Cynthia Fleury : « Croire que l'on va consommer, produire, vivre comme avant est délirant »

Publié le par Les Echos via M.E.

Une épée de Damoclès globale nous invite à réfléchir à un nouveau contrat social et économique, qui s'appuie plus équitablement sur ce que Michel Serres a nommé « le contrat naturel », estime la philosophe et psychanalyste.

Philosophe et psychanalyste, Cynthia Fleury est professeure titulaire de la chaire Humanités et Santé au Conservatoire national des arts et métiers, ainsi que de la chaire de philosophie du GHU Paris Psychiatrie et Neurosciences. Elle intervient aussi auprès de nombreux dirigeants et entreprises.

« Etre utile », ce thème de la 27e édition de l'Université Hommes-Entreprises, qui s'ouvre aujourd'hui, est en quelque sorte le fil rouge de cette année et demie de pandémie et de confinements…

CF : La pandémie et le confinement ont placé un grand débat sur l'utilité au coeur de notre société. Qui est utile ? Qui est essentiel ? Peut-on poser un nouveau critère d'utilité sociale ? Juste avant l'émergence de la pandémie, dans « Homo Deus. Une brève histoire de l'avenir », Yuval Noah Harari évoquait déjà les « useless » pour qualifier les invisibles, les remplaçables, toutes ces personnes jugées inutiles économiquement.

On a tous envie d'être utiles, d'entrer dans un régime de réciprocité avec les autres et de reconnaissance sociale, économique, symbolique. A contrario, tous ceux qui se sentent trop utilisés s'estiment exploités, donc non reconnus, voire maltraités. Personne ne veut subir un régime de domination, d'aliénation, de chosification. Il y a, dans le domaine de l'utilité, une vraie grammaire et un contrat de confiance à restaurer.

Justement, comment expliquez-vous le fort degré de défiance qui imprègne notre société ?

CF : Il est issu de trente ans de déflagration sociale, sournoise et non dite, inséparable par ailleurs d'une novlangue qui a atteint tous les univers, des services publics aux entreprises. Mais la défiance ne renvoie pas uniquement à cette grande déconstruction de l'Etat social, elle renvoie à des valeurs falsifiées, précisément quotidiennement manquantes, des ruptures journalières du contrat de confiance : par exemple, des choses très bêtes comme ces opérateurs mobiles qui rendent impossible un désabonnement, ou l'impossibilité de réparer un objet du fait d'une obsolescence programmée. Ce sont aussi tous ces manquements à la confiance , ces impossibilités de concéder à l'autre sa bonne foi, qui créent le lit d'un soupçon permanent, qui peut aller jusqu'à la dérive complotiste.

Cela « gronde » depuis une ou deux décennies. Résultat, le ressentiment s'approfondit, les antagonismes se radicalisent, sans parler d'une vraie dynamique « anti-système » qui fait feu de tout bois - hier, la taxe carbone, aujourd'hui le refus des vaccins ou du passe sanitaire (même si cela est différent). Et là, tout devient confus : il faut résister au complotisme sans verser dans le déni du manque de transparence des conflits d'intérêt, la réalité des lobbies, etc. C'est là où le discernement et la nuance sont absolument clés pour permettre cette distinction, mais la défiance institutionnelle est tellement forte, la viralité des réseaux sociaux tellement puissante qu'il est difficile de ne pas être « atteint » par cet inflammable, et par ces dérives conspirationnistes. Le complotisme a toujours existé mais c'est vrai qu'il trouve, aujourd'hui, une vraie vigueur du fait des outils technologiques et de la fatigue morale des individus.

Avec quel danger ?

CF : Il est intéressant de noter que de plus en plus de personnes, totalement « saines » de corps et d'esprit, finissent par se sentir happées, affaiblies par un tel niveau de désinformation. Lors du premier confinement, une partie de mes patients me disaient être atteints, de façon mortifère, par la surexposition à l'information liée aux morts du COVID-19. Mais là, ils me parlent également de la surexposition à la désinformation : aucun canal ne semble à l'abri de ces déferlements couplant hostilité, agressivité permanente, désinformation, délires paranoïaques et ressentiment.

