Gestion de crise : le nécessaire partage d’un récit
En janvier 2013, une fuite de gaz à l'usine chimique Lubrizol
à Rouen provoque une crise de plusieurs jours. Ce huitième numéro des cahiers partenaires de l'IRSN dans le magazine Pour la science revient sur la recherche menée, suite à cet accident, par l'IRSN et l'INERIS afin de comprendre comment, face à un événement imprévu potentiellement à risque, s'organise la coopération entre les différents acteurs impliqués pour faire émerger une solution à même de protéger la santé des populations et l'environnement.
C'est en 2016 que le projet Edge – Interfaces entre expertise et décision en situation de gestion de crise dans les industries à hauts risques – voit le jour. Cette recherche s'intéresse à la production des expertises au cours de la gestion de la crise plutôt qu'à leurs seuls résultats. Elle consiste à étudier la manière dont s'élabore un récit prédictif de l'accident partagé par les divers acteurs.
La chronologie de l'accident a été reconstituée à partir d'une quinzaine d'entretiens approfondis avec les principaux acteurs impliqués dans la gestion de la crise et de sources documentaires afin de répondre à la question :
« Quels sont alors les éléments qui déclenchent et motivent les configurations et reconfigurations de cette trajectoire de la science en action que constitue le récit prédictif de l'accident ? »
Le lundi 21 janvier 2013, une fuite accidentelle de gaz à l’usine Lubrizol de Rouen déclenche une situation de crise. Le gaz, du Mercaptan, est sans grave danger pour la santé mais il provoque d’importants désagréments (nausées, maux de tête) et a la même odeur que le gaz de ville. Très vite les standards téléphoniques des pompiers et du SAMU sont saturés par les appels des populations environnantes croyant à une fuite chez elles ; d’autant plus que l’odeur se répand ensuite jusque dans la région parisienne et dans le sud de l’Angleterre (voir encadré).
Pendant trois jours, services d’urgence, pouvoirs publics et experts locaux (Préfecture, SDIS*, DREAL*) mais aussi pouvoirs publics nationaux (ministères de l’Intérieur, de l’écologie, de la Santé) et experts (INERIS et sa cellule de crise, la CASU), sont mobilisés pour, d’une part, préciser la nature de la fuite (quels gaz exactement, quelles quantités, quels dangers éventuels…) et, d’autre part, définir un moyen d’arrêter la réaction chimique à l’origine de la fuite ainsi qu’une stratégie pour gérer les aspects « sécurité civile » (annulation de manifestations, évacuation de population, gestion du risque de panique et de la saturation des standards…). La ministre de l’écologie de l’époque, Delphine Batho, en déplacement à Berlin le 22 janvier, se rend elle-même sur le site dans la soirée pour répondre aux nombreuses questions.
Cet accident industriel revêt des caractéristiques qui en font un cas d’école aux yeux d’Elsa Gisquet, sociologue au laboratoire de Sciences humaines et sociales de l’IRSN. « C’est un événement récent, local, qui devient national et qui implique des acteurs très divers qui doivent ensemble gérer la crise », explique la chercheuse. L’objectif est de comprendre comment, face à un événement imprévu potentiellement à risque, s’organise la coopération entre les différents acteurs locaux et nationaux, de même que la façon dont ceux-ci mobilisent les connaissances techniques pour faire émerger une solution à même de protéger la santé des populations et l’environnement.
Ce sujet, la manière dont les acteurs s’emparent de l’expertise en situation de crise, a en effet été peu étudié. Or il est crucial pour l’IRSN de tenir compte de l’ensemble des facteurs qui contribuent à la sûreté des installations nucléaires, dont les aspects humains, organisationnels et sociaux. Un projet de recherche sur ces questions, mené par l’IRSN en partenariat avec l’INERIS, a donc vu le jour au cours de l’année 2016, le projet Edge – Interfaces entre expertise et décision en situation de gestion de crise dans les industries à hauts risques –, qui s’appuie notamment sur l’analyse de l’accident de fuite de gaz à Lubrizol en 2013.
