En anticipant le déluge !
Les dégâts causés en milieu urbain par les inondations et les pluies diluviennes sont souvent catastrophiques.
Peut-on les prévenir ? Oui, dans une certaine mesure, grâce aux outils de modélisation.
En juillet 2021, après de fortes pluies, la ville de Rochefort, en Belgique, a subi d’importantes inondations. Aurait-on pu les anticiper pour mieux les gérer ?
Dès la mi-août 2022, soit bien avant l’automne où elles sont « habituellement » attendues, les inondations ont fait la une des médias, des trombes d’eau s’étant abattues sur de nombreuses régions : le pourtour méditerranéen, coutumier du fait lors des épisodes intenses en fin d’été, mais aussi les reliefs alpins et, plus surprenant, les abords de la Manche, l’Île de France…
Ainsi, le 16 août, 70 % de la pluie censée tomber pendant un mois entier s’est déversée sur Paris et ses alentours en quatre-vingt-dix minutes. Le lendemain, Marseille a reçu en une nuit ce qui y tombe en six mois. Septembre 2022 n’est pas en reste avec 135 millimètres tombés dans la nuit du 6 au 7 sur Nîmes.
Lors de ces pluies extrêmes, les zones urbaines imperméabilisées sont particulièrement affectées. Les infrastructures comme les collecteurs et les bassins de rétention sont rapidement saturées et le ruissellement sur les toits et dans les rues peut faire monter le niveau de l’eau de plus de 1 mètre en moins d’une heure.
Ces dernières années, les inondations urbaines ont été largement médiatisées. Le changement climatique joue bien sûr un rôle, mais cette tendance s’explique surtout par l’augmentation de l’urbanisation, les grandes agglomérations concentrant en France la plus grande partie de l’accroissement de la population.
Par rapport aux décennies précédentes, la population afflue désormais dans les communes périphériques des grandes villes plutôt que vers le centre de ces dernières. La conséquence en est une imperméabilisation importante des surfaces (habitats, zones d’activités, parkings, routes…). In fine, l’urbanisation entraîne une « double peine » : non seulement elle accroît les volumes d’eau qui ruissellent, mais en plus elle conduit à ce que les événements hydrologiques intenses affectent davantage de personnes et de biens.
La prise de conscience du problème par les responsables politiques s’est notamment traduite par l’adoption, à l’échelon européen, de la directive-cadre "Inondation". Une de ses nombreuses dispositions impose aux collectivités de mettre à jour périodiquement les cartes de risque d’inondation de leur territoire.
Les acteurs impliqués dans la gestion de ce risque sont divers : collectivités locales, services de secours et de protection civile, assureurs… Et tous sont demandeurs de solutions afin de mieux gérer la crise que représente une inondation. Avant et après l’événement, il importe de mettre en place des mesures de prévention et de mitigation (aménagement de zones de rétention, définition des périmètres inondables…). Pendant la crise, la gestion des communications, l’organisation des secours, la protection des zones sensibles (hôpitaux, écoles, centres de distribution de communications et d’énergie) sont cruciales.
Dans l’idéal, les décideurs aimeraient prévoir en temps réel, ou presque, le comportement de l’événement pluvieux intense (son déplacement, son intensité, sa dynamique…) afin de déterminer comment l’eau va ruisseler dans les différentes parties de l’agglomération. Est-ce possible ?
Pour ce faire, les bureaux d’études et les scientifiques disposent de modèles pour simuler des inondations qui fonctionnent selon un processus en deux étapes.
La première consiste à modéliser les pluies grâce à des « champs de pluie », c’est-à-dire des quantités de pluie (souvent exprimées en millimètres par heure) tombant sur une zone d’étude pendant un laps de temps déterminé. Plus précisément, ils calculent en tout point de la zone et à chaque instant des hauteurs et des vitesses d’eau. La qualité des résultats dépend donc directement de celle du champ de pluie. Celui-ci est dit « observé » s’il correspond à des mesures réelles. En pratique, on dispose de mesures grâce aux stations d’observations, notamment dotées de pluviomètres, positionnées en quelques points du territoire. Cependant, à l’heure actuelle, la densité de ces stations reste encore trop faible pour caractériser les champs de pluie avec la finesse requise.
Une autre piste consiste en des approches stochastiques, basées sur la théorie des probabilités, s’appuyant sur ces mesures. Il s’agit de simuler des champs de pluie en incluant un aspect aléatoire. De la sorte, les modélisateurs créent un nombre illimité de scénarios de pluie dont ils peuvent contrôler les particularités.
Dans un modèle stochastique cherchant à représenter un champ de pluie, en chaque point et pour chaque laps de temps, l’intensité de pluie doit être positive ou nulle (ce n’est pas vérifié par tous les modèles !). Pour simuler des champs de pluie de façon réaliste, prendre en compte les différents régimes de précipitations (pluies absentes, moyennes, intenses…) est capital et fait l’objet de recherches en cours. Une façon de faire est de considérer plusieurs types de pluie et d’avoir un modèle par type. Reste ensuite à combiner l’ensemble dans un modèle global.