Chacun connaît les techniques d'usurpation et de manipulation , chatbots à l'appui, et pourtant chacun finit par douter, par se dire qu'il manque de clairvoyance. Il faut bien comprendre qu'en démocratie, dans un Etat de droit, exercer sa fonction critique relève de l'hygiène mentale, donc il est naturel de douter, voire de revendiquer cela. Mais Descartes nous a enseigné que le doute est « scientifique », soumis à des règles et « méthodologique ». Douter pour douter, cela se nomme un délire, que rien ne peut déconstruire. C'est une croyance, au sens où elle est « infaillible » : un conspirationniste viendra toujours vous proposer un nouvel argument pour déconstruire ce que vous lui proposez comme alternative ou explication. Or on pourrait croire que ceux qui se tiennent à l'écart de ce délire ne sont pas atteints par lui, qu'ils sont comme immunisés, mais ce n'est pas si simple. Petit à petit, un phénomène d'usure les atteint, car nous avons besoin d'information qualitative pour vivre en bonne santé. Boire une source non potable finit par mettre en danger. Donc, tout le monde, à terme, est en danger dans un monde où la désinformation est majoritaire.

Maintenant prenons une autre focale : alors que tous les symptômes de la crise de confiance sont là, pourquoi, malgré tout, cela tient-il encore ? Parce que, quoi qu'on en dise, notre Etat social est très fort, et reste interventionniste. La structure publique, quoiqu'en déliquescence, tient, nous tient. L'école reste également un vrai pilier. Et même notre société civile, et même les entrepreneurs, des multinationales aux petites entreprises, ont opéré une mue de responsabilité sociétale. Donc la situation est très ambivalente.

Et invite à quelques petits et grands renoncements…

CF : Vous avez raison, et cela va aussi renvoyer à une question de représentation mentale, car si on veut être honnête, dans les faits, une économie de la « sobriété heureuse » n'est pas si éloignée que ça d'une économie de rationnement, potentiellement « malheureuse », même si l'on sait, bien sûr, que l'acceptabilité des économies de rationnement repose sur des critères de justice sociale, la question de la répartition de l'effort notamment. Il n'empêche, nous sommes des enfants de l'évidence, du pléthorique, de la société de consommation, et réapprendre la frustration comme grande modalité d'épanouissement va demander un peu de créativité et de distance émotionnelle. Quant à l'articulation entre libertés publiques et libertés individuelles , elle est extrêmement désagréable pour des sociétés de type individualiste, qui sont structurées par la liberté dite « négative ». Devoir subir une approche plus collective de la liberté sera d'emblée identifié comme « liberticide », même si l'objectif est de préserver la liberté du plus grand nombre. C'est là tout notre rapport à la modernité qu'il va falloir repenser, en « upgradant » notre capacité à la sublimation de la frustration. C'est vrai que le mélange de justice sociale défaillante et d'immaturité psychique et émotionnelle crée immanquablement de la violence.

Personne n'est dupe. En temps d'exception, la santé publique comme seul mot d'ordre, c'est l'autre nom de l'ordre, de la contrainte, de la priorisation. Certes, au nom du bien commun, mais notre vigilance doit être terriblement active pour ne pas banaliser ces régimes de suspension de nos libertés individuelles. Trois mots d'ordre pour cela : légitimité, temporalité, proportionnalité. Si l'on doit, demain, poursuivre l'état d'exception ou inventer des économies de rationnement par exemple, il faudra le consentement démocratique : parlementaire, mais aussi de l'opinion publique. Ce n'est qu'en rassurant sur l'exercice libre de la fonction critique, son efficacité, et le maintien des grands garants du droit et de leurs arbitrages institutionnels, que nous pourrons traverser cette période le plus sereinement possible, malgré les renoncements qu'elle induit.

Vous qui, en plus d'être philosophe, êtes psychanalyste, qu'entendez-vous autour de vous ?

CF : De l'anxiété quant à l'avenir économique et sanitaire. La perspective d'un Covid long angoisse aussi, tout comme celle d'une énième injection, car chacun a bien perçu que la solution n'existe pas pour l'instant, et qu'il y aura non seulement une génération « Covid » mais de fait un monde post-Covid dans lequel, par exemple, la mobilité simple et heureuse est remise en cause. Or celle-ci aidait une grande partie d'entre nous, dans la mesure où c'était une ressource existentielle majeure. S'il y a eu ce phénomène de dé-métropolisation, c'est aussi à cause de cela : les individus ne veulent plus prendre le risque de ne pas pouvoir avoir accès à des éléments naturels nourriciers. Par ailleurs, les questions liées aux enfants préoccupent beaucoup les parents, notamment tout ce qui concerne les 2-7 ans : quid de la qualité de leur apprentissage des fondamentaux (lire, écrire) ? Il y a aussi le questionnement des jeunes gens : entrée dans le marché du travail, entrée à l'université. Sans parler de l'accompagnement des aînés, qui restent très vulnérables aux variants, et cerise sur le gâteau, du retour au travail.

