la dangereuse spirale de l’écran pour les bébés
Publié le par Le Nouvel Obs via M.E.
Entre télévision, portable et tablette, les moins de 3 ans passent de plus en plus de temps devant les écrans. Avec de néfastes conséquences, alertent les professionnels.
« Parfois, j’ai l’impression que mon bébé est accro : il me réclame sans cesse mon téléphone, comme s’il aimait l’écran plus que moi », constate froidement Chloé (le prénom a été modifié), 34 ans, mère d’un garçon de 10 mois. Et quand on interroge cette cadre de banlieue parisienne sur son propre usage, elle admet sans détour : « C’est vrai que j’ai du mal à décrocher des réseaux sociaux, et chez moi, la télé est toujours allumée. J’aime bien cette présence. J’ai l’impression que lui aussi, ça lui évite de pleurer tout le temps. »
Un cas de figure d’une grande banalité aujourd’hui, tant l’exposition aux écrans des très jeunes enfants s’est généralisée. Chaque jour, les moins de 2 ans regardent la télévision 1 h 24 en moyenne, utilisent 43 minutes un smartphone et 35 minutes une tablette tactile, d’après les dernières données édifiantes de l’Union nationale des Associations familiales (UNAF). Soit près de 19 heures hebdomadaires pour des gamins qui ne savent pas lire. L’équivalent de plus de deux saisons de « Game of Thrones », et ce, chaque semaine ! Aline Nativel Id Hammou, psychologue clinicienne qui intervient dans des crèches, constate :
C’est frappant de voir tous ces bébés dans les poussettes, smartphone en mains. Je vois de plus en plus d’enfants qui, au moment où le parent vient le récupérer, négligent le bisou et préfèrent fouiller la poche pour attraper le téléphone.
Si l’enfant est happé dans cette spirale, c’est parce que l’adulte pense bien faire, bercé par de prétendues vertus pédagogiques du numérique, et surtout parce qu’il se sent débordé par l’agitation du petit et entravé dans ses tâches. Problématique d’autant plus prégnante durant les confinements.
« Les parents oublient que, pour son développement, l’enfant doit faire du bruit, des bêtises, jouer, salir…, rappelle le pédiatre Eric Osika. C’est fatigant et il est difficile de résister à cet objet magique qui agit comme un bouton on/off. »
L’idée est que l’écran va « calmer » le petit. Sauf que ce n’est qu’une illusion. Si l’écran le scotche immédiatement, l’enfant plonge dans une passivité hypnotique où il s’emplit d’excitation, boosté par les couleurs criardes et les mélodies entêtantes. Et il se voit systématiquement privé de l’apaisement d’un dénouement – c’est la perversité de l’enchaînement des épisodes sur Netflix et YouTube Kids. D’où les cris systématiques lorsqu’il faut lui ôter l’appareil.
Pire, l’usage n’est pas sans conséquences : plusieurs études pointent des retards dans le développement du langage, des difficultés dans la socialisation et la gestion des émotions, une capacité de concentration réduite, et moins d’habileté manuelle. Sont aussi évoqués des troubles du sommeil, une plus grande agitation physique et un développement précoce de la myopie. « Je vois de plus en plus d’enfants de 3 ans qui ne parlent pas et ne savent plus jouer avec une balle », déplore l’orthophoniste Carole Vanhoutte. Grégoire Borst, professeur en neurosciences cognitives de l’éducation, tempère néanmoins :
« S’il y a des effets négatifs, les fonctions exécutives en revanche ne sont pas affectées. Concrètement, les enfants exposés aux écrans ne sont ni moins intelligents ni plus bêtes, même si leur langage est en retard. »
Si des études américaines lient ces problématiques davantage aux familles défavorisées (le temps d’écran augmente lorsque le revenu diminue et lorsque le niveau d’éducation est plus bas), les professionnels français interrogés modèrent l’analyse. « Cela touche plus les familles populaires que les fortunées, essentiellement parce qu’elles peuvent moins s’offrir une variété d’activités, mais aussi plus les urbains que les ruraux, dont les enfants vivent plus dehors », estime la psychologue clinicienne Sabine Duflo. « J’ai autant de cas chez la mère ouvrière que chez le père cadre sup, dit de son côté Aline Nativel Id Hammou. D’ailleurs, j’ai vu plusieurs enfants de 2 ans et demi avec leur propre smartphone. » A 446 euros l’appareil en moyenne, il faut pouvoir se le permettre – 3 % des moins de 2 ans possèdent leur propre téléphone, note l’étude de l’UNAF.
Pas de catastrophisme : « Rien n’est irrémédiable chez l’humain, et des mauvaises habitudes peuvent se corriger », insiste le psychiatre Serge Tisseron. « Le retard dans le développement peut se rattraper en multipliant les interactions avec des adultes », renchérit Grégoire Borst.
Si les parents restreignent l’accès aux écrans et, surtout, montrent l’exemple, alors des progrès peuvent s’observer en quelques mois. Le travail sur soi est indissociable de celui sur l’enfant, parce que les parents sont eux-mêmes devenus inséparables de leur écran.
« Le téléphone interfère dans les interactions entre le parent et l’enfant, parfois dès la maternité où, plutôt que de privilégier l’échange les yeux dans les yeux, le parent préfère photographier et partager sur les réseaux », déplore Eric Osika.
Dès la naissance, la relation parent-enfant se voit régulièrement interrompue. Sophie (le prénom a été modifié), 43 ans, mère de deux enfants, témoigne :
« Quand j’allaitais, je n’arrivais pas à décrocher de Twitter. J’étais tiraillée entre le danger d’approcher le téléphone de mon bébé – à cause des ondes – et l’envie de me connecter. Twitter l’emportait, et du coup je tendais le bras le plus loin possible. »
On parle de « technoférence », des microruptures dans la relation causées par les technologies, avec un paradoxe : le parent les impose à son jeune enfant, mais souffrira ensuite de voir son ado lui aussi accaparé. « On peut relativiser l’importance du temps d’écran dans le développement psychomoteur de l’enfant tant c’est l’interaction avec les parents qui reste prédominante, souligne Serge Tisseron.
La désaffection parentale est le pire des fléaux, avec un enfant qui devient le dommage collatéral de ses parents réfugiés dans l’écran. Pudiquement, on dit aux parents d’éteindre la télé, mais il s’agit surtout de les pousser à plus s’occuper de leur enfant. »
Symbole du désengagement actuel : ces dix dernières années, le nombre d’accidents chez les moins d’un an dans les jardins publics est en augmentation aux Etats-Unis. Le lien avec les écrans n’est pas explicité, mais on soupçonne l’implication du smartphone dans le détournement de l’attention parentale. D’où cet appel aux parents à délaisser l’écran pour s’occuper de leur progéniture, via diverses campagnes d’associations telle « La meilleure application pour votre enfant, c’est vous ! », et via une invitation claire dans le carnet de santé à « interagir directement [car c’est] la meilleure façon de favoriser son développement ».
Des députés LREM veulent même aller plus loin avec une proposition de loi, qui imposerait un message d’avertissement directement sur l’emballage des appareils, et une vaste politique de prévention des risques liés aux écrans, au même titre que pour le tabac ou l’alcool.