Comment savoir si un épisode extrême est dû au dérèglement climatique ?
Crues et tempêtes dévastatrices, canicules et vagues de froid en toute saison... les événements extrêmes se multiplient sur la planète. Mais comment attribuer avec certitude telle ou telle catastrophe au changement climatique ? Les scientifiques font actuellement des pas de géants pour répondre à cette question majeure.
La tempête au-dessus de la mer Méditerranée dans la nuit du 18 au 19 août 2022, vue depuis la ville de Nice, sur la Côte d'Azur.
Si vous regardez les journaux télévisés ou suivez l’information à la radio, vous avez sans doute assisté à cette scène après une catastrophe naturelle : un journaliste, la mine sombre, demande à un scientifique si le changement climatique est responsable de cet événement. L’expert, prudent, répond : « On ne peut pas attribuer spécifiquement et avec certitude cette catastrophe au changement climatique ; ce que l’on peut dire, par contre, c’est que ce genre d’événement sera de plus en plus fréquent en raison du changement climatique. » Et la séquence s’arrête sur cette réponse qui ne satisfait complètement personne.
Or, depuis quelques années, un champ de recherche s’efforce de donner une meilleure réponse à cette question. Ce nouveau domaine scientifique est celui de l’attribution des événements extrêmes. Son but : dire si un événement météorologique donné a été ou non influencé par le réchauffement global. Ses résultats permettent d’améliorer notre connaissance des cyclones, canicules, tempêtes, vagues de froid et autres phénomènes violents que les modèles climatiques classiques ont du mal à appréhender. Ils permettent, en outre, de mieux évaluer les risques météorologiques encourus par un territoire et d’informer les politiques sur les stratégies d’adaptation à entreprendre.
Tout a commencé en 2003 dans un éditorial de la revue Nature rédigé par un chercheur britannique, Myles Allen. « À la suite d’inondations à Oxford, Allen s’est demandé s’il était possible d’attribuer ce phénomène au changement climatique afin de poursuivre les responsables de ce changement. Allen se plaçait dans une perspective juridique, explique Aglaé Jézéquel, climatologue au Laboratoire de météorologie dynamique1. L’exemple qu’il pose est celui-ci : si ma maison perd de la valeur à cause du risque accru d’inondations, puis-je faire payer les gros pollueurs pour ce dommage ? »
Un homme tente de rejoindre sa maison à Botley, près d'Oxford en Angleterre, le 25 juillet 2007, alors que des pluies diluviennes ont une nouvelle fois fait déborder la Tamise.
Pour y parvenir, indiquait Myles Allen, il faudrait d’abord prouver que le changement climatique était bien le responsable de ce risque accru d’inondations. L’idée d’attribution des événements extrêmes était née. Mais l’article du chercheur britannique proposait aussi une méthode d’attribution. Elle consistait à comparer la probabilité de survenue de ces inondations dans le monde tel qu’il est à la probabilité d’apparition de cet événement dans un monde fictif où le changement climatique n’aurait pas eu lieu.
Au fil des ans, d’autres équipes ont repris et mis en pratique cette idée. Afin de recréer ce monde dit contrefactuel, sans changement climatique, les chercheurs utilisent des modèles climatiques. En multipliant les simulations de ce climat préindustriel, ils calculent la probabilité pour qu’un événement extrême ait lieu dans ces conditions. Ils peuvent alors la comparer à probabilité d’un tel phénomène dans une Terre où les taux de gaz à effet de serre ne cessent de grimper. Pourtant, certains chercheurs travaillant sur l’attribution des événements extrêmes ont compris que cette méthode avait ses limites.
« Lorsque ces événements sont très rares, il est souvent difficile de prouver que leur probabilité d’apparition a changé à cause du changement climatique », pointe Aglaé Jézéquel. Ainsi, en 2015, une nouvelle façon de faire est apparue pour étudier le lien entre changement climatique et événements extrêmes. Celle-ci ne tente plus de comparer des fréquences d’apparition, mais plutôt de comprendre comment le changement climatique influence les paramètres climatiques à l’origine des phénomènes extrêmes. Elle cherche à établir les mécanismes qui produisent ces événements extrêmes. De cette façon, les chercheurs peuvent expliquer comment le réchauffement global modifie la puissance, la durée ou encore, l’extension géographique des catastrophes naturelles.
Un homme skie dans les rues de Madrid, le 9 janvier 2021. La tempête Filomena a apporté un temps hivernal que la péninsule Ibérique n'avait pas connu depuis des décennies.
C’est dans ce nouveau courant que se situent les recherches de Davide Faranda, chercheur au Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement2 (LSCE). Son équipe vient de proposer une nouvelle méthode d’attribution des événements extrêmes qui n’est pas passée inaperçue dans la communauté des climatologues. En effet, celle-ci se passe de modèles climatiques pour utiliser seulement des observations météorologiques actuelles et passées. En voici un exemple.
La nuit du 17 au 18 août 2022, un système orageux en provenance des Baléares frappe soudainement la Corse avec des rafales dépassant les 220 km/h. Bilan : 5 morts, 45 000 personnes privées d’électricité et des dégâts considérables, au nombre desquels 90 bateaux coulés ou jetés sur les rochers. La tempête continue son chemin vers l’Italie et l’Autriche, faisant encore sept morts. Tout au long de son parcours, elle s’accompagne de pluies torrentielles qui apportent leur lot de destruction. Sur les Bouches-du-Rhône, on mesure plus de 100 millimètres de pluie tombés en moins de 24 heures.