Depuis un an et demi, il faut comprendre que nos systèmes « régulateurs » sociaux ont été atteints : les lieux de culture, les universités, les grands rassemblements réflexifs, tout ce qui permet à une société de penser, de réfléchir ensemble, de sublimer ensemble - et pas uniquement de « s'amuser » -, tout cela a été empêché, et donc le niveau entropique de la démocratie s'est renforcé. Pourquoi ces instances sont-elles aussi déterminantes dans une démocratie ? Précisément aussi parce qu'elles font baisser, régulent, canalisent, l'entropie démocratique.

Les premiers mois d'été ont-ils pu jouer leur rôle bénéfique habituel ?

CF : Alors, hélas, l'été n'a pas été la ressource qu'il est habituellement : incendies, variants, mauvais temps, controverses sur le passe sanitaire. Ce n'est pas encore le désenchantement, mais les individus ont sérieusement déchanté, même si je mets la jeunesse de côté, qui a considérablement festoyé.

Sur quoi alors s'appuyer en cette rentrée ?

CF : Sur ce qui « tient » précisément, en le protégeant et le valorisant. Dans une crise, il importe toujours de profiter des moments de vulnérabilité réelle pour en faire un levier capacitaire. Par exemple, beaucoup se sont de nouveau interrogés sur le sens de leur travail, mais là ils ont sauté le pas. Si des possibilités de cumuler, d'hybrider étaient déjà en place avant le Covid, de nouveaux process, protocoles et outils permettent des flexibilités qui, auparavant, paraissaient impossibles et qui, tout d'un coup, sont devenues acceptables : se dé-métropoliser, travailler à la campagne, y scolariser les enfants… Finalement, cela marche, tout ne s'écroule pas. Ce sont des « ouvertures » de vie.

Mais cela n'arrange guère les entreprises soucieuses de garder leurs talents et pressées de reformer leur collectif de travail…

CF : En cette rentrée, dans les grandes entreprises, tout va dépendre du collectif de départ. Refaire collectif, oui, mais pas faussement. Se contenter de venir au siège dans un open space plus ou moins bien fichu, avec des mobilités contraintes, ne soulèvera pas l'enthousiasme. En revanche, ce qui devrait marcher, ce sont des reprises plus hybrides, avec deux ou trois jours de télétravail et le reste du temps consacré à la valorisation d'un travail plus collégial, à la formation professionnelle, aux chantiers à grand impact sociétal, etc.

Peut-on refaire collectif sans évoquer les traumas ?

CF : Les effets de porosité entre vies personnelle et professionnelle font que l'entreprise doit accueillir le vécu de chacun. Elle fait corps avec tous ses employés pour traverser au mieux cette période difficile. Il reste qu'être, au jour le jour, dans l'incertitude et l'expectative (l'école va-t-elle devoir fermer ?) est un peu anxiogène et influe probablement sur la productivité. Chacun espère que 2022 sera la dernière ligne droite de normalisation.

La seule chose certaine est qu'il n'y aura pas d'« à rebours ». Les grands groupes, avec bien sûr un peu d'instrumentalisation, sont en train de faire leur mue. Ils se sont sérieusement penchés sur la problématique des aidants, des maladies chroniques, aujourd'hui du Covid long qui toucherait, au plan mondial, 10 à 15 % des malades, du burn-out… D'ailleurs, sur ce dernier point, les grandes entreprises ont évolué. Elles qui ne voyaient que le côté déficitaire et juridique du burn-out, se placent aujourd'hui en anticipation : le burn-out est un fait sociétal. Une réflexion systémique remplace la recherche de coupables ou d'une pathologie propre à une personne jugée trop faible.

Conscientes de certains dysfonctionnements internes et de leurs propres limites de management, les entreprises aimeraient se réformer pour éviter de donner dans la gestion post-traumatique. Grands groupes, ETI mais aussi PME, structures patriarcales traditionnelles et start-up, toutes comprennent que perdre un salarié talentueux, dix-huit mois après l'avoir formé, est contre-productif. Qu'il est compliqué et cher de recruter et de former à nouveau quelqu'un. On assiste à une forme de rationalisation qui fait du « care » une matrice de protection, si j'ose dire, de la formation professionnelle.

