Face au changement climatique, « nous devons nous défaire de l’idée qu’une solution technologique nous sauvera »
La France est mal préparée aux bouleversements climatiques qui l’attendent, alerte la géographe Magali Reghezza-Zitt, membre du Haut Conseil pour le Climat. Si rien n’est fait, ce sont des milliers de vies qui seront bientôt perdues. Entretien.
La menace climatique, longtemps restée abstraite, se précise. Le littoral recule, les villes étouffent, les paysages se transforment… Pendant des années, face à la hausse des températures, scientifiques et écologistes ont appelé – à raison – à l’indispensable diminution de nos émissions de gaz à effet de serre pour limiter le réchauffement climatique. Sauf que nous avons tant procrastiné que certaines conséquences ne pourront désormais plus être évitées, explique à « l’Obs » la géographe Magali Reghezza-Zitt, Maître de conférences à l’Ecole Normale Supérieure. Membre du Haut Conseil pour le Climat, cette spécialiste des risques naturels, des questions de vulnérabilité et de résilience urbaines s’inquiète de l’impréparation de notre pays à ces nouveaux périls et de l’indifférence d’une trop grande partie du monde politique à ces enjeux. Entretien.
Depuis des années, les scientifiques établissent des scénarios de hausse des températures pour les années à venir. Mais le réchauffement climatique n’est plus seulement une menace pour les générations futures : la France, expliquez-vous, est déjà concernée.
Pour beaucoup de gens, le réchauffement climatique reste en effet un horizon lointain : ses conséquences ne seraient vraiment attendues qu’à l’horizon 2050 voire 2100 et, parce qu’elle est un pays développé et tempéré, la France n’aurait que peu à craindre, contrairement à des pays plus exposés comme le Bangladesh. C’est une vision erronée. Dans notre pays, la température a déjà augmenté de 1,7 °C depuis 1900. Cela peut sembler anecdotique, mais c’est considérable. Le réchauffement a ainsi d’ores et déjà des conséquences bien réelles.
L’exemple le plus connu, ce sont évidemment les glaciers, comme la mer de Glace, qui reculent. Mais il n’y a pas que dans les zones montagneuses que ce changement est en cours. De nombreuses régions françaises sont confrontées à des épisodes de sécheresse de plus en plus intenses, et se posent aussi des problèmes de pénurie d’eau potable. Les agriculteurs sont aux premières loges. Un exemple : en moyenne, les vendanges ont lieu quinze jours plus tôt qu’il y a quarante ans.
Nous sommes notamment exposés à trois grands risques : les vagues de chaleur, les sécheresses et les inondations. Ces événements extrêmes ont bien sûr toujours existé, mais ils vont se multiplier et s’intensifier. De façon schématique, notre pays est situé géographiquement à la rencontre de deux modèles climatiques, ce qui complique les études. Mais on commence à avoir des signaux très robustes : si les incertitudes restent encore fortes sur l’évolution des précipitations, ils sont désormais clairs pour les températures extrêmes et moyennes. On sait également que les conditions propices aux incendies vont s’étendre vers le nord du pays. Des régions situées au nord de la Loire vont être confrontées à des feux de forêt, et pas seulement l’été. La moitié de nos forêts pourrait être classée à risque d’ici à 2050 – contre un tiers aujourd’hui. Cela pose de sérieux problèmes de ressources pour les services de lutte contre les incendies.
Les risques climatiques varient suivant les régions. Dans l’Hexagone, la Bretagne et la région Paca sont celles qui cumulent le plus de risques, avec toutefois des différences importantes selon les territoires – littoraux, arrière-pays, etc. Mais oui, toute la France est concernée. L’Observatoire national sur les Effets du Réchauffement climatique (ONERC) estime que deux tiers des Français sont déjà exposés à un risque climatique. Or ces risques vont s’aggraver. L’une des menaces les plus préoccupantes, parce qu’elle concerne des millions de personnes, c’est le risque d’inondations et de submersion marine. Le changement climatique n’est pas seul en cause. L’oubli du danger et la confiance aveugle dans les digues ont poussé à l’urbanisation de zones qui n’auraient pas dû l’être. On a construit dans le lit des rivières ou des fleuves et sur les côtes basses.
