Le phénomène des mégafeux en France
Une nouvelle forme d’incendies extrêmes menace les forêts de l’Hexagone. Pour s’y préparer, pompiers et scientifiques travaillent main dans la main. Reportage.
Il est à peine 9 heures. Le soleil brille au-dessus de Prades, petite ville des Pyrénées-Orientales réputée pour la beauté de ses montagnes et pour l'ascension fulgurante de son ancien maire, Jean Castex, devenu Premier ministre. Rassemblée autour de son camion, une équipe de huit pompiers et trois éleveurs s'installe sur les hauteurs du bourg au milieu d'une lande parsemée de bosquets et d'arbres. La mission de cette douce matinée de mars ? Mettre le feu ! Mais pas n'importe comment. Ici, on pratique le brûlage dirigé avec un double objectif : éviter l'expansion incontrôlée de la végétation, dangereux combustible à quelques encablures de la ville, et former les éleveurs à l'entretien de leurs parcelles sans embraser toute la montagne.
Se joignent à eux ce jour-là, Carole Duperron, ingénieure agronome, responsable départementale des opérations de brûlage, et Sébastien Lahaye, pompier devenu scientifique, grand spécialiste des mégafeux. Passage en revue de l'équipement de protection, manipulation millimétrée des porte-torches remplis d'essence… Les experts « pompiers brûleurs » enseignent patiemment la science du feu aux agriculteurs. « C'est comme un cerf-volant, il faut diriger le chantier en fonction du vent. Des jours de préparation sont nécessaires pour bien délimiter les parcelles à brûler », explique doctement le capitaine Michel Maurisard, pompier volontaire depuis plus de quarante ans. Une évidence pour ces hommes aguerris : le climat a changé. « La période des feux, jusqu'ici cantonnée à juillet et août, déborde sur l'automne et les zones inflammables gagnent même des régions plus au nord », constate le pompier, également viticulteur. Il connaît la musique par cœur : les vendanges toujours plus précoces, la sécheresse toujours plus intense.
En réalité, les feux extrêmes se sont dangereusement rapprochés de nos latitudes. En 2017, des brasiers meurtriers ont dévoré le Portugal. En 2018, c'était au tour de la Grèce. Ça chauffe. Sébastien Lahaye en a parfaitement conscience : « Les mégafeux reposent sur un dangereux cocktail à base de changement climatique, de dissémination de l'urbanisation et d'augmentation de la surface de végétation combustible.On retrouve tous ces ingrédients dans notre pays. » S'il est aussi précis, c'est qu'il a vécu un an en Australie, au plus près des incendies titanesques, pour sa thèse à l'École pratique des hautes études.
Incontrôlables. Alors que les flammes s'élèvent lentement au-dessus de Prades - parfaitement sous contrôle, celles-là -, le pompier scientifique détaille : « En Europe, un mégafeu détruit quelques milliers d'hectares ; en Australie ou en Californie, ce sont des millions. Mais le critère majeur pou r définir ces phénomènes extrêmes, c'est leur nature incontrôlable. » Ils se déplacent beaucoup plus rapidement que les incendies classiques - jusqu'à 5 kilomètres par heure, contre quelques centaines de mètres par heure. « Parfois des fronts de feux se rejoignent, franchissent les obstacles, projetant des particules enflammées à plusieurs centaines de mètres. »
Ajoutez à cela la multiplication des feux « convectifs », c'est-à-dire alimentés par une différence de température, et qui s'auto-entretiennent avec des phénomènes puissants de turbulence de l'air et d'immenses panaches de fumée. « À la fin, ce sont les dégâts et le nombre de victimes laissés derrière eux qui donnent toute leur dimension aux mégafeux », précise Sébastien Lahaye. Pour lui, c'est clair : « Il est urgent de préparer notre pays à affronter ces phénomènes hors norme. »
L'avertissement de Rognac. La France n'a pas pris la mesure de sa vulnérabilité ; pourtant, elle a déjà eu droit à un « avertissement sans frais » il y a cinq ans, rappelle Éric Rigolot, qui collabore avec Sébastien Lahaye. À plusieurs centaines de kilomètres de Prades, depuis son laboratoire d'Avignon, affilié à l'Institut National de Recherche pour l'Agriculture, l'Alimentation et l'Environnement (INRAE), le spécialiste des forêts méditerranéennes revient sur ce 10 août 2016 où le feu s'est déclaré à Rognac, dans les Bouches-du-Rhône. Les Français semblent avoir oublié cet épisode, alors qu'il est encore sur les lèvres de tous les experts du feu. « On est passé à un cheveu de la catastrophe ! » se remémore le chercheur.