Qui aurait imaginé qu'un redoutable virus pousserait l'entreprise à la réforme ? !

CF : Le COVID a normalisé des choses qui étaient jugées encore « douteuses », il y a quelques années de cela. Par exemple, il a - je crois - remis en cause le préjugé tayloriste (le travailleur, sans surveillance, ne travaille pas ou mal) et la pertinence du micro-management , qui rend en réalité les gens fous. Rassurés, les dirigeants et managers déconstruisent enfin certaines images mentales : depuis mars 2020, le travail a été fourni en dépit du COVID et des confinements. En fait, les individus ont besoin de travailler, à partir du moment où ils perçoivent le sens de ce travail, et que leur désir d'autonomie peut également s'exprimer. Autrement dit, si on desserre le micro- management et les hiérarchies inutiles, le climat peut même être plus heureux et tout aussi productif. « L'oeil » peut donc cesser d'être constamment là. Les ordinateurs ne devraient donc pas regorger de mouchards. Et un monitoring digital délirant ne devrait pas remplacer le micro-management. Sans excès de naïveté et en maintenant la vigilance nécessaire, l'impression est qu'on ne tombera pas, en France, dans ce travers-là.

Quel regard portez-vous sur la transformation numérique ?

Le numérique a été très utile en termes capacitaires. La visioconférence est un formidable outil, mais au bout d'un an et demi, l'interstitiel et ses rencontres imprévues manquent. L'aspect négatif de la transformation numérique trouve sa source dans une certaine atteinte substantielle de nos droits. La vraie liberté, au sens où elle est inséparable de la discrétion, c'est d'aller où on veut, tant que ce n'est pas interdit, et de ne pas être tracé. Quid de la gestion digitale de la discrétion ? Il n'existe pas d'outil qui permette une « dé-traçabilité  ». Quant au droit à l'oubli, c'est du niveau de la blague, en dépit du RGPD (règlement général sur la protection des données personnelles).

Tous les jours, des petits manquements sont faits aux droits élémentaires. Or si quand on passe un contrat avec quelqu'un, on pense qu'il va nous manipuler, nous léser, d'emblée la bonne foi et la qualité du mécanisme contractuel sont rompues. La confiance, rappelons-le, reste la première monnaie de viabilité en démocratie. C'est elle qui rend possible l'usage de l'argent, et non l'inverse. Sans cette confiance matricielle, la démocratie est extraordinairement affaiblie. Jürgen Habermas parlait du principe de sincérité supposée pour rendre viable toute discussion publique. 

Et quid du pouvoir de l'interdisciplinarité face à tout ce qui nous arrive ?

Le réel rappelle très vite cette réalité pragmatique que, pour appréhender correctement un problème, porter un diagnostic viable et surtout trouver des solutions opérationnelles et acceptables, mieux vaut une vision holistique et interdisciplinaire.

Au plan micro comme macro-économique…

Penser différemment la croissance, la faille systémique, les externalités négatives… Nous ne sommes plus à l'aube d'une grande révolution, nous sommes dedans.

Le COVID a « réussi » là où la question du réchauffement climatique peinait, car elle semblait trop théorique, lointaine, pour beaucoup. Le COVID, c'est d'abord une expérience d'effondrement de l'accès équitable à une ressource, du confinement, de la contrainte, des vulnérabilités systémiques, de la priorisation, des états d'exception sanitaire, etc. Donc, nier tout cela, croire que l'on va consommer, produire, vivre comme avant est délirant. La bonne nouvelle ? Ces nouveaux vécus de consommation, de conception, de production sont à inventer, et les entreprises ont un rôle déterminant dans cette histoire.

Enfin, cette épée de Damoclès globale nous invite à réfléchir à un nouveau contrat social et économique, qui s'appuie plus équitablement sur ce que Michel Serres a nommé « le contrat naturel ». En somme, il va falloir repenser l'Etat providence, au sens où tous ces nouveaux risques sont « collectifs », « systémiques » et ne peuvent absolument pas être appréhendés par des mécanismes assurantiels purement individuels.

Source : https://www.lesechos.fr/idees-debats/leadership-management/exclusif-cynthia-fleury-croire-que-lon-va-consommer-produire-vivre-comme-avant-est-delirant-1341054

Publié dans Société, Gouvernance, Economie

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :