La sobriété, au-delà du progrès technique et des changements de comportement individuels
Devenue omniprésente dans le débat sur le changement climatique, la sobriété est érigée tantôt comme un idéal, tantôt comme un repoussoir. Et toujours est soulevée la question de son « acceptabilité » au sein de la société : les citoyens seraient forcément réticents à interroger leurs besoins et leur mode de vie, et la sobriété impliquerait immanquablement de consentir à des sacrifices douloureux.
Qu’en est-il réellement ? Dans le cadre d’un vaste travail de prospective, l’Agence de la transition écologique (ADEME) a élaboré 4 scénarios publiés à l’automne dernier afin d’atteindre la neutralité carbone en 2050. Allant du plus « frugal » au plus « technologique », ils visent à alimenter le débat public concernant les choix de transformations socioéconomiques à mettre en œuvre, dès à présent.
Au-delà de la modélisation technico-économique, ce travail s’est également appuyé sur les sciences humaines et sociales pour envisager des transformations profondes mais crédibles de nos modes de vie. Car penser l’évolution des infrastructures et des systèmes ne peut se faire uniquement avec une entrée technique. Un tel exercice suppose de mieux comprendre les ressorts du changement social et de définir collectivement ce à quoi nous tenons dans l’organisation de la société.
L’ADEME a donc cherché à comprendre comment ces différents scénarios pourraient être perçus par les citoyens. À travers une étude qualitative auprès de 31 personnes incarnant la diversité de la population française, l’enquête a permis de creuser et dépasser cet enjeu de « l’acceptabilité » des transformations : elle a testé ces quatre futurs potentiels, pour comprendre à la fois leur « faisabilité » et leur « désirabilité » pour les enquêtés, mais aussi les conditions auxquelles ces scénarios pourraient être mis en œuvre et emporter l’adhésion.
L’étude aide également à prendre de la distance sur les controverses autour des leviers à mobiliser : elle offre des enseignements utiles pour mettre en perspective la question montante de la sobriété.
Premier constat intéressant car contre-intuitif, les scénarios technologiques (S3 « technologies vertes » et S4 « pari réparateur »), que l’on pourrait penser plus séduisants au premier abord puisqu’ils limitent la baisse de la consommation, voire permettent sa progression, ne convainquent pas les enquêtés.
D’abord parce que l’enjeu de la liberté de la consommation individuelle les intéresse moins que les risques sociaux que comportent de tels futurs. La robotisation (S4) de l’offre de produits et de services, par exemple, agite chez eux le spectre du chômage. De même, cette liberté de consommer est régulièrement mise en balance avec des aspirations collectives, comme la lutte contre les inégalités au sein de la société.
Ensuite, le déploiement massif du numérique qu’implique une maîtrise technologique des consommations d’énergie (S3) suscite des réactions telles que celles rencontrées avec les compteurs communicants : qui utilisera les données numériques des citoyens ? Comment leur usage sera-t-il régulé ? Quel contrôle sur ces données leur restera-t-il ? La conscience d’un changement dans le rapport à la vie privée et d’un risque de marchandisation des données inquiète particulièrement. La multiplication des dispositifs numériques renvoie aussi à une crainte de délitement du lien social, du fait d’une ultra-connectivité, dans laquelle tous et toutes interagiraient par écrans et plates-formes interposés.
Enfin, la confiance à octroyer aux scénarios pariant sur les avancées technologiques est discutée : les enquêtés pointent l’incertitude du développement de technologies encore peu matures et non industrialisées. Le risque de compter sur les seules promesses techniques pour résoudre le changement climatique leur paraît important. Et si cette promesse ne fonctionne pas ? Contrairement aux idées reçues, la réduction des consommations, à articuler avec l’efficacité énergétique, est déjà bien ancrée dans les esprits.
L’étude révèle que les Français et Françaises interrogés se montrent plus ouverts à la sobriété que ne le reflètent certains débats publics. Face au discours « techno-solutionniste » qui ne mise que sur la technique, le discours du « solutionnisme comportementaliste » pariant sur les changements de comportements tend à se concentrer sur le changement des mentalités et à faire reposer sur l’individu seul le poids de ce changement. Une logique qui sur-responsabilise l’individu, repousse et reporte le problème sur l’éducation, au risque de mener à l’inaction.
Or, l’enquête révèle que les difficultés voire impossibilités des citoyens à se projeter dans une société sobre relèvent moins d’arbitrages individuels, que d’enjeux intrinsèquement collectifs. Prenons l’exemple de la mutualisation d’espaces, d’outillages ou de voitures : les réactions des citoyens illustrent qu’il n’y a pas une réticence de fond, mais un besoin de règles partagées, qui permettent d’échanger en confiance. Elles doivent permettre de s’assurer une disponibilité des objets mutualisés, une garantie de leur qualité, ou encore une répartition des responsabilités claire entre les utilisateurs.
