"Vladimir Poutine vient de faire exploser l’ère des énergies fossiles" selon le scientifique Amory Lovins
Dans un entretien au « Monde », le scientifique américain Amory Lovins, ardent défenseur de l’efficacité énergétique et des renouvelables, estime que la guerre en Ukraine a déclenché en Europe un mouvement global et résolu en la matière, soutenu par les Etats-Unis.
Il est surnommé l’« Albert Einstein de l’efficacité énergétique ». En 1976, Amory Lovins publie un article remarqué, « Stratégie énergétique : la route non prise ? », dans lequel il décrit deux voies pour les Etats-Unis en la matière : la « dure », fondée sur des technologies centralisées visant à produire davantage, et la « douce », combinant efficacité, développement des renouvelables et abandon des énergies fossiles.
Depuis, ce chercheur américain, lauréat, en 1983, du Right Livelihood Award – considéré comme un « prix Nobel alternatif » – et fondateur du Rocky Mountain Institute (RMI), n’a jamais cessé de plaider pour les économies d’énergie.
Je pense que Vladimir Poutine, le président russe, vient de faire exploser l’ère des énergies fossiles. Il a déclenché en Europe un mouvement global et résolu, soutenu par les Etats-Unis, pour abandonner les combustibles russes et accélérer l’efficacité et les énergies renouvelables. C’était vers cela que l’Europe se dirigeait de toute façon, mais elle le fait désormais beaucoup plus rapidement.
Cette guerre a mis en place une taxe mondiale sur le carbone bien plus importante que celle que les économistes voulaient instaurer afin de protéger le climat. Bien sûr, ce n’est pas exactement une « taxe », elle n’est pas appliquée de la bonne manière et elle cause beaucoup de difficultés. Mais en tant que « signal prix » [le renchérissement du coût de l’énergie et ses conséquences sur le transport par exemple], elle stimulera grandement le passage à l’efficacité et aux renouvelables.
Et si l’Europe continue de s’éloigner du pétrole, du gaz et du charbon avec la vision et la détermination dont elle a fait preuve jusqu’à présent, alors les grandes souffrances infligées par Vladimir Poutine n’auront pas été totalement vaines.
Mes quatre grands-parents étaient originaires d’Ukraine. Dans mon sac, j’ai un bonnet jaune et bleu [aux couleurs de l’Ukraine] : porter un bonnet, c’est l’une des choses que l’on peut faire ici en Europe. Avec, vous n’aurez pas froid lorsque vous baisserez votre radiateur de 2 °C ou de 3 °C, et cela peut faire toute la différence. Je suis né en 1947, et ce qui se passe actuellement est le changement le plus fondamental que j’aie jamais observé.
Certains pays ont réussi à économiser très rapidement 10 % ou 20 % d’énergie dans des situations où il y avait un sentiment de solidarité et d’utilité publique. L’objectif de réduire de 10 % la consommation en deux ans, tel que fixé par la France, est réaliste et pourrait probablement être dépassé.
Beaucoup trouveront des moyens pour utiliser moins d’énergie sans réel inconfort. Surtout, la plupart des gens n’imaginent pas l’ampleur des économies qu’il est possible de réaliser grâce à des solutions techniques.
Dans votre vie, vous pourriez probablement économiser 80 % de votre consommation d’énergie, peut-être plus. Je vis à 2 200 mètres d’altitude, près d’Aspen, dans le Colorado, où il peut faire jusqu’à – 44 °C. Et pourtant, dans un patio au milieu de notre maison, nous avons déjà fait pousser des bananes sans aucun système de chauffage ! Construite en 1983, elle est très bien isolée, le bâtiment est étanche à l’air, avec de la ventilation, de la récupération de chaleur. Les fenêtres ressemblent à du double vitrage mais isolent comme s’il y avait seize, ou même vingt-deux épaisseurs. Il y a deux fois plus de fenêtres que dans une maison normale mais toutes sont plus ou moins orientées vers le sud – dans le futur, les archéologues concluront probablement qu’il s’agissait d’un temple !
L’approche que nous avons adoptée pour concevoir notre maison n’est pas seulement adaptée aux climats froids, elle a été testée et fonctionne aussi très bien à Bangkok, en Thaïlande. Or, presque tout le monde vit dans un climat qui se situe entre celui de la Thaïlande et celui du Colorado !
Concernant la mobilité, je conduis une BMW I3 faite de fibre de carbone, plus légère qu’une voiture classique d’environ 300 kg. Au départ, l’industrie automobile disait que la fibre de carbone était beaucoup trop chère. Mais cette voiture a été le véhicule électrique le plus populaire en Europe jusqu’aux Tesla ; il s’en est vendu 250 000 et toutes ont rapporté des bénéfices à BMW. Comment ont fait les fabricants ? D’abord, ils ont mis moins de batteries puisqu’il fallait déplacer moins de poids. Et ils ont radicalement simplifié le processus de fabrication, ce qui permet d’économiser de l’énergie.
Oui, vous optimisez votre voiture en tant que système, et non pas chaque composant indépendamment. De même, chez moi, nous n’avons pas optimisé seulement l’isolation ou les fenêtres, mais l’ensemble de la maison, qui a coûté moins cher à construire qu’une maison classique. Le système de chauffage est ce qui est le plus coûteux, comme le sont les batteries pour les véhicules électriques.
Aujourd’hui, plus de la moitié de l’électricité mondiale est destinée aux moteurs, et la moitié des moteurs font fonctionner des pompes et des ventilateurs qui déplacent des fluides dans des tuyaux et des conduites. Installer des tuyaux larges, courts et droits plutôt que minces, longs et tordus permettrait de réduire le phénomène de friction d’au moins 80 % ou 90 %, et donc d’améliorer d’autant leur efficacité. Cela signifie aussi que le système de pompage diminue largement, donc le coût du capital diminue.
