Le patrimoine mondial forestier, un puits de carbone en péril
Selon l’Unesco, l’UICN et l’Institut des ressources mondiales, les forêts des sites naturels classés ont de plus en plus de mal à contenir le réchauffement. Entre 2001 et 2020, 10 des 223 lieux intégrés à l’étude constituent des « émetteurs nets de carbone ».
A l’image de l’ensemble des forêts de la planète, même les plus préservées de l’influence humaine s’affaiblissent. En témoigne un nouveau rapport, rendu public jeudi 28 octobre et détaillant les conclusions d’une recherche menée par trois organisations internationales : l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO), l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) et l’Institut des ressources mondiales (WRI).
Avec les océans, les forêts occupent une fonction centrale dans la régulation du climat. En séquestrant, par le biais de la photosynthèse, d’importantes quantités de carbone pour l’essentiel émises par les activités humaines, ces absorptions limitent l’accumulation des gaz à effet de serre dans l’atmosphère. Selon une étude publiée au début de l’année dans la revue Nature Climate Change, les massifs forestiers de la planète permettent de capter chaque année près de 8 milliards de tonnes net d’équivalent CO₂ (Gt CO₂) – soit un peu moins que les émissions annuelles de la Chine liées aux combustibles fossiles, estimées en 2020 à 10 Gt CO₂.
Ces écosystèmes se montrent pourtant de moins en moins aptes à juguler le réchauffement climatique. Certaines pratiques sylvicoles et l’expansion des activités agricoles sont à l’origine de nombreuses opérations de déforestation, auxquelles s’ajoutent les incendies induits par la multiplication des épisodes de sécheresses. Autant de dégradations qui libèrent le carbone jusqu’ici contenu dans la biomasse (arbres, racines) et les sols de ces milieux forestiers.
Après l’établissement du bilan carbone de l’intégralité des forêts mondiales dans l’article de Nature Climate Change, par des chercheurs du WRI, l’UNESCO a souhaité poursuivre cette recherche sur les aires naturelles inscrites à son Patrimoine mondial. Au total, ce sont 69 millions d’hectares de forêts (soit 1,7 % environ des forêts mondiales) réparties sur 223 sites classés qui ont été intégrés à la nouvelle étude.
Pour retracer les flux entrants et sortants de carbone à l’intérieur de ces massifs forestiers, les chercheurs ont mobilisé les données satellitaires du Global Forest Watch. Cette plate-forme, une initiative du WRI à laquelle se greffent diverses organisations non gouvernementales, scrute en temps réel l’évolution des forêts du globe et fournit une cartographie relativement précise de leurs absorptions et de leurs rejets de gaz carbonique, sur les vingt dernières années.
« Bien que l’échantillon de forêts analysées soit très réduit, corroborer les données satellitaires avec des informations de terrain se révèle tout à fait intéressant pour établir des tendances », commente Philippe Ciais, chercheur au Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement et spécialiste du cycle mondial du carbone, qui n’a pas participé à la réalisation de cette étude.
Car la valeur ajoutée de cette étude réside bien là. « Lorsque des pics d’émissions étaient identifiés, les données issues de la surveillance de ces sites nous ont permis d’identifier la nature des incidents à l’origine de ces rejets, abonde Tales Carvalho Resende, chef de projet à l’unité patrimoine naturel de l’Unesco et coauteur du rapport. Notre plus grande surprise a été de voir l’impact catastrophique, pour le climat, de feux extrêmement intenses, comme en Sibérie ou en Australie. »
Outre les incendies, les résultats obtenus par les chercheurs ont de quoi inquiéter. Si, sur ces deux dernières décennies, les forêts du Patrimoine mondial ont permis d’absorber en moyenne 190 millions de tonnes nettes de CO₂ par an (soit la moitié des émissions annuelles du Royaume-Uni provenant des combustibles fossiles), cette estimation masque une réalité bien plus terne.
Tout d’abord, les forêts de dix sites ont émis davantage de carbone qu’elles n’ont été capables d’en absorber, constituant ainsi des « émetteurs net de carbone ». Parmi celles-ci, certaines se trouvent d’ailleurs dans un état jugé « hautement préoccupant » par les chercheurs, à l’instar de la forêt tropicale humide de Sumatra, en Indonésie, soumise à une vaste déforestation illégale.
Fait étonnant, la forêt amazonienne n’apparaît pas dans cette liste. De récentes études, comme celle publiée le 21 avril dans Nature Climate Change, s’accordent pourtant à dire que ce vaste massif forestier émet davantage de carbone qu’il n’en séquestre. Cela s’explique par la méthodologie retenue sur ce rapport. Seule une faible surface de l’Amazonie, répartie sur différents sites classés, est en effet répertoriée au Patrimone mondial de l’Unesco, et a pu être intégrée à l’étude. Il s’agit par ailleurs de zones encore peu affectées par les activités humaines.
Globalement, deux tiers des sites du Patrimoine mondial sont concernés par « des pressions liées à l’usage des terres, comme l’exploitation forestière illégale, le pâturage du bétail et la culture de terres arables », révèlent les auteurs du rapport. Cette fragilisation massive de ces aires forestières, sur tous les continents, aboutit à de sombres perspectives climatiques. « Bien qu’ils restent des puits de carbone net, de multiples sites présentent des pics ou des trajectoires ascendantes d’émissions », mettent-ils en garde.
Afin d’éviter la dispersion dans l’atmosphère des 13 milliards de tonnes de carbone dissimulées dans les forêts du Patrimoine mondial naturel, l’UNESCO, l’UICN et le WRI préconisent à court terme de déployer des hautes technologies capables de détecter les départs d’incendies. Cela dit, préserver ces écosystèmes nécessite aussi et surtout de porter de l’intérêt aux espaces naturels adjacents aux sites, alors que « ces zones protégées deviennent des îles isolées au sein de paysages altérés », préviennent les chercheurs.
Ils suggèrent aussi de revoir les modalités de gouvernance de ces sites, qui pâtissent bien souvent d’un déficit de financement, pour organiser leur surveillance et leur protection. Une gestion durable de ces forêts impliquerait enfin une meilleure reconnaissance des communautés locales et des peuples autochtones, longtemps dépossédés de leurs forêts alors qu’ils en représentent, d’après les auteurs du rapport, les "plus efficaces gardiens"