Elsa Gisquet, en charge du projet Edge, a développé une approche qui s’intéresse à l’évolution des expertises plutôt qu’à leurs seuls résultats. Autrement dit, elle étudie la manière dont s’élabore un récit prédictif de l’accident partagé par les divers acteurs. En effet, ce récit n’est pas le résultat d’actions prédéterminées par des règles, mais le produit d’un processus complexe inscrit dans la durée, intégrant de nombreux acteurs qui articulent plus ou moins bien leurs actions individuelles et qui peuvent avoir des conceptions différentes de la situation dans laquelle ils sont engagés. Cette construction intègre non seulement les évolutions liées à l’événement lui-même – par exemple, ici, les conditions atmosphériques qui déterminent la diffusion des rejets gazeux –, mais aussi l’ensemble des ajustements de travail réalisés pour une coordination adaptée des acteurs.
Quels sont alors les éléments qui déclenchent et motivent les configurations et reconfigurations de ces trajectoires de la science en action ?
La méthodologie adoptée pour répondre à cette question a été de reconstituer la chronologie de l’accident sous forme de récit à partir d’une quinzaine d’entretiens approfondis avec les principaux acteurs impliqués dans la gestion de la crise. Cette reconstitution s’appuie également sur deux types de sources documentaires, les sources primaires élaborées par les protagonistes (communiqués de presse, notes internes) et les sources secondaires (commentaires, rapports officiels, articles de presse).
Le récit obtenu permet de distinguer quatre phases clés et d’en analyser les ressorts. « Nous avons ainsi identifié les moments d’articulation entre les acteurs, c’est-à-dire les moments de consensus quant aux actions à entreprendre, qui impliquent également un partage de la perception de la crise. Et les moments de désarticulation, de désaccord, qui sont à l’inverse des sources potentielles de tension et de méfiance », précise Elsa Gisquet.
La première est une phase d’articulation. Les préludes de l’événement commencent une veille de week-end, lorsqu’un opérateur tentant de redémarrer une pompe actionne par erreur un agitateur dans une cuve remplie de produit chimique. Pendant le week-end, l’agitateur fait monter en température la cuve et provoque la dégradation de son contenu. Au retour du week-end, le lundi – J1, premier jour de crise –, les opérateurs, surpris par l’odeur, constatent l’instabilité du produit. Le plan de secours interne est déclenché par l’industriel.
Les acteurs habituellement mobilisés pour faire face à ce type d’incident (SDIS, DREAL, CASU) se rendent alors sur place. Dans cette première phase, chacun dans sa sphère professionnelle développe son expertise à partir de ses outils habituels. L’ensemble livre un « récit prédictif » de l’événement relativement rassurant : aucune trace de sulfure d’hydrogène, très toxique, n’est détectée. Le nuage est essentiellement composé de Mercaptan, plus connu pour son odeur désagréable que pour sa toxicité. Ce qui incite à classer le problème dans la catégorie des « nuisances olfactives » et non des « risques sanitaires », d’autant que, dans cette région fortement industrialisée, la population locale n’en est pas à sa première fuite et se trouve donc face à une circonstance « familière ».
Puis, deuxième phase, de désarticulation cette fois : la crise bascule dans un tempo de l’urgence pour tous. Dans la nuit, le vent a tourné plusieurs fois. L’odeur est arrivée aux portes de Paris. Au petit matin du mardi, J2, l’ambiance sur le site est tout autre : les caméras de BFM-TV sont sur place. Le ministère de l’Intérieur s’est mobilisé et a déjà organisé une audio-conférence dans la nuit, questionnant les expertises proposées la veille : de quelle famille de Mercaptan s’agit-il ? Est-on vraiment sûr que du sulfure d’hydrogène ne risque pas d’être relâché ? Il demande alors à la CASU de nouvelles projections sur le danger de la substance, le périmètre concerné, l’évacuation potentielle de la population.
Ce basculement est certes dû à l’évolution même de l’événement mais aussi à la façon dont cette évolution désorganise le travail des experts et remet en question l’ensemble des données sur lesquelles ils s’étaient entendus pour se représenter l’événement en cours. Il faut vite produire de nouvelles prédictions, dans l’urgence. Résultat, en fin de matinée de ce J2, la CASU propose une modélisation très majorante, c’est-à-dire qui considère le scénario le plus pessimiste : tout le soufre contenu dans la cuve serait intégralement et instantanément relâché sous forme de sulfure d’hydrogène. Ces résultats présentés en audio-conférence à 14 heures sont contestés par l’exploitant : surestimés et loin de la réalité, selon lui. La préfecture demande alors à l’ensemble des experts de s’accorder sur leurs hypothèses et sur un récit prédictif de l’accident, cohérent.