Dans ce département, l'un des mieux dotés du monde en moyens matériels et humains, toutes les forces étaient engagées. Tous les camions, tous les Canadair, tous les soldats du feu. Il n'y avait plus rien à faire, le feu était incontrôlable. Après avoir avalé 2 600 hectares de garrigue, les flammes sont arrivées aux portes de Marseille, menaçant plus de 2 000 constructions. Des centaines d'automobilistes se sont retrouvés piégés sur les routes. La population, seule face aux flammes. Heureusement, les vents ont tourné : « Ce jour-là, le système de lutte était dépassé. Ce qui a distingué les survivants de l'incendie de Rognac des centaines de victimes des brasiers portugais et grecs de 2017 et de 2018 ? Leur bonne étoile ! » en frémit encore Éric Rigolot.
Changer de paradigme. À la suite de ce drame, il a, avec d'autres experts forestiers, rédigé une « note d'alerte » publiée en 2019 pour secouer les décideurs. Ils y font part de leur « effarement » et veulent « alerter avant qu'il ne soit trop tard ». Depuis, la crise du COVID-19 a occupé tout l'espace, remisant les autres menaces au second plan. « Peut-être que cette pandémie nous rendra service, pointe malicieusement Éric Rigolot. Elle aura permis de comprendre que l'on a tout à gagner à bien se préparer pour affronter une situation hors norme. » Face au risque d'une pandémie mondiale comme à celui des mégafeux dévastateurs, les services d'urgence ne sont pas armés pour faire face. « En France, nous ne pouvons plus avoir la prétention d'arrêter tous les feux. Car en cas de mégafeu, même avec du renfort ou du matériel supplémentaire, on n'y arrivera pas », insiste Éric Rigolot.
Escalade. En France, 95 % des départs de feux sont maîtrisés et c'est là-dessus que repose la stratégie anti-incendie. Mais du côté des pompiers, ce qui inquiète, c'est justement la multiplication des départs de feux ces quatre dernières années. « Notre organisation fonctionne lorsque nous faisons face à un nombre limité de départs. Au-delà, le risque de mégafeu existe », explique le colonel Éric Florès, chef des pompiers de l'Hérault. Parmi les causes de départ de feu, un phénomène inquiétant émerge, celui des arcs électriques. Ceux-ci adviennent sous l'effet de la chaleur sur les lignes à haute tension et produisent des étincelles, qui, tombant au sol, embrasent les herbes sèches.
Si l'Hexagone semble encore loin des mégafeux - seuls 4 400 hectares de surfaces ont flambé en 2018 et 8 000 en 2019 -, c'est grâce à une politique de prévention mise en place dans les années 1980. Son credo : tuer dans l'œuf tous les feux naissants. Actuellement, près de 95 % des foyers ne dépassent pas 1 hectare. Mais paradoxalement, ces feux stoppés net, doublés d'une moindre exploitation des forêts, ont provoqué une accumulation sans précédent de la végétation, prête à flamber. « Il faut changer de paradigme », martèle Éric Rigolot. Le débroussaillement et les brûlages dirigés doivent devenir les piliers de la politique anti-incendies.
