Sobriété pour l’Ukraine, sobriété pour le climat : quelles sont nos marges de manœuvre ?
La crise énergétique, singulièrement accentuée par la guerre en Ukraine, pousse les États membres de l’UE, dont la France à prendre des engagements forts pour conserver les bases du fonctionnement de leurs économies, tout en réduisant les importations énergétiques en provenance de Russie.
À l’horizon du prochain hiver, il leur faut donc baisser drastiquement la consommation d’énergie, jusqu’à -15% au niveau de l’UE pour le gaz naturel, et en France entre 5 % et 15 % la consommation d’électricité en fonction de la rigueur de l’hiver.
Mais la sécheresse extrême de l’été rappelle aussi l’urgence climatique et la nécessité de diminuer les consommations d’énergies fossiles de manière vigoureuse et surtout durable. Sur ces deux horizons, le court terme de la guerre en Ukraine et le long terme de la lutte contre le changement climatique, il faut à la fois réduire et décarboner notre consommation énergétique.
Dans l’immédiat, les dirigeants font appel à la sobriété « en solidarité » avec l’Ukraine (et pour passer l’hiver), et demain pour sauver le climat. Mais parle-t-on des mêmes actions ? Et comment inscrire la sobriété dans le temps de façon à ce qu’elle soit durable ?
Pour répondre à ces problématiques, nous illustrons notre analyse sur les principaux usages énergétiques d’un ménage français à partir des données de la base Odyssee/Mure, qui permet une description fine des consommations d’énergie. Ces usages représentent déjà plus de 40 % de la consommation finale. Pour être exhaustif, l’exercice devrait être étendu au secteur tertiaire (public et privé), au transport de marchandises et à l’industrie.
La sobriété énergétique, dont il est tant question aujourd’hui, n’est pas un concept nouveau. Au XIIIe siècle, Saint Thomas d’Aquin la référait déjà à notre capacité d’autolimitation.
Si l’on remplace dans la citation du philosophe et théologien le vin par l’énergie, sa définition indiquait que « l’usage de [l’énergie] est affaire de modération. La sobriété n’est pas une abstinence, c’est la mesure de [cet usage] ». Plus tard, à l’époque des chocs pétroliers, on parle de « chasse au gaspi ».
Pourtant, la référence à la sobriété (« sufficiency » en anglais) n’est décrite comme un pilier incontournable des politiques climatiques que dans le dernier rapport du GIEC, en 2022. Et elle n’apparaît que très récemment dans le discours officiel français.
La sobriété peut s’entendre au niveau des comportements et des choix individuels, mais aussi au niveau de la société dans son ensemble. On parle alors de sobriété collective et celle-ci se joue à travers les politiques d’aménagement, les infrastructures, les systèmes techniques, mais également les normes de comportement et l’imaginaire social.
Dans la mesure où les choix individuels sont en partie contraints, il s’agit de considérer la sobriété individuelle comme « encastrée » dans des structures collectives, matérielles ou immatérielles.
À cette articulation entre l’individuel et le collectif, il faut aussi associer le caractère réversible ou non de l’effort de sobriété : acheter un véhicule consommant 5 l/100km plutôt que 10 l/100km est une décision qui engage, au moins pour le temps de détention du véhicule ; en revanche, adopter la conduite économe au moment d’une hausse des prix de l’essence ne garantit pas le maintien de cette conduite sur le long terme…
Le logement et le transport routier de passagers (voitures et véhicules utilitaires légers) représentent chacun environ 21 % de la consommation finale en 2019, mais aussi des dépenses énergétiques similaires et chiffrées par ménage à 1 600€/an chacune en 2019. Les ménages disposent de marges de manœuvre pour limiter leur consommation. En appliquant à court terme les 10 % d’économies d’énergie escomptés par le gouvernement pour ces gestes, cela représenterait a minima, c’est-à-dire au prix de 2019, un gain annuel de l’ordre de 320€ pour le logement et le transport.
Pour les deux secteurs, on peut distinguer trois leviers principaux :
- À un 1er niveau, on trouve la quantité de service énergétique demandée : dans le logement, il s’agit d’assurer le confort de vie pour un nombre de m2 correspondant à la taille du logement ; dans les transports, il s’agit du kilométrage parcouru en automobile chaque année par le ménage. On pourra alors parler de sobriété « dimensionnelle ».
- Au 2e niveau, on identifie la consommation spécifique de l’équipement, respectivement la consommation annuelle par m2 de logement, telle que mesurée par le DPE (diagnostic de performance énergétique), et pour les transports la consommation normalisée de carburant du véhicule (en l/100km). Ces indicateurs font référence à l’efficacité énergétique.
- Enfin, le 3e niveau renvoie strictement au comportement du consommateur et à l’intensité d’usage de l’équipement ; dans le logement, la consommation dépendra bien sûr de la consigne de température, à 19 ou à 22 °C ; tout comme dans les transports de la vitesse de déplacement, 130 ou 110 km/h sur autoroute, 90 ou 80km/h sur route.
Les courbes d’iso-consommation mettent en évidence des arbitrages possibles entre les deux premiers leviers : un petit logement très mal isolé peut consommer autant qu’un grand logement BBC ; inversement pour les transports, on peut consommer peu en roulant beaucoup, si l’équipement automobile est très performant.
La « feuille de route » pour la neutralité carbone en France est explicitée dans la Stratégie nationale bas carbone (SNBC), dont la dernière version de 2020 est en cours d’actualisation.
Cette feuille de route s’inscrit dans la perspective de la neutralité carbone et est donc a priori compatible avec le paquet « Fit for 55 » de l’Union européenne. Elle pointe la nécessité de diminuer les consommations finales d’au moins 20 % en 2030 (par rapport à 2015), tant pour le secteur du bâtiment (résidentiel et tertiaire) que pour celui des transports (routier et autres), il s’agit bien ici des consommations et non des émissions de gaz à effet de serre.
Cet objectif est par ailleurs cohérent avec la réduction d’au minimum 40 % de la consommation totale en 2050 intégrée dans la SNBC.
À l’horizon des prochains mois, les premiers gestes renvoient à une « sobriété de comportement ». Ils consisteraient à réduire de 1 à 2 °C la température de chauffage et à chauffer uniquement les pièces occupées. Si cette mesure était appliquée de manière générale, elle permettrait de réduire de près de 10 % la consommation de chauffage des logements.
Pour le transport automobile, la généralisation d’une réduction de la vitesse de 10 à 20 km/h et de l’écoconduite permettraient de gagner environ 15 % de la consommation de carburants.
Mais pour atteindre les objectifs intermédiaires de 2030, il faudra passer à la « sobriété par l’investissement », un investissement dans des équipements et des infrastructures permettant de limiter les besoins. Pour les logements il faudra accélérer encore les actions de rénovation globale : celle-ci consiste à rénover au minimum trois postes (par exemple, l’isolation toiture, le remplacement des ouvertures et le chauffage) – pour un quart du parc (soit 7,3 millions) : l’économie additionnelle serait de 15 %.
Pour le transport, en plus de la généralisation de la conduite douce, il conviendrait de convertir 10 % du parc de véhicule à l’électrique (contre 1 % aujourd’hui), ce qui ajouterait 6 % d’économie d’énergie (le rendement d’un véhicule électrique est de 90 % contre moins de 40 % pour un véhicule thermique).
Pour réduire de 40 à 50 % la consommation d’énergie finale en 2050, la sobriété collective sera essentielle. Elle nécessitera à la fois des actes réglementaires forts – limitant par exemple les vitesses de circulation par décret ou bannissant les véhicules thermiques – et des efforts massifs d’investissements dans de nouvelles infrastructures. Cela pour amplifier le transfert modal dans le transport (convertir un trajet en voiture en bus/train permet une économie d’énergie de 40 %) et pour garantir le niveau de consommation BBC à tous les logements.
Une sobriété énergétique forte et durable doit donc impérativement combiner la mobilisation générale des comportements écoresponsables et un investissement massif. Cela suppose aussi, à court et plus long terme, la mise en œuvre de politiques cohérentes en matière de prix de l’énergie et de normes légales de comportement et de performance.
Celles-ci devront cibler en priorité les institutions publiques et les organisations privées (à l’instar des mesures d’urgence proposées en Allemagne ou en Espagne). Une condition pour que les ménages ne soient pas les seuls à porter l’effort de sobriété et qu’ils soient ainsi embarqués de manière durable.
Les auteurs :
Directeur de recherche émérite au CNRS, Université Grenoble Alpes (UGA).
Professeure associée et coordinatrice de la chaire « Energy for Society », Grenoble École de Management (GEM).