complexes qui ouvriront en 2023. On sait donc précisément quelles entreprises sont responsables de l’artificialisation. Les photos, comme celle de Rocadest (Carcassonne) ci-dessus, mettent bien en évidence les scarifications imposées à la nature.
Pour 2022 figurent un complexe Ikea à Nice pour 24000 m², ou la zone commerciale Rocadest (mais quel joli nom, au passage) à Carcassonne pour 20 000 m². En 2023, parmi les « ouvertures emblématiques », on remarque Neyrpic, une zone commerciale de 24 000 m² dans la banlieue de Grenoble, qui avait été très contestée localement, ou un encore complexe dédié aux « marques » à côté de Giverny (Eure), pour 17 000 m². A tous les coups, ils vont l’appeler « Les nymphéas ».
Le projet Neyrpic, à Saint-Martin d’Hères (Isère), en 2017. Le lieu était à l’époque une friche herbeuse et partiellement urbanisée.
Comme le souligne en commentaire « SebA », dont le profil LinkedIn montre qu’il est un spécialiste de l’urbanisme commercial, les surfaces commerciales ne correspondent pas m² par m² aux surfaces artificialisées. En effet, la mesure par Procos des surfaces commerciales de périphérie ne comprend pas les parkings ni les voies d’accès, et, à l’inverse, une zone nouvelle peut être construite dans un quartier de banlieue, déjà industrialisé. Mais l’essentiel des nouvelles surfaces continuent d’être construites en périphérie, et consomment donc davantage d’espace. Même lorsqu’ils sont en ville, comme Neyrpic (ci-dessus) à Grenoble, les projets se traduisent pas une imperméabilisation des sols supplémentaires.
La liste des projets et des entreprises responsables de l’artificialisation.
Consommer des terres agricoles demeure le réflexe le plus simple, le plus évident, dans la France de 2023, toujours et encore. En conséquence, et sans surprise, la vacance commerciale continue de progresser. En moyenne, le taux de vitrines vides est passée de 9,9% à 11% en centre-ville. Dans les villes moyennes, la vacance commerciale progresse moins que dans les grandes villes, qui ne sont plus épargnées, mais se stabilise à un niveau très élevé. Le lobby anti-ZAN est particulièrement efficace.
Sans surprise, la vacance commerciale progresse.