Batteries électriques : A Lens, au coeur de la première "gigafactory" française
La première usine de batteries pour véhicules électriques de l'Hexagone est en train de sortir de terre près de Lens. Les investissements sont lourds et les dimensions impressionnantes. Les machines, elles, viennent… d'Asie. Reportage.

Achevé à l'automne, le premier bloc de production de l'usine d'ACC fait 644 mètres de long sur 94 mètres de large. La partie la plus élevée du bâtiment fait 34 mètres de haut.
Chaque jour, douze conteneurs de machines arrivent par camion sur le site de Douvrin/Billy-Berclau, près de Lens. Pour les stocker, il faut deux terrains de foot. Autour, des équipes de techniciens chinois ou coréens. Certaines machines valent plus de 1 million d'euros pièce et les contrôles à réception peuvent nécessiter plus d'une semaine. Cachés sous des bâches bleues, ces équipements sont destinés à la construction de la première grande usine française de modules de batteries pour véhicules électriques. Cette "gigafactory" aura une capacité de production de 40 GWh par an en 2030. De quoi équiper plus de 500 000 voitures électriques.
L'usine est construite par Automotive Cells Company (ACC), une société créée en août 2020 et détenue à parts égales par Stellantis, TotalEnergies et Mercedes. La première unité de production, d'une capacité de 13,4 GWh et d'un coût de près de 800 millions d'euros, sera inaugurée le 30 mai, par les dirigeants des trois actionnaires, le président Macron et le chancelier Scholz. Les premières cellules commercialisables seront produites en novembre. Stellantis prévoit de construire trois "gigafactories" en Europe pour un coût total de 7 milliards d'euros.
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Douvrin/Billy-Berclau, février 2023. Les machines et les équipements de la "gigafactory" sont stockés sur l'équivalent de deux terrains de foot.
A Douvrin/Billy-Berclau, l'usine s'installe sur un site industriel existant, utilisé par Stellantis pour fabriquer des moteurs thermiques. ACC y occupe une superficie de 34 hectares. Il suffit de traverser la route pour passer d'un site à l'autre. Aujourd'hui, 500 à 600 employés de prestataires travaillent sur le chantier, auquel s'ajoute une centaine de salariés d'ACC. Mais les effectifs augmentent rapidement. « On voit des gens en entretien d'embauche tous les jours », explique Denis Mayeux, « shift manager » chez ACC. Les « ACC » seront 400 fin 2023 et plus de 1.200 en 2025. En 2030, l'usine de Douvrin/Billy-Berclau comptera au moins 2.400 salariés. Les trois gigafactories d'ACC suivront le même processus.
Sur place, le sentiment de participer à un projet exceptionnel est perceptible. Auparavant, Quentin Latko travaillait à l'usinage de vilebrequins, dans l'usine de moteurs. « C'était l'huile et les copeaux », dit-il. Il a tout de suite été volontaire pour aller chez ACC et participer pendant quatorze mois à la construction d'une usine-pilote, à Nersac, en Nouvelle-Aquitaine. « Je savais que c'était une chance de pouvoir partir là-bas pour se former et revenir ensuite ici pour le démarrage. Dans une vie, un projet comme celui-là, il ne faut pas le rater », témoigne le technicien de 25 ans.
« C'est un tiot gamin comme on dit ici », sourit Christophe Planque, superviseur au sein de l'équipe chimie. « Avec ce projet, on a le sentiment de continuer l'activité de la région, du secteur, mais autrement. On retrouve la même ambiance, la même solidarité sur cette nouvelle usine qu'à la Française de Mécanique [la filiale de Stellantis qui produit des moteurs, NDLR] car il y a beaucoup de collègues en reconversion. » « Moi je ne viens pas de chez Stellantis, mais le projet m'a vraiment donné envie de rejoindre ACC. Quand j'étais plus jeune, au lycée, on nous parlait de la globalisation, du fait que tout partait à l'étranger et je trouve cela énorme d'avoir une grosse usine comme cela dans notre région », relève Denis Mayeux, qui vient d'Hénin-Beaumont.
Le bâtiment du premier bloc de production de l'usine a été achevé à l'automne. Les dimensions sont impressionnantes : 644 mètres de long sur 94 mètres de large. Une fois à l'intérieur, on ne voit pas le bout de l'allée qui dessert les différentes salles. La partie la plus élevée du bâtiment fait 34 mètres de haut. Elle abrite le début du processus de fabrication des électrodes : la production d'un mélange homogène à partir de différentes poudres de matériaux (cobalt, nickel, manganèse ou oxyde de lithium).