Autant de règles que divers acteurs ont pu construire dans ces dernières décennies, si l’on en croit l’essor de la vente et de la revente en ligne, du développement de sites de covoiturage ou encore de location de véhicules entre particuliers…
Autrement dit, les pratiques sobres ne peuvent être envisagées dans la mesure où la société oriente vers d’autres modes de vie. Il s’agit donc surtout de créer les conditions sociales, économiques, institutionnelles qui rendront la sobriété désirable et accessible, à l’échelle collective. Par exemple à travers des politiques publiques qui soutiennent les entreprises ou les associations menant des innovations organisationnelles.
En matière de mobilité, cela passera par le déploiement d’offres de services bien dotées, telles que des réseaux de voitures en libre-service, de lignes de covoiturage pensées par et pour leurs usagers en fonction des spécificités territoriales, ou encore du développement d’offres de véhicules intermédiaires. De même, le scénario le plus sobre de l’Ademe envisage un tiers des distances parcourues à pied ou à vélo : avec de solides infrastructures sécurisées, un tel objectif pourra être visé.
Autre exemple, les dispositifs numériques : si le renouvellement de nos téléphones et de nos ordinateurs est si fréquent, c’est aussi parce que l’offre de réparation est très marginale et peu valorisée dans les modèles d’affaires des constructeurs ou des distributeurs. Réparer un produit relève souvent d’un parcours du combattant, face à une offre de produits neufs disponible et valorisée symboliquement. Mais des outils de politiques publiques, comme l’indice de réparabilité, ou les filières de responsabilités élargies des producteurs participent de la transformation de l’offre pour plus de sobriété.
Au-delà des conditions concrètes pour mener ces changements, les citoyens partagent aussi leurs préoccupations vis-à-vis du rôle de l’État dans l’organisation de cette transition écologique, et de la répartition des efforts à engager pour y parvenir – afin qu’il ne repose pas uniquement sur les citoyens et consommateurs. L’État a ainsi tout un rôle à jouer, en tant que moteur de la transition, engageant fortement les entreprises dans le processus de transition.
Ensuite, les citoyens expriment des attentes très fortes en matière de justice sociale. Conscients que la liberté individuelle – et notamment celle de consommer –, doit être discutée voire modifiée au profit des libertés communes, on voit apparaître deux exigences majeures.
Premièrement, compte tenu des effets du changement climatique, et des risques qu’ils font peser sur différentes populations, les citoyens mettent la justice sociale au cœur de leurs attentes. La prise en charge des inégalités par l’État, l’adaptation des mesures de politiques publiques aux diverses situations économiques et sociales des populations est un attendu central. La mise en place de dispositifs tels que les ZFE ou les mesures de restrictions de consommation devraient être conçus en prêtant attention à leurs effets en termes de justice sociale.
Deuxièmement, les enquêtés exigent que le déploiement de dispositifs de politiques publiques s’opère dans la transparence, en expliquant leur nécessité et en les rendant accessibles à toute la population. Ceci fait notamment écho aux travaux sur la transparence fiscale. Cette double exigence de transparence et d’équité a déjà été soulignée dans des enquêtes sur le consentement à l’impôt et la sensibilité environnementale des Français, et est au cœur des enjeux de la fiscalité carbone.
Enfin, la nécessité d’un renouvellement des formes démocratiques et des modalités de participation est exprimée. Les citoyens interrogés, quel que soit le scénario, expriment un besoin de renforcer les modalités de dialogue collectif autour des choix de transition.
On retrouve dans cette étude un fort souci de faire contribuer et de s’assurer que les individus concernés par les défis et transformations collectives puissent participer aux décisions, s’exprimer s’ils le souhaitent. Ce sont donc des conditions de réalisation complémentaires à la représentation démocratique qu’il s’agit de (ré)inventer, dans les territoires comme dans le tissu productif et associatif.
Au terme de l’étude, la sobriété n’apparaît pas plus repoussoir que les orientations technologiques pour faire face au changement climatique. En effet, comme le montre le baromètre ADEME sur les représentations sociales du changement climatique, les Français sont disposés aux pratiques de sobriété et à changer leur mode de vie.
La sobriété implique toutefois d’être pensée non seulement au niveau des pratiques individuelles mais également dans des transformations structurelles, de l’offre de biens et de services comme de nos infrastructures. Elle suppose également d’innover et renouveler les formes à donner au débat public et aux prises de décisions collectives, en mettant au centre de ceux-ci les enjeux de justice sociale.
L'auteure : Sarah Thiriot est sociologue à la direction exécutive prospective et recherche de l’ADEME, chercheuse-associée au laboratoire PACTE-CNRS, ADEME (Agence de la transition écologique).