Think out of the PIB
Si nous devions inventer un indicateur qui mesure le progrès pour l'humanité, ne mettrions-nous pas, en son coeur, l'humain et la planète ? La santé, le climat, la nature, l'éducation, le mieux-vivre ensemble, le bien-vieillir ? s'interroge Marie Eloy.
Il est temps de penser « en dehors de la boîte » et de modifier notre vision du progrès. Depuis 1944, l'indicateur de référence pour évaluer la puissance d'un pays n'a pas changé. Le PIB, le produit intérieur brut, « sorte de calculatrice géante qui additionne toutes les transactions au sein d'une économie », « mesure tout, sauf ce qui fait que la vie vaut la peine d'être vécue ».
Son créateur, le prix Nobel Simon Kuznets, avait lui-même mis en garde contre son caractère restreint et financier, qui n'évalue… ni le bien-être d'une population ni la préservation de l'environnement ! Face aux crises multiples, nos enfants nous maudiront, à raison, si nous continuons de concevoir nos politiques publiques en fonction de ce PIB obsolète.
Lorsqu'on se demande sincèrement : que signifie le progrès pour l'humanité ?
De quoi avons-nous profondément besoin pour mieux vivre ?
Les réponses ne sont ni la consommation, ni la compétitivité, ni plus de richesse financière… qui sont comptabilisés par le PIB pour donner le cap au monde.
Si on partait d'une feuille vierge collective, ne mettrions-nous pas, en son coeur, l'humain et la planète ?
La santé, le climat, la nature, l'éducation, le mieux-vivre ensemble, le bien-vieillir ?
Tout ce qui constitue la survie et l'essence de l'humanité et qui touche chacun d'entre nous. Ces aspirations, qui ont été déclassées, ont pour point commun d'appartenir au « care », à l'univers global du soin, qui n'est pas mesuré à sa juste valeur dans le PIB. Loin des positions de pouvoir et de décision, ces secteurs très féminisés, par construction et par division du travail, ont ainsi été progressivement dévalorisés financièrement et socialement. Ou sont carrément non rémunérés : le travail gratuit qu'il soit domestique, parental ou d'aidant, effectué à deux tiers par les femmes, représenterait jusqu'à 27 % de PIB en plus s'il était calculé. Or ce qu'on ne mesure pas ne compte pas.
Changer d'indicateur permettra de repenser globalement la place du soin envers l'humain et la nature et de le revaloriser financièrement, ce qui améliorera son attractivité, sa qualité et son équilibre femmes-hommes. En nous appuyant sur les critères importants pour l'humanité et non plus pour l'économie, le bon sens prendra le dessus.
Ce changement de perception du progrès a été initié symboliquement par le Bhoutan dès 1972 avec le bonheur national brut (BNB), repris depuis par de multiples organismes, dont l'ONU, sans efficience réelle. Plusieurs gouvernements comme l'Islande ou la Finlande ont décidé d'implémenter concrètement de nouveaux critères.
En Nouvelle-Zélande, depuis 2019, le budget et les politiques sont centrés sur les indicateurs de santé, de bien-être de la population et du climat. L'Australie commence à suivre son exemple pour « mesurer ce qui compte ».
Pragmatiquement, nous bénéficions d'un - rare - système de santé universel, même en souffrance. Philosophiquement, nous avons instauré des commissions sur ces sujets dès 2009. Législativement, la loi Sas de 2015 - qui n'est pas appliquée - impose « au gouvernement d'évaluer ses réformes à l'aune de nouveaux indicateurs de richesse ».
La France a donc les moyens rejoindre les pionniers d'une nouvelle forme de puissance. Dans les entreprises, les critères d'impact ont déjà une importance croissante. Ayons ce courage en politique. Nous serions, certes, en décalage avec les autres pays au début, mais ce mouvement est inéluctable.
Dans dix ans, face aux crises, le PIB sera archaïque. Soyons visionnaires et inspirons-nous de la perspicacité de l'Abbé Pierre : « C'est quand chacun de nous attend que l'autre commence qu'il ne se passe rien. » Commençons donc.
Source : https://www.lesechos.fr/idees-debats/editos-analyses/think-out-of-the-pib-1907177