Etudes de pollution accablantes, manifestations citoyennes, Covid-19… Les croisiéristes dans la tempête
Entre des destinations opposées au "sur-tourisme" et le renforcement des normes environnementales, la filière est contrainte de s’adapter aux nouvelles exigences citoyennes. Loin du climat favorable dans lequel elle a longtemps navigué.
Le paquebot de croisière « Wonder of the Seas » à quai, dans le port de Marseille, pendant une alerte aux particules fines, le 15 janvier 2022.
La croisière a connu des jours meilleurs. A peu près tous ceux qui ont précédé le 2 juin 2019, lorsque le géant des mers MSC-Opera a percuté un quai du port de Venise, collision qui semble avoir provoqué une réaction en chaîne. Depuis, l’industrie subit maintes calamités : débats sur le "sur-tourisme", études de pollution accablantes, manifestations citoyennes, COVID-19…
Ces avanies touchent l’industrie qui, au sein d’un secteur du tourisme en expansion, croissait le plus rapidement jusqu’à la pandémie, sans le moindre frein. « Les réglementations ont quinze ans de retard, admet Jean-François Suhas, président du Club de la croisière du port de Marseille, partisan d’un renforcement des normes. Sur le plan social, la globalisation, et donc le dumping social, s’est faite il y a cinquante ans. Sur le plan environnemental, elle se fait cinquante ans après. Et les armateurs vertueux ne sont pas récompensés. »
Mais les lignes bougent, et deux décisions l’illustrent. D’abord, celle prise par le gouvernement italien d’écarter les grands paquebots du centre historique de Venise, après des années de tergiversations. Ensuite, plus à l’ouest, le port de Palma de Majorque vient de limiter le trafic à trois paquebots par jour, dont un seul transportant plus de 5 000 passagers.
Tout un symbole, car aux Baléares l’industrie de la croisière est chez elle. Elle a déversé plus de 2,6 millions de passagers en 2019, dont une petite moitié à Palma, le troisième port de croisière d’Europe, derrière Barcelone et Civitavecchia, près de Rome. Il a fallu la coalition d’une trentaine d’associations d’habitants de Palma et de défenseurs de l’environnement pour inviter les croisiéristes et dirigeants locaux à se mettre autour d’une table… bien que le sentiment d’une occasion ratée domine malgré tout aujourd’hui. De fait, la Cruise Lines International Association (CLIA), le syndicat des croisiéristes, s’en sort bien : le trafic devrait baisser modérément et l’accord prévoit vingt jours exceptionnels où la jauge pourra être dépassée.
« C’est un accord ni positif ni négatif, résume Margalida Ramis, porte-parole de la GOB, qui coordonne le mouvement. L’acceptation politique qu’il faut établir des limites est un fait historique. Mais la décision prise ne repose sur aucune donnée objective et l’accord ne prévoit pas d’imposer des conditions environnementales, ce qui laisse la porte ouverte au “greenwashing”. »
Palma de Majorque n’est pas un cas isolé. Incarnation du "sur-tourisme" lié à la croisière, Dubrovnik, en Croatie, a également transigé en 2019 avec la CLIA pour étaler les passages de paquebots. La même année, malgré les mises en garde des armateurs, les ports de Santorin, Bruges et Dublin ont limité le nombre de bateaux susceptibles d’accoster simultanément.
La croisière est-elle ballottée ? Erminio Eschena, le président de la CLIA France, préfère parler de « réaménagements », où « la CLIA s’implique pour apporter des solutions à une problématique, le "sur-tourisme", qui va bien au-delà de l’industrie des croisières. Il y a des crispations dues à un manque de connaissances, que [la CLIA est] en train de combler en discutant avec les acteurs locaux ».
Le dialogue n’est jamais rompu, car armateurs et ports d’attache se tiennent. Pour les premiers, les conséquences des restrictions sont d’ordre pratique – elles imposent de programmer des escales moins cotées ou d’aménager les calendriers – et symbolique : certaines destinations qui se sont développées par la croisière craignent de tomber par elle. Ces ports évoquent les externalités négatives (gestion des déchets, bouchons, surfréquentation du principal lieu touristique de la ville) et confirment ce que toutes les études montrent : à terre, un croisiériste dépense considérablement moins qu’un touriste.
La fronde, souvent lancée par des associations d’habitants, ne se limite pas au Vieux Continent. Elle est aussi au plus près des sièges des grands croisiéristes mondiaux, à Key West (Floride), où l’on s’inquiète pour la santé des récifs coralliens. Ou aux Caraïbes, dont les eaux accueillent le tiers des passagers mondiaux, et dont les îles Caïmans renoncent à la construction d’un terminal pour les grands navires.
Ce mouvement n’est pas univoque. Le poids politique des croisiéristes et de ceux qui en vivent, comme les taxis ou les guides, est parfois considérable. Et les arguments pour le maintien de l’activité sont bien réels, notamment en matière de taxes et d’emplois induits. « L’expérience de la croisière contribue copieusement au rayonnement des territoires et à leurs économies, du passager à l’ensemble des activités à l’escale, jusqu’à la construction et réparation navales, très importantes en France », estime Erminio Eschena.