Pour l’étude du risque d’inondation, il est important d’intégrer les pluies intenses, comme les épisodes de type « cévenol », car ce sont surtout elles qui entraînent des dégâts considérables. Cependant, ce type d’événements est rare. Certains modèles spécifiques fondés sur la théorie probabiliste des valeurs extrêmes ont ici leur utilité, puisqu’ils permettent d’extrapoler pour estimer par exemple une quantité de pluie centennale en disposant de seulement vingt ans d’observations.
Puisque la pluie varie dans le temps et dans l’espace, le modèle doit intégrer toutes ces dimensions. Cette modélisation est complexe, aussi nous illustrons ici seulement la composante spatiale. Si la pluie varie dans l’espace, elle tend cependant à prendre des valeurs semblables en des points géographiquement proches. Un processus aléatoire la représente en tous les points de l’espace considéré en tenant compte de cette dépendance spatiale. Dans certains modèles, elle correspond à ce qu’on appelle la « corrélation ». Des points peuvent avoir tendance à évoluer de façon semblable, contraire ou indépendante : la corrélation est alors respectivement positive, négative ou nulle.
Ce champ de pluie a été obtenu au terme d’une simulation par un processus aléatoire (de type gaussien) de l’intensité d’une pluie sur un domaine carré en utilisant une fonction de corrélation exponentielle.
On fait généralement l’hypothèse que la corrélation entre deux points de l’espace reste positive et varie avec la distance les séparant. Cette idée paraît assez naturelle : plus les points sont éloignés, plus leur dépendance spatiale est faible. Ces coefficients de corrélation et d’autres paramètres du modèle doivent être estimés pour reproduire au mieux des phénomènes réels. En s’appuyant sur les mesures, c’est-à-dire sur les champs de pluie observés, des valeurs sont alors attribuées aux paramètres du modèle par une méthode statistique. Il est ensuite possible de simuler autant d’événements pluvieux proches de la réalité qu’on souhaite.
L’étape suivante de la gestion de crise et de la simulation des inondations en milieu urbain afin de les anticiper consiste à utiliser dans des modèles hydrauliques les scénarios d’épisodes pluvieux obtenus précédemment.
En pratique, ce n’est pas si simple ! Pour modéliser la propagation d’une crue, qu’elle soit due au débordement d’un cours d’eau ou au ruissellement urbain, un logiciel calcule l’évolution des hauteurs et vitesses de l’eau pendant la durée de l’épisode pluvieux, soit plusieurs heures, voire plusieurs jours. Ces calculs nécessitent d’abord une description précise de la géométrie de la zone, chaque rue, immeuble, rond-point… Les obstacles comme les trottoirs ou le mobilier urbain jouent parfois un rôle déterminant et sont difficilement pris en compte.
Autre donnée cruciale, la topographie du domaine, c’est-à-dire l’altitude en chaque point. Ensuite, le modèle requiert une évaluation de la quantité de pluie apportée et sa répartition dans l’espace et dans le temps. C’est le rôle des modèles stochastiques de champ de pluies décrits précédemment.
Enfin, de l’eau peut arriver au bord de la zone étudiée, par une rivière par exemple, ou en sortir. Parfois, la hauteur d’eau au bord est déterminée par une station d’observation, mais il est fréquent qu’aucune mesure ne soit disponible.
Les logiciels de simulation et de prévision de crue urbaine utilisent un modèle d’écoulement de l’eau où la hauteur n’est pas contrainte. Il s’agit de résoudre des équations, issues de lois physiques, dont les inconnues sont la hauteur et la vitesse de l’eau en chaque point du domaine et à chaque instant. Ces équations étant impossibles à résoudre exactement, le logiciel utilise un modèle approché, où le domaine infini est remplacé par un nombre fini de points, la précision des résultats augmentant en général avec le nombre de ces points. Ceux-ci sont reliés pour former un ensemble de cellules, des mailles.
En milieu urbain, pour une simulation fidèle de l’évolution des hauteurs d’eau, un grand nombre de points est indispensable. Une dizaine de mailles est nécessaire sur la largeur des rues, et il faut parfois des mailles de moins de 1 mètre pour espérer représenter correctement la géométrie. Pour une agglomération de 10 kilomètres de côté, c’est de l’ordre de 1 à 10 milliards de mailles qui sont requises ! De même, les calculs ne peuvent pas être faits à chaque instant, mais seulement à intervalles de temps réguliers. Une deuxième difficulté surgit : le pas de temps doit être proportionnel à la taille de maille pour garantir la qualité des résultats. Les puissances de calcul suffisantes sont inaccessibles à l’heure actuelle…
Les hauteurs (B, du bleu au rouge, jusqu’à 5 centimètres) et les vitesses d’eau ont été simulées sur le centre de la ville de Montpellier (A, une zone de 600 mètres de côté) en utilisant une pluie stochastique « tombant », dans le modèle, sur un maillage de 45 000 mailles (C). Certaines ruelles de 2 mètres de large sont traversées par seulement deux mailles (D).