La conséquence de ces choix urbanistiques passés, c’est qu’un Français sur quatre habite aujourd’hui en zone inondable, et qu’une commune sur deux est concernée. Le changement climatique aggrave encore les choses. Dans l’hypothèse d’une élévation d’un mètre du niveau de la mer, l’ONERC considère que 198 kilomètres de routes nationales, 355 kilomètres d’autoroutes, presque 2 000 kilomètres de voies ferrées, et plus de 4 000 routes départementales seraient submergées…
Le recul de ce que l’on appelle le « trait de côte » se fait à certains endroits à très grande vitesse, et ce n’est pas juste dû aux facteurs « naturels » ou à l’action humaine. Nous allons devoir très rapidement envisager des déplacements importants de population et d’activités. Sur les côtes sableuses de Nouvelle-Aquitaine, mais aussi en Normandie, où les falaises reculent, des localités entières sont déjà menacées. L’avancée de la mer est inexorable. Sauf à engager des sommes considérables, d’ailleurs sans garantie de sécurité totale, on ne va pas avoir d’autre choix que d’aller vivre ailleurs.
Mais il n’y a pas que les habitants des littoraux qui sont en danger. Dans de nombreuses villes situées à côté de cours d’eau, certains quartiers devront dans les années à venir devoir être déplacés, les habitants expropriés. Le réchauffement climatique révèle nos vulnérabilités et nous oblige à revoir la manière dont nous habitons le territoire.
Croire que la technique suffira à affronter les menaces que le réchauffement climatique génère et à nous rendre plus résilients est une illusion. L’un des enjeux de l’adaptation au réchauffement climatique est justement de remettre la technique à sa juste place. Depuis des décennies, nous faisons porter sur la technique le poids de notre sécurité. C’est le moment d’envisager des changements plus structurels, car il y a toujours un moment où la technique est prise en défaut. Celle-ci ne doit être qu’une solution d’accompagnement de la transition, pour en atténuer les coûts. Une béquille en quelque sorte. Construire une digue peut être utile seulement si cela est fait dans l’optique de gagner du temps pour opérer en parallèle une transformation de l’habitat ou des relocalisations. Nous devons nous défaire de l’idée qu’une solution technologique nous sauvera.
Elle est plutôt en avance en Europe, mais c’est hélas encore trop peu. Il faut impérativement accompagner nos politiques de réduction des émissions de gaz à effet de serre, indispensables, de politiques dites d’adaptation, car le réchauffement est déjà une réalité. Les menaces vont s’amplifier et, pour le moment, notre pays ne se donne pas les moyens de s’y préparer. Un chiffre, qui donne la mesure du chemin qu’il reste à parcourir : un organisme comme l’ONERC n’est composé aujourd’hui que de six permanents !
Des actions existent dans certains territoires. A Villeneuve-Saint-Georges, un quartier, régulièrement inondé, est en train d’être rendu progressivement au fleuve. A Mandelieu-la-Napoule, ville du sud de la France, endeuillée il y a quelques années par des inondations importantes, des changements urbanistiques d’ampleur sont en train d’être mis en place pour « désurbaniser » des pans du territoire, sans pour autant les abandonner. A Romorantin, le quartier Matra a été conçu pour être résilient au risque de crue : les habitants ont ainsi pu continuer à vivre pendant les inondations de 2016.
Mais à l’échelle nationale, beaucoup reste encore à faire. Prenez le risque de submersion marine : aucune politique d’accompagnement suffisante n’existe actuellement pour les populations qu’il va falloir déplacer. Les enquêtes d’opinion montrent que, très souvent, la perception des dangers liés au réchauffement climatique est plus faible chez les élus que dans le reste de la population. Si l’on veut avancer, il faut un portage politique bien plus fort qu’aujourd’hui, de l’anticipation, des investissements et des arbitrages.