En outre, recevoir des croisières est toujours perçu par nombre de villes comme une marque de réussite. Outre-Atlantique, Alain Adrien Grenier, sociologue à l’université du Québec et spécialiste du tourisme de croisière, décrit une relation déséquilibrée avec les pouvoirs locaux : « C’est David contre Goliath. Le géant des mers laisse supposer que s’il ne vient pas chez vous il ira ailleurs, même si toutes les destinations ne sont pas équipées pour accueillir ces navires. » Le marché des grands paquebots est un oligopole, situation dont jouent les quatre compagnies majeures en mettant les ports d’une même zone en concurrence. Et quand bien même les villes d’accueil opteraient pour le rapport de force, les ports sont, le plus souvent, la propriété de l’Etat.
A l’image du reste du secteur touristique, le pouvoir politique observe les croisières d’un regard distant. La régulation du secteur est confiée à l’Organisation maritime internationale (OMI), une institution onusienne critiquée pour le poids de la sphère privée en son sein et d’un nombre restreint de pays, notablement ceux abritant les pavillons de complaisance. Mais la montée des préoccupations environnementales change la donne, alors que le fioul lourd utilisé par les bateaux est le plus polluant du monde, interdit dans l’industrie ou l’automobile. C’est ce mazout bon marché, par ailleurs inutilisable, qui a permis l’essor du transport maritime, ces dernières décennies.
Depuis 2020, la teneur en soufre maximale autorisée dans les carburants marins a été abaissée de 3,5 % à 0,5 %. Cette concentration est d’ores et déjà réduite à 0,1 % au maximum dans les eaux nord-américaines ainsi qu’en Europe du Nord. En décembre 2021, les pays méditerranéens sont convenus de mettre en place cette zone SECA (Sulfur Emission Control Area) en 2025.
Cette réglementation a un prix, largement absorbable compte tenu de la rentabilité de l’industrie de la croisière : les bateaux, dont le coût peut excéder le milliard d’euros pour les plus gros, sont rentabilisés en cinq à sept ans, mais naviguent quatre fois plus longtemps. Au-delà des avantages pour la faune maritime, l’Institut national de l’environnement industriel et des risques estime que la création de la zone SECA en Méditerranée permettra d’éviter 1 730 morts prématurées chaque année sur l’ensemble du bassin.
Les bateaux les plus récents sont équipés de « scrubbers », qui lavent les fumées de cheminée avant le rejet dans l’atmosphère, ou de systèmes catalytiques, qui réduisent les oxydes d’azote. Certains navires circulent au gaz naturel liquéfié (GNL), qui rejette moins de soufre et d’oxyde d’azote. Ces dernières solutions sont nécessaires pour naviguer en zone dite « NECA », en vigueur dans les eaux américaines et, depuis 2021, en mer du Nord et dans la Baltique. Le processus politique est également enclenché pour l’adopter plus tard en Méditerranée. « La bonne nouvelle de la pandémie, c’est que les bateaux d’il y a vingt ans, quelque 40 à 50 paquebots les plus polluants, sont partis à la casse », relève Jean-François Suhas.
« Dès 2017, on voyait dans nos discussions avec les armateurs qu’ils avaient des solutions dans leurs tiroirs, mais qu’ils se contentaient du respect de la norme internationale, dit, amusé, Dominique Robin, directeur d’AtmoSud, l’organisme de surveillance de la qualité de l’air dans la région de Marseille. Les croisiéristes ont les moyens d’innover et de s’adapter et, comme ils vivent de l’image, l’enjeu n’est plus là : ils le font. Le problème vient plutôt, à l’avenir, des ferrys ou porte-conteneurs. »
Marseille est un cas d’école de ce nouveau rapport de force : la croisière y a connu un essor spectaculaire avant la pandémie (quatrième port d’Europe), tout comme la colère des habitants des quartiers nord voyant les bateaux à quai rejeter des fumées noires. Depuis 2019, une charte liant les armateurs leur impose de faire venir leurs navires les plus vertueux et de réduire leur vitesse d’approche, afin de minimiser la pollution.
En 2025, deux bateaux de croisière pourront se rattacher simultanément au réseau électrique, un investissement lourd financé par l’Etat et les collectivités locales. Les chercheurs d’AtmoSud auront accès aux données de combustibles des bateaux faisant escale dans la ville, afin de vérifier les efforts fournis par les armateurs. Et, pourquoi pas, un jour, de fixer des critères environnementaux solides. Une façon, veut croire le port, de rendre cette activité acceptable pour les citoyens, alors que la cité phocéenne entend confirmer sa place d’escale incontournable en Méditerranée, malgré les réticences de la municipalité.
Aux yeux des défenseurs de l’environnement, ces aménagements s’apparentent à du « greenwashing » permettant de poursuivre une activité néfaste par essence. Il faudrait aller plus loin, réduire la vitesse des bateaux, travailler à la propulsion à hydrogène, à voile ou à l’ammoniac. La solution viendra-t-elle de l’Europe ? « Pour la première fois, le secteur maritime est pris en compte dans un “paquet climat” de la Commission européenne, se réjouit Karima Delli, présidente (EELV) de la commission du transport et du tourisme au Parlement européen. On va devoir normer ce secteur, qui a beaucoup de retard et est exclu des accords de Paris. Et la bataille va s’engager sur le GNL, qui n’est pas une solution de substitution convaincante, puisque c’est une énergie fossile. »
Sans y faire explicitement référence, Erminio Eschena n’est pas enchanté par la perspective d’une régulation européenne : « C’est l’OMI qui doit fixer le cap. La transition énergétique ne peut se faire que si elle est portée sans clivages transnationaux. » Pour la croisière, le monde d’après ne s’annonce pas moins lucratif, mais infiniment plus complexe.