Cette hauteur est nécessaire parce que le processus est vertical. Les matières sont stockées à l'étage et envoyées par gravité dans des cuves métalliques installées en dessous. Il y en aura seize au total, installées dans quatre salles sèches, dédiées pour moitié aux cathodes et pour moitié aux anodes. Pour accéder à ces salles, les salariés porteront des combinaisons blanches comme dans l'industrie des semi-conducteurs. Dans une usine de cellules de batteries, l'humidité, c'est l'ennemi.
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Utilisées au début du processus de fabrication des électrodes, ces cuves permettent de réaliser un mélange homogène à partir de différentes poudres de matériaux.
Les mélanges issus des cuves, « les encres » dans le jargon du métier, seront ensuite déposés sur des films à haute température, « les feuillards », avec une précision d'épaisseur de quelques microns (millionièmes de mètre). Une étape appelée « coating ». Elle se déroulera dans une salle de 10.000 m² en cours d'installation.
Douze fours sont déjà disposés les uns derrière des autres car plusieurs niveaux de températures et de ventilation sont nécessaires pour déposer et sécher les encres. Fabriqué par un spécialiste coréen (PNT), chaque four fait environ 5 mètres de long, 1,5 mètre de haut et pèse 8 tonnes. A terme, la salle en comptera 96. Il y aura des lignes de fours pour l'anode et d'autres pour la cathode. Les feuillards circuleront à une vitesse de 80 mètres par minute. Autant dire qu'il faudra être réactif car, en cas d'erreur, on a vite fait de faire plusieurs kilomètres.
Dans une "gigafactory", la fabrication des électrodes prend théoriquement moins d'une journée, celle des cellules environ deux semaines. Tout au long de ce processus, des milliers de données informatiques seront collectées sur les électrodes et les cellules pour être analysées et améliorer le process. « Plus vous avez de données, plus vous voyez la moyenne, les dispersions, les corrélations et les risques », précise Frédéric Przybylski, le directeur industriel d'ACC. Pour traiter ces données, ACC a recruté un Chief Data Officer chez Saft, des data scientists et des data analysts.
L'avancement du chantier est rapide. « Depuis la création d'ACC, le poteau d'arrivée n'a pas bougé », indique Matthieu Hubert, le secrétaire général d'ACC. Chaque jour, une réunion a lieu à 8 h 45 entre les responsables des différentes équipes (ingénierie, maintenance, production…) pour échanger sur la progression des travaux. L'idée est de tout de suite faire remonter un problème s'il y a un blocage. « On participe au montage et à l'aménagement des machines mais nous sommes aussi utilisateurs. On est là pour alerter si quelque chose nous pose question. Lorsqu'on va démarrer ici, ce sera de la très grosse cavalerie », raconte Christophe Planque.
Activité : fabrication de cellules et de modules de batteries.
Investissements : environ 2,4 milliards d'euros.
Effectifs : 2.400 salariés prévus en 2030.
ACC a dû gérer quelques erreurs dans le dessin du premier bâtiment. Il a fallu boucher à un endroit et percer à un autre, pour faire passer des tuyaux. Pour les prochains blocs, ACC utilisera un jumeau numérique fourni par Siemens permettant d'avoir un bâtiment en 3D avec absolument toutes les machines à l'intérieur. Ce qui n'était pas le cas jusqu'à présent. L'outil permettra aussi de simuler les process et d'optimiser la consommation d'énergie. La construction du bloc 2 doit théoriquement démarrer en juillet. « La première chose à laquelle nous faisons extrêmement attention, c'est le niveau des dépenses car cette industrie est très intense en capital. Mais ce que l'on construit là est très compétitif en termes d'investissements. Nous sommes quasiment au budget prévu », souligne Yann Vincent, le directeur général d'ACC.
Ci-dessous Yann Vincent, le directeur général d'ACC (Automotive Cells Company) à Douvrin/Billy-Berclau en février 2023
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Tous les employés ACC du chantier sont passés pendant trois mois minimum par l'usine pilote de Nouvelle-Aquitaine. Au départ, la construction de ce site, à l'échelle 1, a fait tiquer certains. Son coût, 100 millions d'euros, était jugé élevé. Mais sa nécessité fait aujourd'hui consensus. Il faut s'approprier les processus, travailler à l'amélioration des rendements et former les équipes aux machines. Northvolt, le pionnier européen des batteries, a lui aussi construit un site pilote, avant de démarrer fin 2021 sa gigafactory suédoise.