Les causes sont culturelles, politiques… et financières. Pour un élu, désurbaniser ou renoncer à la digue, ou encore investir pour se protéger d’une menace perçue comme lointaine, c’est une perte directe de ressources et c’est une rupture nette avec tout l’imaginaire du maire bâtisseur qui imprègne encore le monde politique ! Mais autant il est humain – et compréhensible – que les individus ne réagissent que le jour où ils sont frappés directement par un aléa climatique, autant il n’est pas normal que les responsables politiques soient eux aussi dans une posture purement réactive. Leur rôle, c’est d’anticiper et de construire des alternatives, de proposer des visions de l’avenir et des transitions à engager, qui peuvent être l’objet de débats, d’opposition, mais qui doivent être publiquement débattues, au regard des coûts qu’elles représentent et des bénéfices qu’elles apportent.
Nous sommes à un moment de notre histoire qui engage de leur responsabilité. Or le décalage entre la nature actuelle du débat public et la réalité des menaces est désolant. Sans parler de désinformation ou de mensonge, je suis frappée par l’indifférence à la vérité de certains acteurs habituels du débat démocratique, qui semble être le propre de la période actuelle. Tous les discours ne se valent pas et la liberté d’expression ne justifie pas l’absence de contradicteurs. Collectivement, nous ne sommes pas à la hauteur.
Le personnel politique continue de réduire le réchauffement climatique à un problème relevant de l’écologie. Or c’est un problème social et économique, qui met au défi notre démocratie. Comment on protège les populations en situation de vulnérabilité ? Quel mécanisme de solidarité nous mettons en place pour accompagner les entreprises, les agricultures, etc. ? Les enjeux économiques sont énormes, puisque le réchauffement climatique demande de changer de modèle de production et de consommation. Notre économie repose actuellement sur le « principe du vélo » : pour tenir debout et ne pas tomber, il faut pédaler, c’est-à-dire produire pour consommer sans cesse. Ce n’est plus possible de continuer comme ça.
Les épisodes climatiques extrêmes ont toujours existé ? Oui, c’est vrai. Mais aujourd’hui, leur fréquence et leur intensité ne sont plus du tout du même ordre. Par sa vitesse et son ampleur, qui n’a jamais été mesurée dans l’histoire de l’humanité, le réchauffement climatique change la donne. Ce qui était plus ou moins gérable jusqu’alors ne le sera plus si on ne fait rien. Regardez déjà les catastrophes qui surviennent avec « seulement » 1,7 °C de plus… Les sociétés humaines n’ont jamais eu à s’adapter aux bouleversements majeurs qui nous attendent. Ce que l’on vit est inédit. Alors oui, l’Homme s’est toujours adapté, puisque l’espèce humaine est toujours là. Mais tout dépend de ce que l’on entend par s’adapter. L’humanité a pu s’adapter à tout, d’accord, mais la question à se poser est « à quel prix ? » Combien de personnes sont mortes lors de ces « adaptations » ? Ce qui nous attend, si on ne fait rien, ce sont des milliers vies perdues, alors que ces morts sont évitables, et des pertes matérielles énormes !
Nous avons trois avantages par rapport aux sociétés du passé : nous avons la capacité de savoir ce qui nous attend, et donc de choisir ce que nous voulons pour agir et de ne pas subir ; nous avons une capacité technique qui fait que nous pouvons gagner un peu de temps et faire en sorte que les efforts à faire soient moins violents. Pourquoi ne pas profiter de notre avantage ? Ne peut-on pas aussi se dire que la transition est source d’une amélioration de notre qualité de vie, de notre santé, de nos processus démocratiques ?