Les bureaux d’études construisent habituellement des modèles d’inondation de 100 000 à 500 000 mailles. Une taille respectable, certes, mais encore insuffisante pour le calcul d’une crue à l’échelle de l’agglomération. Aujourd’hui, seules des simulations d’inondations à l’échelle du quartier sont possibles. Mais des progrès sont en gestation dans les laboratoires de recherche.
Une piste prometteuse, suivie depuis une dizaine d’années, consiste à effectuer un « transfert d’échelle ». Dans cette approche, aussi appelée "upscaling", on ne cherche pas à résoudre finement les équations qui décrivent les écoulements, mais à les résoudre en moyenne sur de grandes étendues. Pour les applications urbaines, une maille de calcul couvrira typiquement un pâté de maisons, pour une taille allant de la dizaine à la cinquantaine de mètres de côté. La zone montpelliéraine décrite dans la figure ci-dessus serait alors couverte par seulement 100 à 300 mailles en fonction du degré de précision attendu. Le calcul d’upscaling est en conséquence 1 000 à 10 000 fois plus rapide que celui du modèle « classique », ce qui laisse envisager les prévisions en temps réel ou quasi réel évoquées plus tôt .
Le potentiel de l’upscaling est révélé par la simulation d’une onde de submersion résultant de la rupture d’une digue dans un lotissement de la banlieue de Sacramento, aux États-Unis (A). La digue sépare le lotissement d’un canal de navigation (B). Dans ce canal, la surface de l’eau est surélevée par rapport au terrain construit. Une rupture de digue exposerait les habitants à un risque d’inondation et à des dommages élevés.
Une rupture instantanée de la digue a été simulée en résolvant les équations des écoulements à surface libre de façon classique (C). Le maillage très fin, avec plus de 78 000 mailles de 1 mètre de côté chacune environ, offre un bon niveau de détail de l’onde de submersion sur les bâtiments et leur contournement par l’écoulement.
En comparaison, le modèle avec upscaling, dit « DlP », publié en 2017 (D) compte moins de 2 500 cellules et est 500 fois plus rapide. Bien qu’il ne restitue pas le même niveau de détail, la plage de variation des hauteurs d’eau et des vitesses moyennes, ainsi que les grandes directions de propagation d’onde, sont fournies avec une précision suffisante en pratique.
En moyennant les équations des écoulements à surface libre sur une zone urbaine, on obtient des équations modifiées, où de nouveaux termes apparaissent du fait de la présence d’éléments solides (le bâti). La géométrie urbaine est décrite de manière statistique, par des paramètres qui décrivent les fractions de l’espace disponibles à l’écoulement, les orientations des axes majeurs de voirie… Pour identifier ces nouveaux termes et ces paramètres, il convient d’ajouter des équations dites « de fermeture », qui précisent les relations entre les variables moyennes et les variables à échelle fine. C’est une difficulté, sur laquelle travaillent de nombreuses équipes de recherche.
Autre obstacle, les modèles avec upscaling sont certes rapides, mais ont des limites en termes de précision : ils ne fournissent que des valeurs moyennes sur de grandes étendues. Or, pour les décideurs et les gestionnaires de crise, c’est insuffisant. Pour gérer une inondation, il faut être en mesure de prévoir quelle rue va être inondée, empêchant l’acheminement des secours, ou quelle zone à fort enjeu (école, hôpital, transformateur électrique…) est menacée.
Pour y parvenir, une solution serait, à partir de la simulation grossière du modèle avec upscaling, de produire une cartographie fine des variables hydrauliques, à l’échelle du mètre. C’est la désagrégation, ou downscaling, le processus inverse de l’upscaling. Il est beaucoup utilisé dans le domaine de la météorologie, mais son application dans le domaine des inondations urbaines pose des problèmes spécifiques auxquels la communauté des scientifiques commence tout juste à s’intéresser… À terme, les inondations du vieux port, à Marseille, à défaut d’être empêchées, seront bien mieux anticipées, et les habitants invités à rester en hauteur…
N.B. Interstices est la revue scientifique en ligne éditée par INRIA (institut national de recherche en sciences et technologies du numérique), avec ses partenaires. Ses articles sont rédigés par des scientifiques et couvrent un large panorama de la recherche en informatique et mathématiques appliquées, donnant des clés pour comprendre les enjeux liés au numérique. Interstices est en libre accès sur https://interstices.info/
Les auteurs :
- Julie Carreau est assistante professeure à l’Université de Montréal, au Canada.
- Carole Delenne est maîtresse de conférences à l’Université de Montpellier/Polytech Montpellier, laboratoire Hydrosciences Montpellier, membre de l’équipe de recherche lNRIA Leman.
- Vincent Guinot est professeur à l’Université de Montpellier/Polytech Montpellier, laboratoire Hydrosciences Montpellier, membre de l’équipe de recherche lNRIA Lemon.
- Gwladys Toulemonde est maîtresse de conférences à l’Université de Montpellier/Polytech Montpellier, IMAG, membre de l’équipe de recherche lNRIA Leman.
Source : https://www.pourlascience.fr/sr/article-partenaire/en-anticipant-le-deluge-24530.php