Souveraineté alimentaire : les deux lectures de la guerre en Ukraine
Les menaces sur l'approvisionnement agricole liées à l'agression russe donnent lieu à des interprétations diamétralement opposées. La nécessité de produire plus pour certains. Un argument supplémentaire pour la transition écologique pour d'autres.
La guerre en Ukraine rebat les cartes sur de nombreux plans. Énergétique bien sûr, mais aussi alimentaire, avec d'ailleurs des liens étroits entre les deux questions. Mais ce sont des lectures diamétralement opposées qui en sont faites par les partisans du productivisme agricole, d'un côté, et par celui de l'agriculture paysanne et les associations environnementales, de l'autre.
Quelques jours seulement après le début de l'offensive russe en Ukraine, la FNSEA appelait l'Union européenne à faire de la souveraineté alimentaire une priorité absolue. « Si le risque sur l'alimentation des Européens n'est pas d'actualité, les secousses sur les marchés risquent de déstabiliser fortement certaines productions, du fait notamment de la hausse des cours de l'alimentation animale, des intrants et de l'énergie », alertait le syndicat majoritaire. Pour pallier le déficit de souveraineté alimentaire de l'Europe et de la France, il appelait les pouvoirs publics à plusieurs actions concrètes.
En premier lieu, à remettre en question « la logique de décroissance » de la stratégie européenne de la ferme à la fourchette. Présentée par la Commission européenne en mai 2020, cette stratégie vise à concilier sécurité alimentaire et réduction de l'empreinte environnementale de la chaîne d'alimentation en fixant des objectifs d'ici à 2030 en matière de baisse de l'utilisation des pesticides et fertilisants, et de la hausse des surfaces exploitées en bio. « Il faut au contraire produire plus sur notre territoire, produire durablement, mais produire », exhorte la FNSEA. Pour cela, le syndicat agricole demande également de remettre en question l'obligation de consacrer 4 % des terres à des surfaces « non productives », contenue dans la future politique agricole commune (PAC) qui couvre la période 2023 à 2027.
De son côté, la Confédération paysanne voit dans ces revendications « une instrumentalisation de la guerre en Ukraine » pour capter les aides au profit d'un modèle productiviste en faillite. Le gouvernement doit, en effet, annoncer la semaine prochaine un plan de résilience, comprenant un volet agricole, destiné à faire face à la crise ukrainienne. Ce syndicat, qui défend une agriculture paysanne et craint que l'exécutif ne réponde aux sirènes du productivisme, démonte point par point les revendications de la FNSEA.
« Il y a un dévoiement de la notion de "souveraineté alimentaire", déjà constaté à l'occasion de la crise du Covid. Une confusion organisée », dénonce Véronique Marchesseau, secrétaire générale de la Confédération paysanne. Une analyse que corrobore l'Institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI) dans un billet consacré aux enjeux alimentaires de la guerre. « Ce qui est en jeu – au moins à court terme – n'est pas la "souveraineté alimentaire" de l'Europe - un terme utilisé comme synonyme d'autosuffisance alimentaire, alors qu'il a été forgé pour désigner les droits de l'ensemble des citoyens à définir par eux-mêmes leur système agricole et alimentaire, explique le think tank. C'est bien plutôt la capacité de l'Europe à maintenir un élevage intensif compétitif face à la concurrence internationale, et à même de fournir aux consommateurs des produits animaux à bas coût. »
« La crise ukrainienne ne mérite en rien de remettre en cause la stratégie "Farm to Fork" (F2F). Ce n'est pas une stratégie de décroissance, mais de durabilité, pour continuer à produire dans le futur », explique Laurence Marandola, responsable du dossier PAC au sein de la Confédération paysanne. L'analyse de l'IDDRI corrobore cette position : « C'est bien une logique systémique, telle que portée par la F2F, qui permettra de répondre aux enjeux soulevés par cette crise et de renforcer progressivement la contribution de l'UE aux équilibres alimentaires mondiaux. »
Quant à la remise en culture des jachères, « il n'y a pas de sujet », évacue Mme Marandola. Il n'y a en effet pas d'obligation en la matière dans la PAC actuelle, explique-t-elle, et, dans la future PAC, les obligations portant sur des surfaces agroécologiques ne passent pas forcément par les seules jachères. « Seuls 2 % de la surface agricole utile française est en jachère. Leur remise en culture ne donnera pas lieu à un accroissement significatif de la production puisqu'il s'agit de terres moins fertiles, difficilement accessibles ou en bord de parcelles », explique Mme Marandola. « En l'état actuel des systèmes de culture, cultiver plus pour produire plus, c'est notamment recourir à plus d'azote minéral, aujourd'hui massivement importé depuis les pays tiers », ajoute l'IDDRI. Mais, surtout, le think tank pointe le plafonnement des rendements en Europe depuis plusieurs années. « Or, ce ne sont pas les réglementations environnementales qui limitent les rendements, mais bien les chocs climatiques, la perte de pollinisateurs, ou encore la dégradation des sols », analysent les auteurs.