Face à une pandémie comme celle du COVID comme face aux risques climatiques, la seule question que devrait se poser un gouvernement est la suivante : est-ce que les morts sont évitables ? Avec la crise sanitaire, nous avons vu que nos dirigeants politiques sont capables de faire des choix douloureux pour éviter des morts. Il fallait protéger les Français et les entreprises. Il est frappant de constater que la réponse politique est différente pour le changement climatique. Nous tolérons certains risques depuis des décennies, nous acceptons qu’ils fassent régulièrement des victimes. Pourquoi une telle résignation ? Même sans réchauffement climatique, il est nécessaire de protéger ces millions de Français qui résident, par exemple, dans des zones inondables.
Certes, il y a eu des erreurs d’aménagement, voire pire. Oui, certains ont accordé des permis de construire sans tenir compte du danger. Mais il y a aussi des gens qui n’ont pas choisi de s’installer là où ils sont, ou qui sont attachés à un territoire où ils ont leurs racines, leur histoire. Au lieu de stigmatiser, d’exclure, de chercher des boucs émissaires, donnons-nous les moyens de gérer les héritages et de nous préparer à ce qui s’annonce. Une fois de plus, la catastrophe n’est jamais certaine. Mais il faut regarder le problème en face et assumer les conséquences de nos choix, y compris de l’inaction.
Parce que votre vulnérabilité aux risques climatiques diffère énormément selon vos ressources et votre situation personnelle, familiale, etc. De nombreuses études ont montré que tout le monde n’a pas la même capacité à s’adapter et que la vulnérabilité se nourrit des inégalités, qui elles-mêmes se cumulent. En ville, on sait par exemple que les quartiers les plus populaires sont les plus affectés par les canicules, parce que les logements sont des passoires thermiques, mais aussi que l’accès aux soins, à l’information préventive, aux secours est dégradé. Les populations démunies sont souvent « captives ». Faute de ressources, leur mobilité est limitée. Elles ne peuvent pas partir ailleurs, en vacances ou dans une résidence secondaire.
Idem avec le risque d’inondation. On entend par exemple dire que ceux qui habitent le littoral sont forcément des riches, qui auront les moyens de s’en sortir. Les choses sont bien plus compliquées. Les maisons situées en zone inondable ont aussi été construites à destination des petites classes moyennes, pour qui il s’agit des seuls terrains accessibles à la propriété. Et que dire des mobilhomes ou de ceux qui habitent à l’année dans des campings ? Ou de l’habitat précaire et informel dans les outre-mers ? L’adaptation au réchauffement climatique est un enjeu énorme parce qu’il y a derrière des questions de justice sociale et territoriale. Si certains auront les moyens de s’adapter, d’autres non. La puissance publique a donc un rôle immense à jouer pour assurer l’égalité des chances.
Le mot résilience pose problème si on s’en sert juste pour adresser aux individus des injonctions à l’adaptation sans mettre en question les causes structurelles de leur vulnérabilité. Si, pour le dire plus directement, on s’en sert pour justifier le statu quo et exiger des individus qu’ils encaissent et prennent sur eux. Pour ma part, je l’entends au contraire comme un appel à engager des transformations profondes de nos modes de vie afin d’être en mesure d’absorber les perturbations qui nous attendent avec le moins de dommages possibles.
Le progrès technique a eu un effet pervers sur nos sociétés développées. A Saint-Martin, après l’ouragan qui a frappé l’île, on s’est rendu compte que les populations les plus précaires avaient su se débrouiller sans eau, alors que les plus riches non. Nos modes de vie actuels nous rendent très vulnérables. Nous sommes habitués à un certain confort. Je ne dis pas du tout que pour être plus résilient, il faut ériger les bidonvilles en modèle. Mais que le progrès technique, qui nous a permis de vivre mieux, a aussi créé de nouvelles vulnérabilités. Au lieu d’opposer l’âge de pierre et le milliardaire américain qui joue au golf en plein désert, nous pouvons encore dire, collectivement, dans quel monde nous voulons vivre et quel prix, financier, mais aussi éthique, nous sommes prêts, ou non, à payer.