Et c’est très simple : vous concevez de gros tuyaux et de petites pompes au lieu de longs tuyaux et de grosses pompes ! Il faut aussi installer les tuyaux en premier, et l’équipement ensuite : un plombier sait que si un drain a un coude à angle droit, il se bouchera. Si tout le monde faisait cela, nous pourrions économiser environ un cinquième de l’électricité mondiale, soit la moitié de l’électricité produite à partir du charbon. Cela ne figure pourtant ni dans les manuels d’ingénierie standards ni dans les projets de loi sur le climat.
Parce que ce n’est pas une technologie, or tout est organisé autour de la technologie ! C’est plutôt une méthode de conception : comment mettre les pièces ensemble. C’est facile à faire physiquement mais difficile à concevoir psychologiquement, parce que ce n’est pas ce que vous avez l’habitude de voir. Nous devons plier les esprits, pas les tuyaux !
Oui, on dirait que l’objectif est d’agir sur le plus grand nombre possible de bâtiments plutôt que d’économiser le plus d’énergie et de carbone… Certaines des méthodes de rénovation globales peuvent être complexes mais de nouvelles se développent.
Prenons l’exemple de logements sociaux aux Pays-Bas : il existe maintenant une démarche, appelée « EnergieSprong », qui consiste à faire une étude au laser d’un bâtiment, puis à fabriquer en usine une sorte de « couverture » super isolante, qui est ensuite placée sur ses façades extérieures. Des équipements efficaces, comme des pompes à chaleur, sont installés, ainsi qu’un toit solaire. Le bâtiment consomme cinq fois moins d’énergie. Au lieu de payer 150 euros par mois à leur fournisseur d’énergie, les locataires paient de 80 à 120 euros pour rembourser l’investissement.
Pourquoi les énergies renouvelables couvrent-elles 80 % des besoins en électricité du Danemark ? Je pense que c’est lié au fait qu’il y a un réel engagement local et que la plupart des capacités éoliennes et solaires sont détenues par des individus, des coopératives ou des communautés. Si à chaque fois que la turbine tourne, cela met des euros dans votre poche, ça aide !
Je ne dis pas qu’il n’y a pas de conflits mais si vous regardez le temps ridiculement long qu’il faut pour obtenir l’autorisation d’installer des cellules solaires sur un toit à Paris, vous vous dites qu’il est sûrement possible de mieux faire.
Chaque année, le monde installe des capacités de production électrique et en supprime d’autres. Savez-vous quelle proportion de ces ajouts nets de capacités sont des renouvelables ? 95 %. Dans l’une de ces bonnes années, le nucléaire représente 0,5 % des ajouts nets de capacité. C’est juste une distraction.
Je prends simplement les indicateurs économiques et la rationalité du marché au sérieux. Plus vous êtes inquiet au sujet du changement climatique – et je le suis –, plus il est important d’investir judicieusement, avec discernement, sur les solutions qui permettront d’économiser le plus de carbone par euro.
Les analystes de Bloomberg New Energy Finance disent qu’un nouveau kilowattheure nucléaire coûte cinq à treize fois plus cher qu’un nouveau kilowattheure solaire ou éolien ; d’autres parlent d’un facteur allant de trois à huit. Cela signifie que lorsque vous achetez un kilowattheure nucléaire au lieu d’un kilowattheure solaire ou éolien, vous payez trois fois plus. Autrement dit, vous substituez de trois à treize fois moins de combustible fossile par euro, et vous le substituez plus lentement. Donc, pour des raisons de coût et de rapidité, investir dans le nouveau nucléaire n’est pas une solution efficace sur le plan climatique. Nous ne pouvons tout simplement pas nous permettre d’investir dans toutes les solutions.
Il est très probable que le pic d’utilisation et d’émission des combustibles fossiles ait eu lieu en 2019. Avec près de 300 gigawatts de nouvelles capacités par an, les renouvelables couvrent maintenant la hausse de la demande mondiale, et l’offre de combustibles fossiles a basculé dans un déclin permanent. Pendant de nombreuses années, les renouvelables se sont simplement additionnés aux combustibles fossiles au lieu de s’y substituer, mais ce n’est plus le cas.
Nous avons besoin à la fois d’une forte efficacité et d’une forte croissance des énergies renouvelables. Ces deux éléments réunis nous mettent, en gros, sur la voie des 2 °C de réchauffement ; nous devons aller deux fois plus vite pour rester sous la barre de 1,5 °C.
Mais il y a tellement de gisements d’économies d’énergie inexploités que je pense que c’est possible. Et nous avons fait d’excellents progrès en matière d’économies d’énergie cette année, comme l’on pouvait s’y attendre avec ce signal prix. Le chiffre qui sera annoncé d’ici à la fin de l’année sera une très bonne nouvelle.
C’est une pratique quotidienne qui consiste à faire des choses pour essayer de créer un monde valant la peine d’être espéré. Se concentrer sur ce que l’on peut faire, et pas seulement en parler. Comme l’a dit [l’essayiste britannique] Raymond Williams, être vraiment radical, c’est rendre l’espoir possible. Je ne pense pas que l’on puisse pousser les gens à agir en les désespérant.
N.B. Amory Bloch Lovins, est un écologiste américain. Lauréat du prix Nobel alternatif en 1983, il est à l'origine du concept de négaWatt et il est co-fondateur du Rocky Mountain InsTitute.