Ce phénomène extrême se range dans la catégorie des derechos, des orages soudains et puissants qui peuvent parcourir des centaines de kilomètres. Les derechos sont assez fréquents dans les plaines américaines, mais extrêmement rares en France. On ne connaît que quatre tempêtes semblables survenues au cours des XXe et XXIe siècles. Voilà pourquoi Davide Faranda a voulu savoir si celle-ci pouvait être attribuée au changement climatique3. Pour cela, il a bien entendu utilisé la méthode en trois étapes que son équipe a mise au point. Premier pas : établir, grâce à une carte des pressions atmosphériques, quelles étaient les grandes masses d’air et les systèmes de haute et basse pression au moment de la tempête.
Les causes de la tempête se révèlent ainsi sans mal : « L’été 2022 a été marqué par des systèmes de basses pressions situés entre le Portugal et la France, que l’on appelle en jargon “gouttes froides”. Lorsqu’ils étaient proches du Portugal, ces systèmes faisaient remonter vers le nord de l’Europe des masses d’air chaud venues d’Afrique, causant des conditions de canicule. Leur déplacement vers l’est, en revanche, était la cause d’orages en France. En effet, leur rencontre avec les masses d’air chaud méditerranéennes a produit des tempêtes et des rafales de vent comme celle du 18 août », explique le chercheur.
Des bateaux ont été rejetés sur la plage de Sagone à Coggia, en Corse, après que des rafales de vent à plus de 220 km/h ont frappé l’île dans la nuit du 17 au 18 août 2022.
Deuxième pas, déterminer si une situation semblable s’était déjà produite avant que le changement climatique ne commence à peser sur l’atmosphère. Pour cela, Davide Faranda a utilisé ERA 5, une base de données européenne qui fournit, heure par heure, les paramètres météorologiques de l’atmosphère, de la surface terrestre et de la mer depuis 1950. Il a cherché dans cette archive des configurations similaires à celle des 17 et 18 août sur une période comprise entre 1950 et 1979, c’est-à-dire, lorsque les effets du changement climatique étaient encore faibles, voire imperceptibles. Résultat : la position des grandes masses d’air au moment de la tempête n’a rien d’exceptionnel. Entre 1959 et 1979, cette configuration s’est produite au moins une trentaine de fois.
Or, sur cette période, aucune tempête d’ampleur similaire n’a été enregistrée. C’est donc que quelque chose a changé. Et ce quelque chose, Davide Faranda l’a trouvé, toujours grâce aux données ERA 5 : « La différence, c’est qu’au moment de la tempête, la température de la Méditerranée était 5 degrés au-dessus de la moyenne saisonnière. »
L’extrême température de la Méditerranée a boosté les forces de convection qui ont conduit à la tempête. La quantité de vapeur d’eau accumulée dans l’atmosphère, résultat de cette Méditerranée surchauffée, a quant à elle provoqué des orages destructeurs. Conclusion de Davide Faranda : « Notre analyse montre le rôle important du changement climatique dans l’intensité du derecho du 18 août. »
L’équipe du LSCE a utilisé cette même méthode de comparaison entre une période à faible changement climatique et le présent pour étudier une série d’événements climatiques survenus en 2021. Parmi eux, le cyclone Ida aux États-Unis, la vague de froid du mois de mars en France, les tornades sur la vallée du Pô en Italie, la tempête hivernale Filomena en Espagne et le cyclone méditerranéen Apollo. Dans la plupart des cas, ils ont trouvé un lien très clair avec le changement climatique. Cependant, Filomena et Apollo ont mis à mal leur méthode. En effet, les chercheurs n’ont trouvé aucun équivalent dans les registres historiques à la configuration atmosphérique au moment de ces événements. « Comme on n’a pas trouvé de configuration semblable, nous sommes incapables de déterminer le rôle du changement climatique dans leur occurrence », regrette Davide Faranda.
Le cyclone Apollo, vu par l'un des satellites Copernicus Sentinel-3, au-dessus de la Grèce le 28 octobre 2021 à 09:05 UTC.
Depuis l’article fondateur de Myles Allen, la science de l’attribution des phénomènes extrêmes a beaucoup changé. À la perspective juridique que le chercheur britannique envisageait (qui va payer les dégâts causés par le changement climatique ?) se sont ajoutés d’importants questionnements scientifiques. Pour Davide Faranda, ces travaux permettent de mieux comprendre la genèse des événements extrêmes. « Les modèles climatiques globaux ne permettent pas de simuler le climat local avec une précision suffisante pour modéliser les phénomènes extrêmes. Notre travail est complémentaire : on repère les phénomènes rares et, en étudiant leur dynamique, on donne des pistes aux modélisateurs pour mieux le représenter », indique le chercheur.
Mais ces recherches ont aussi un intérêt social tout aussi important. « L’un des aspects sur lesquels travaille la communauté est de savoir quel est le pire événement climatique qui pourrait arriver à un endroit dans les conditions actuelles ou futures, explique Aglaé Jézéquel. Ceci peut servir dans une perspective d’adaptation et de réduction des risques climatiques. » En effet, lors de la construction d’un barrage, d’une centrale nucléaire ou d’une digue de protection contre les inondations, il faut se préparer au pire. Ainsi, l’attribution des événements extrêmes ne sert pas seulement à pointer du doigt les États et les compagnies qui émettent des gaz à effet de serre... ou à répondre à la sempiternelle rengaine affirmant, à chaque nouvelle canicule ou inondation, que l’humanité en a toujours connu. Cette nouvelle science offre un regard sur le monde à venir et sur les catastrophes que l’on devra tenter d’éviter.
Notes
- 1. Unité CNRS/ENS-PSL/École polytechnique/Sorbonne Université.
- 2. Unité CNRS/CEA/Université Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines.
- 3. Ces travaux ont été réalisés dans le cadre des projets Xaida - L’intelligence artificielle pour la détection et l’attribution des événements extrêmes et Edipi (European weather Extremes: DrIvers, Predictability and Impacts).