S’ouvre alors en fin de journée (de ce J2) une troisième phase, d’articulation : un moment d’échanges et de discussions entre tous les experts, qui sortent de leurs schémas organisationnels habituels. Par exemple, l’exploitant et la CASU échangent directement, sans cette fois-ci passer par l’intermédiaire d’un tiers (DREAL). Là, le temps de l’urgence est suspendu, ils prennent le temps de confronter les données de terrain et les hypothèses retenues pour les calculs (la CASU, la DREAL, mais aussi l’industriel). La hauteur du point de rejet passe de 13 à 16 mètres, on ne considère plus un rejet instantané, il est désormais calculé pour trois durées différentes (1 minute, 2 minutes et 5 minutes), etc. Ces dernières hypothèses conduisent à un récit prédictif de nouveau rassurant qui fait consensus chez les experts et qui s’étend aux décideurs. La zone dangereuse étant circonscrite au sein de l’usine, l’évacuation de la population est clairement exclue.
Cependant, cette solution qui clôt définitivement la question de l’évacuation ne règle pas tous les problèmes : tant que l’importante quantité de produit à l’origine de la fuite n’est pas traitée, les émanations gazeuses risquent de repartir. Que faut-il faire pour l’ensemble du territoire concerné, qu’attend-on, qu’espère-t-on ? C’est un quatrième moment clé. La réponse va venir d’un consensus des autorités préfectorale et ministérielle et s’est traduit par : « Je veux zéro odeur dans la zone, je ne veux plus que ça sente ! ». À partir de-là, l’objectif clair étant de se prémunir des émanations de gaz odorant, l’expertise propose un changement de temporalité : plutôt que de traiter le problème de manière rapide, on donne la priorité à la définition d’un protocole dont la mise en œuvre prend du temps car il sera appliqué de nuit et par petite quantité à traiter à chaque fois, de manière à ne pas prendre le risque de gêner la population et ainsi de perturber l’ordre social à nouveau. L’exploitant devra gérer pendant plusieurs semaines sa cuve de produit dégradé, potentiellement très dangereux pour les opérateurs sur le site. Cependant, ce changement de temporalité permet d’entrevoir la sortie de crise.
Un premier enseignement à tirer de ces résultats est l’intérêt d’utiliser ces différentes phases de l’expertise pour élargir l’éventail des solutions. Et sortir ainsi des scénarios binaires – du type évacuation contre non-évacuation – voire des clivages professionnels ou institutionnels. Il s’agit là pour l’IRSN d’une piste de réflexion intéressante qui pourrait enrichir les possibilités de concertation entre tous les acteurs concernés. L’analyse de la gestion de cette crise montre en effet que l’action conjointe des acteurs est primordiale pour faire émerger une solution bien ancrée dans le réel et en phase avec les attentes du territoire.
Après le temps de l’alerte dans la matinée du 21 janvier 2013, où l’exploitant de l’usine reçoit les premières plaintes, il déclenche son plan interne et informe les communes voisines, la préfecture et la direction régionale.
Dans l’après-midi, l’odeur du gaz se répand dans et aux alentours de Rouen, et l’information commence à circuler sur les réseaux sociaux.
Le soir, la préfecture en est à son troisième communiqué et les standards des services d’urgence sont saturés. Dans la nuit, le vent tourne à plusieurs reprises. L’odeur de Mercaptan a d’abord atteint la région parisienne.
Le mardi 22 janvier, à 5 heures, le ministère de l’Intérieur diffuse son premier communiqué. Les services de secours parisiens reçoivent plus de 10 000 appels dans la matinée.
Les ministères de l’Intérieur, de l’écologie et de la Santé activent leur cellule de crise. La crise est devenue nationale. Dans l’après-midi, l’odeur gagne le sud de l’Angleterre. à 19 heures, la ministre de l’écologie arrive sur le site.
Les modélisations du panache odorant, ci-contre, en rouge, réalisées par l’INERIS, montrent l’évolution du nuage dans le temps.
* SDIS : Service départemental d’incendie et de secours.
* DREAL : Direction régionale de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement.
N.B. Les cahiers partenaires de l'IRSN avec le magazine Pour la science traitent de la diversité des sujets de la recherche de l'Institut. Le premier, édité en Juin, concernait la surveillance des effets de site à proximité des installations nucléaire. Le second, édité en Aout, se penchait sur la prévention des effets secondaires des radiothérapies du cancer du sein. Enfin le troisième, édité en octobre, abordait le refroidissement du combustible nucléaire dans le cas d'un accident de perte de réfrigérant primaire.