« Qualifiées à tort de "non-productives", les jachères et les infrastructures agroécologiques (haies, bosquets, mares, etc.) sont pourtant essentielles à la fertilité des sols et à la biodiversité des milieux agricoles, et constituent ainsi une des rares avancées de la nouvelle PAC », estiment aussi 28 organisations environnementales, qui ont adressé une lettre ouverte au chef de l'État et au ministre de l'Agriculture, dans laquelle elles dénoncent une instrumentalisation de la guerre en Ukraine. Pour Laurence Marandola, il s'agit d'un « tour de passe-passe intellectuel dont se sert la FNSEA pour tenter de vider la PAC de tout objectif environnemental ».
Les ONG démontent également le dogme du « produire plus ». « En Europe, c'est tout notre modèle productiviste qui est remis en cause », alertent-elles, pointant avec cette crise de nouvelles dépendances : engrais de synthèse et pesticides fabriqués à partir de gaz importé de Russie, maïs et tourteaux de tournesol importés d'Ukraine pour l'alimentation animale. « Est-il responsable d'appeler à une croissance de la production quand celle-ci dépend fondamentalement d'intrants fossiles importés, néfastes pour la planète comme pour notre souveraineté alimentaire ? » interrogent les ONG dans leur courrier au chef de l'État.
Certains éleveurs risquent effectivement d'être confrontés à une « double impasse » du fait d'une dépendance aux engrais nécessaires à la production des céréales européennes et aux protéines importées pour l'alimentation de leurs animaux. « Il faut des aides d'urgence pour les éleveurs, mais il est nécessaire de les conditionner à une baisse des densités et à une mise en relation des élevages avec les capacités de production de leur territoire d'implantation », estime Nicolas Girod, porte-parole de la Confédération paysanne. « Revoir la place de l'élevage industriel dans l'agriculture et l'alimentation européenne est (…) le premier levier pour dégager des marges de manœuvre sur les stocks de céréales, faire baisser la pression sur les prix et la dépendance aux énergies fossiles », estiment aussi les ONG environnementales.
Au-delà de l'élevage, plusieurs autres mesures de court terme sont aussi à prendre, selon le représentant de la Confédération paysanne. C'est le cas de l'interdiction du retournement des prairies. « On ne doit pas accélérer encore la céréalisation du territoire », alerte Nicolas Girod. Mais aussi d'arrêter les cultures destinées à la méthanisation ou à la production d'agrocarburants. « Veut-on mettre de l'essence la moins chère possible dans nos bagnoles ou être en recherche de sécurité alimentaire ? » interpelle le représentant du syndicat paysan, qui apporte immédiatement la réponse : « Les terres agricoles doivent d'abord nous nourrir. »
Quant à la sécurité alimentaire mondiale, « je crains une crise alimentaire mondiale dans douze à dix-huit mois, et je pèse mes mots », a déclaré le ministre de l'Agriculture, le 8 mars. « Si (…) le conflit empêche d'emblaver les surfaces en maïs et en tournesol ou de récolter le blé, la disponibilité physique en céréales et oléagineux sera directement affectée. Cela pourra, à moyen terme, concerner l'Ukraine elle-même (…), mais ce sont l'ensemble des pays dépendants de l'Ukraine (Égypte en tête), qui représentent 8 à 10 % des exports mondiales en céréales et oléagineux, qui seraient mis en difficulté », analyse l'IDDRI. À court terme, la priorité est d'atténuer la hausse des prix des céréales, selon l'institut de recherche. Au 8 mars, le blé cotait à plus de 400 euros la tonne, soit 2,5 fois son cours de 2020.
« Il faut casser un mythe, dénoncent toutefois les 28 organisations signataires de la missive au président. En dehors des contextes d'urgence humanitaire, la faim n'est pas une question de production, mais de répartition. Un tiers des productions mondiales sont gaspillées. » « En se positionnant uniquement sur le registre de l'augmentation de sa production pour répondre aux besoins des pays tiers, l'Union européenne promeut une réponse dangereuse et contreproductive, qui ne fera que soutenir les dysfonctionnements générant la situation actuelle », confirme le CCFD Terres solidaires.
Alors que le G7 se réunit, ce vendredi 11 mars, pour discuter des conséquences de la guerre sur la souveraineté alimentaire, les ONG appellent à « un sursaut de la communauté internationale pour prendre des mesures immédiates et de moyen terme adaptées, sous l'égide du Comité de la sécurité alimentaire mondiale ». Et envoient un message au président de la République : « La souveraineté alimentaire française ne pourra se construire aux dépens de celles des autres pays et encore moins sans eux. »