Il faut bien comprendre que l'industrie européenne se lance dans la bataille avec au moins dix ans de retard sur l'Asie. Il y a un énorme apprentissage industriel à mener. A Douvrin/Billy-Berclau, les fournisseurs de biens d'équipements sont à 20 % coréens et à 80 % chinois. En 2009, la décision de Pékin d'aller vers la voiture électrique a permis à la Chine de créer tout un écosystème.
« A l'exception de l'assemblage des modules, fourni par Comau, il n'y a pas un morceau du process qui soit fourni par des entreprises européennes d'équipements », pointe Yann Vincent. La partie mécanique de l'usine est par exemple entièrement livrée par deux sociétés chinoises, Lead et Hynn. Pour ACC, sécuriser et renforcer les relations avec ces fournisseurs est essentiel car ils sont très courtisés.
« Cette industrie n'existe absolument pas en Europe. Les gens qui savent vraiment ce que c'est, sont peu nombreux sur le Vieux Continent », poursuit Yann Vincent. « Il faut être vraiment très humble. Ici tout est nouveau. On doit faire des hypothèses », ajoute Frédéric Przybylski. Le secteur investit des milliards mais fonctionne beaucoup sous forme « d'essais-erreurs ». Pour une cellule d'une certaine puissance, densité d'énergie et durabilité, le traitement électrique le plus efficace, c'est-à-dire le cycle de charges/décharges à réaliser, n'est pas quelque chose de « théorisé » par l'industrie. Même chose pour les « recettes » de fabrication des encres.
Les batteries « made in France » pour véhicules électriques ont visiblement une terre d'élection : les Hauts-de-France. Après la "gigafactory" de Stellantis, TotalEnergies et Mercedes, deux grands projets liés à Renault vont s'installer dans la première région automobile française.
Le groupe asiatique Envision AESC va investir 1 milliard d'euros pour construire une usine à Douai en 2024 tandis que la start-up française Verkor prévoit la construction d'un site à Dunkerque en 2025 pour un montant de 1,5 milliard d'euros. L'ensemble pourrait représenter jusqu'à 7.500 emplois directs et 15.000 emplois indirects selon la région.
Aujourd'hui, la performance se mesure sur deux critères : le taux de rebut et le taux d'utilisation de l'usine. Un bon taux de rebut se situe entre 5 et 10 % mais LG, Panasonic ou BYD ont connu des taux de plus de 20 % lors de la montée en puissance de leurs usines. En 2018, Tesla a eu du mal à augmenter la production de sa Model 3 à cause des difficultés rencontrées sur sa gigafactory de Reno, dans le Nevada . Selon la presse américaine, elle a affiché un taux de rebut allant jusqu'à 40 % en 2018. D'après l'ONG Transport & Environnement , pour une nouvelle usine, il faut s'attendre à un taux de rebut de 25 % la première année pour descendre à 5 % au bout de cinq ans.
« Cette industrie, bien que très capitalistique, est par certains côtés très artisanale. Même les Asiatiques ont dans leur partie chimie des approches assez empiriques. Ma conviction, c'est qu'avec l'intelligence des ingénieurs européens, on doit être en mesure de faire parler les milliers de données mesurées sur notre process afin de mieux le piloter. C'est sur le process qu'on peut arriver à rattraper, voire dépasser la concurrence », estime Yann Vincent. Sur le produit, les prochaines générations de batteries, ce sera plus difficile car tout le monde a ses partenariats avec de grands instituts de recherche.
L'usine de Douvrin/Billy-Berclau devra ensuite relever le défi du coût de l'énergie. La consommation d'électricité du site représentera l'équivalent de la ville de Marseille. Au prix spot actuel, cela représenterait environ 20 % du coût de production d'une cellule. « Le coût et la disponibilité de l'énergie sont quelque chose d'absolument critique pour nous », confirme Yann Vincent. Une ligne de 220.000 volts alimente le site et une sous-station électrique a été spécifiquement construite. « En août 2022, nous avons dérouté la ligne de secours de l'usine de moteurs pour la relier au site ACC », se souvient Frédéric Przybylski. L'approvisionnement en matières premières, une des faiblesses de l'Europe, sera également une question clé.
Dans les modules de batterie, ACC vise une part de marché de 15 à 20 % à l'horizon 2030 en Europe. La société a déjà des contrats de fourniture avec Stellantis et doit signer avec Mercedes cette année.
A Douvrin/Billy-Berclau, le chantier change de visage chaque jour. Les délais et les coûts du projet sont tenus. Mais c'est sans doute la partie la plus facile de l'affaire. Le calage de la production sera, lui, le véritable défi.