Cahier des charges. Retour à Prades, où le flanc de la montagne a déjà bien noirci et où les braises fument encore… L'heure du déjeuner a sonné. Et tandis que l'on se partage un quignon de pain et un bout de tomme de brebis, trois pompiers de Perpignan viennent aux nouvelles. « On n'arrête pas de recevoir des appels d'habitants inquiets se plaignant de la fumée », râle l'un d'eux. « À chaque fois c'est pareil, souffle Carole Duperron, le brûlage est de plus en plus dans le collimateur d'une société de moins en moins rurale. Certains s'y opposent par crainte ou par ignorance. Les gestionnaires de territoire nous imposent davantage de contraintes. Le cahier des charges tenait autrefois sur deux pages, contre une vingtaine aujourd'hui », se désole-t-elle. Moralité : en France, on ne brûle pas assez.
C'est un peu le même refrain en Australie. Depuis 2009 et le « Black Saturday », où de terribles incendies ont provoqué la mort de 173 personnes aux portes de Melbourne, des mesures drastiques ont été adoptées pour que chaque État brûle 1 million d'hectares par an. Mais les États de Victoria et de Nouvelle-Galles du Sud, sous la pression d'une partie de la population et de certains militants écologistes s'opposant à ce nettoyage par les flammes au nom de l'environnement (protection des milieux naturels, pollution atmosphérique, émissions de CO2…), ont peiné à atteindre l'objectif. On connaît la suite : les mégafeux de 2019 les ont consumés.
Pyropaysages. En France, depuis trois décennies, la forêt française s'étend de 1 à 2 % par an avec le recul des terres agricoles. Des zones tampons, si essentielles pour dompter le feu avant qu'il ne s'abatte sur les habitations, disparaissent. Dans le seul midi de la France, près de 2 millions d'habitants se retrouveraient ainsi de nos jours en lisière de forêt, aux risques très sévères d'incendies. « On ne pourra jamais mettre un pompier derrière chaque maison, avertit Sébastien Lahaye. Il faut responsabiliser les habitants, les propriétaires de forêt, les mairies… pour que les règles de débroussaillage soient respectées. »
Après la catastrophe de 2017, le Portugal a révolutionné son organisation en créant une agence nationale interministérielle dédiée pour faire respecter le programme de prévention contre les incendies. Des « pyropaysages » destinés à couper les feux ont été élaborés et le rétablissement de zones tampons est devenu prioritaire. Le débroussaillage, tout comme le brûlage, est devenu réellement obligatoire. On est encore loin d'une telle organisation en France, où, en 2019, moins de 50 % des obligations légales de débroussaillage aux abords des habitations étaient remplies.
« Brigade aux allumettes ». De quoi frémir. Surtout lorsque l'on comprend les répercussions que cela peut avoir dans des zones urbaines ressemblant incroyablement aux nôtres. À l'instar du village de Mati, en Grèce, où 100 personnes prises au piège ont péri en 2018. « Le lieu de l'incendie ressemble aux zones pavillonnaires qui se multiplient sur nos côtes françaises. Un contact direct avec la forêt, des rues en impasse…Lorsque le feu s'y engouffre, il n'y a pas d'échappatoire. Les villes ne sont pas pensées pour être évacuées et les habitants ne sont pas préparés, insiste Sébastien Lahaye. Une suite de mauvaises décisions, d'impréparation… ça donne ce type de catastrophe. »
Talonné par son chien de berger, Bernard Lambert est venu féliciter la « brigade aux allumettes ». Ce pionnier des brûlages dirigés a apporté cette technique en France après un voyage aux États-Unis dans les années 1980. Aujourd'hui à la retraite, il continue de combattre les feux, mais autrement. Il a été élu récemment au conseil municipal de Prades, alors il compte bien « avoir l'oreille du Premier ministre pour prévenir du danger croissant des incendies et lutter contre le millefeuille administratif », sourit-il. Espérons que les signaux de fumée envoyés de la bonne ville de Prades vers Matignon feront leur effet. En attendant, qu'on se rassure, cet été tout est prêt sur la montagne de Jean Castex pour des vacances tranquilles (avec l'accent).