La sobriété, un levier pour accélérer la lutte contre le dérèglement climatique

Publié le par Le Monde via M.E.

Pour la première fois, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) consacre un chapitre de son dernier rapport aux évolutions des modes de vie et aux usages de l’énergie.

Une éolienne est entourée de pylônes électriques près d’Evionnaz, dans le canton du Valais, en Suisse occidentale, le 28 mars 2022. FABRICE COFFRINI / AFP

Quel rôle les individus peuvent-ils jouer pour limiter le réchauffement de la planète ? Pour la première fois, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) consacre un chapitre, dans le troisième volet de son sixième rapport d’évaluation, publié lundi 4 avril, à la demande d’énergie et de services – plutôt qu’à l’offre. Les chercheurs soulignent que les changements socioculturels et de modes de vie peuvent « accélérer » l’atténuation du dérèglement climatique.

« Réduire la demande a un impact sur la diminution des émissions de gaz à effet de serre, il était donc intéressant d’explorer ce levier, explique Nadia Maïzi, l’une des autrices du chapitre et chercheuse à Mines Paris-PSL. Nous avons essayé de prendre en compte des éléments liés aux comportements, aux modes de vie et aux usages et de les mettre en lien avec le bien-être ou ce qui constitue un revenu minimal décent. »

Parmi une soixantaine d’actions individuelles, les auteurs du GIEC rappellent quelles sont les plus efficaces : privilégier la marche ou le vélo à la voiture, réduire les déplacements en avion, ajuster la température de la climatisation, limiter le recours aux appareils électriques ou encore adopter un régime alimentaire moins carné. Ils précisent que les individus les plus aisés ont un potentiel important de réduction de leurs émissions, tout en conservant un niveau de vie décent.

Motivation généralement faible

Pour être mises en œuvre, ces initiatives nécessitent à la fois de la « motivation » et une « capacité à changer » ; or la motivation des individus ou des ménages à modifier leurs habitudes de consommation d’énergie est généralement faible. Pour qu’elles aient lieu, elles doivent donc s’intégrer dans un changement structurel et culturel plus large.

Cette attention portée par le GIEC à la question de la demande fait écho aux débats actuels autour de la sobriété : en France, c’est ce terme qui englobe les enjeux liés aux comportements et aux usages des individus, ainsi qu’à l’organisation collective de la société et des modes de vies – ce mot n’est pas utilisé dans les pays anglo-saxons. La sobriété diffère de l’efficacité énergétique, qui mise sur l’amélioration technique des équipements (pour rendre le même service en consommant moins).

Si la notion est ancienne, les scientifiques puis les acteurs de l’énergie l’ont progressivement replacée au centre du débat dans un contexte d’urgence environnementale : plus le temps passe, plus l’équation pour espérer atteindre la neutralité carbone en 2050 est compliquée à résoudre, et plus il paraît nécessaire d’utiliser tous les leviers possibles.

« Au-delà de l’urgence, la prise en compte des usages repose sur plusieurs réflexions, précise Nadia Maïzi. Le bien-être nécessite-t-il autant de débauches de consommation d’énergie, alors que ce schéma nous fait courir à la catastrophe ? Et l’homme, qui induit des changements depuis l’ère industrielle, ne pourrait-il pas être remis au centre de la boucle et faire aussi partie de la solution ? »

Pour les modélisateurs, intégrer la sobriété dans leurs scénarios implique d’objectiver les modes de vie et les dynamiques sociales, a priori moins facilement « mesurables » que la production électrique ou les gains d’efficacité. Hausse du nombre d’habitants par mètre carré, réduction de 1 °C de la température de chauffage, recours accru au télétravail, réduction du nombre de kilomètres parcourus, de la vitesse moyenne de circulation et de la taille des véhicules, diminution de la production de biens grâce à l’allongement de la durée de vie des équipements…

En retenant 25 actions de sobriété dans 4 secteurs (résidentiel, tertiaire, industriel, transports), le gestionnaire du réseau de transports d’électricité (RTE) estime, dans ses travaux de référence sur le futur énergétique de la France, que le pays pourrait réduire sa consommation d’électricité de 90 térawattheures (TwH) d’ici à 2050 – en plus des 200 TwH gagnés grâce à l’efficacité. L’association négaWatt – qui a fait de la sobriété l’un des piliers de sa stratégie depuis vingt ans – et l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME) décrivent également comment l’évolution des usages individuels et collectifs de l’énergie, dans l’ensemble des secteurs de consommation et de production, pourrait contribuer à l’atteinte de la neutralité carbone.

Notion clivante

Au niveau mondial, l’Agence Internationale de l’Energie (AIE) a intégré clairement, pour la première fois, le levier de la sobriété à son scénario « zéro émission nette » en 2050, publié en mai 2021. Selon ses projections, le fait de « réduire les usages excessifs ou inutiles de l’énergie » permettrait de réduire d’au moins 4 % les émissions de CO2 sur l’ensemble de la trajectoire. « Si la demande d’énergie augmente moins, la transition devient plus facile et moins coûteuse, précise Daniel Crow, modélisateur énergie et climat à l’AIE, chargé des questions de sobriété. Les changements d’usages permettent également de réduire rapidement les émissions des secteurs les plus énergivores et de diminuer celles des secteurs les plus difficiles à décarboner. Faire sans ce levier serait extrêmement compliqué. »

Si les experts de l’énergie comme ceux du GIEC considèrent qu’elle est un levier indispensable pour atteindre les objectifs climatiques, la notion de sobriété reste encore extrêmement clivante, et donc très peu portée par des responsables politiques. La guerre en Ukraine a toutefois mis en lumière, de façon inédite, l’importance de maîtriser la consommation d’énergie. Pour sortir de la dépendance au gaz et au pétrole russes, l’Agence internationale de l’énergie mais aussi des dirigeants français et européens ont appelé les citoyens à réduire leur température de chauffage ou leur vitesse sur l’autoroute.

« Si l’on veut atteindre les objectifs de l’accord de Paris, il faut faire davantage de campagnes de sensibilisation concernant les changements de comportements, insiste Daniel Crow. Les responsables politiques craignent toujours d’être impopulaires, mais je pense qu’ils sont en retard sur l’opinion sur ces sujets. »

Selon Nadia Maïzi, le conflit en Ukraine et la pandémie de COVID-19 ont démontré que les comportements étaient sans doute plus flexibles qu’imaginé auparavant. Mais aussi que le défi systémique posé par le changement climatique n’était pas pris en compte sérieusement dans ces évolutions. « Dans la crise actuelle, beaucoup se sont mis à réfléchir à l’idée de diminuer la consommation de gaz russe, souligne la chercheuse. Mais le problème du climat n’est pas le problème d’un gaz d’une certaine nationalité. »

Source : https://www.lemonde.fr/planete/article/2022/04/04/la-sobriete-un-levier-pour-accelerer-la-lutte-contre-le-dereglement-climatique_6120580_3244.html

Publié dans Climat, Energie, Gouvernance

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