Surchauffe, acidification, asphyxie, pollution, algues… L’état de l’océan continue de se dégrader à grande vitesse
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Le diagnostic dressé par l’ONU à l’occasion de la Journée mondiale de l’océan, le 8 juin, est sans appel : le réchauffement climatique et les activités humaines font des ravages.
Drôle de pari que de vouloir prendre le pouls de l’océan : tant d’éléments manquent pour établir son état de santé. Les Nations unies (ONU) ont néanmoins passé commande d’un diagnostic le plus complet possible d’un milieu que l’on ne devrait pouvoir ignorer puisqu’il représente 97 % de l’espace physique habitable de cette planète, non pour savoir si celui-ci va bien, mais pour mesurer à quel point il se porte mal.
Car, du fond des abysses jusqu’aux littoraux, tout y est bousculé sous les effets conjugués du changement climatique et des activités humaines. C’est désormais un rituel que de le rappeler à l’occasion de la Journée mondiale de l’océan, le 8 juin.
En 1 200 pages, l’« évaluation des évaluations » voulue par l’ONU, intitulée The World Ocean Assessment (WOA), synthétise une multitude de recherches scientifiques. Elle ne formule aucune recommandation à l’attention des Etats, mais dresse un état des lieux suffisamment alarmant pour les inciter à agir.
Faune, flore, composition chimique, altération des zones côtières, multiplication de pathogènes : depuis la publication, en janvier 2016, d’une première version de ce travail, l’ensemble des indicateurs a continué à se dégrader à de rares exceptions près. Il a fallu ajouter des chapitres pour tenir compte de menaces supplémentaires qui pèsent sur le monde marin : le bruit que les activités industrielles, pétrolières, gazières, les vaisseaux, les sonars envoient dans les colonnes d’eau ; l’érosion accélérée des côtes, les nouveaux polluants, la diffusion de substances médicamenteuses…
Or, il reste beaucoup à découvrir : ainsi, une nouvelle espèce de poisson est décrite chaque semaine en moyenne depuis 2015 et la première version du WOA. Au fil des pages, les rapporteurs ne cessent d’appeler à davantage d’études, de cartographies, de bases de données.
Il n’empêche, la progression des connaissances constitue l’un des rares constats positifs du gros rapport, car pour le reste rien n’échappe aux bouleversements d’un univers marin qui absorbe toujours plus de CO2 et de chaleur, où les températures s’élèvent de façon hétérogène de plus en plus rapidement à la surface des eaux mais aussi à plusieurs milliers de mètres en dessous, où les taux de salinité changent – tout le bassin Atlantique est désormais plus salé que dans les années 1950, tandis que l’eau devient plus douce près des pôles où la glace fond.
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Dans l’océan mondial rendu plus acide, le volume global de l’oxygène dissous a diminué de 2 % au cours des cinq dernières décennies, inégalement selon les régions et les profondeurs. Le nombre des désormais fameuses « zones mortes » – autrement dit hypoxiques ou, dans le pire des cas, anoxiques – est revu à la hausse, il avait sans doute été auparavant sous-estimé en haute mer. Ces aires sont non seulement désertées par la faune, qui est suffisamment mobile pour fuir l’asphyxie, mais elles contribuent aussi à l’émission de grandes quantités de protoxyde d’azote, un puissant gaz à effet de serre.
On en recensait 400 jusqu’en 2008, environ 700 en 2019. De nouvelles zones sans oxygène sont apparues dans l’océan Indien et dans le Pacifique, et des vortex hypoxiques ont été récemment découverts à l’est de l’Atlantique. Le long des côtes, leur répartition dessine une sorte de carte des excès de l’agriculture intensive, car elles résultent en bonne partie des rejets de nitrates et de phosphates. Les engrais génèrent des proliférations d’algues, dont la dégradation entraîne une eutrophisation des eaux et une déperdition d’oxygène.
Les macro-algues sont loin d’être bien connues. L’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) aurait évalué moins de 1 % des espèces répertoriées dans le Ocean Biodiversity Information System, mais en a déjà classé une comme éteinte, l’australienne Vanvoorstia bennettiana, et plusieurs autres comme menacées, notamment des algues endémiques des Galapagos et de Méditerranée.
Cependant, l’intérêt des scientifiques est aiguisé par ces végétaux dont certaines efflorescences, désormais fréquentes, se manifestent de façon spectaculaire en colorant la mer en rouge, brun, vert ou en s’accumulant en couches épaisses. Depuis la première version du WOA, plusieurs de ces blooms sont apparus dans l’océan Indien, le long des côtes du Bangladesh et du Brésil.
Le phytoplancton joue un rôle essentiel dans la production d’oxygène sur terre. Mais, sur 10 000 espèces, environ 200 ont la capacité de produire des toxines qui intoxiquent poissons, coquillages et humains également. Ces micro-algues se trouvent majoritairement chez les dinoflagellés que l’eutrophisation favorise. Elles peuvent se révéler létales : elles sont capables de paralyser la respiration, d’attaquer les systèmes nerveux, le foie, la peau, de causer des amnésies…
L’office américain qui les répertorie indique que les événements de ce type sont devenus plus fréquents et plus étendus dans le monde depuis 1970. La production de zooplancton semble aussi connaître des changements importants avec l’acidification et autres effets des changements climatiques. Le krill en particulier pâtit du rétrécissement des glaces qui lui servent d’abri. Les minuscules crustacés qui le composent sont à la base de la chaîne alimentaire des poissons, cétacés, oiseaux marins…
Autre signe de bouleversement complexe : la prolifération des algues brunes sargasses. Celles-ci s’accumulent en immenses radeaux flottants, denses, pouvant atteindre sept mètres d’épaisseur. Elles s’échouent ainsi par millions de tonnes sur les côtes des Caraïbes, d’Amérique centrale, d’Afrique, formant une sorte de ceinture équatoriale dans l’Atlantique.
Depuis 2011, deux espèces, Sargassum natans, autrefois rare, et Sargassum fluitans, empoisonnent la vie des riverains, altèrent l’abondance de petits invertébrés : crevettes benthiques, mollusques… En mer, ces radeaux servent d’abri à certains poissons pélagiques, notamment aux juvéniles de carangues, tout en affectant probablement la production de phytoplancton et en favorisant la diffusion d’espèces invasives.
Environ 6 % des poissons évalués, près de la moitié des requins et des raies, 10 % des chimères et les deux espèces de cœlacanthes sont menacés ou quasi menacés d’extinction.
Les nutriments charriés par les fleuves Amazone et Congo sont soupçonnés d’être responsables du phénomène des blooms de sargasses, mais une étude menée notamment par le Laboratoire d’études en géophysique et océanographie spatiales de Toulouse et publiée en 2021 remet cette explication en cause, sans en avancer d’autres pour l’heure.
Les espèces invasives continuent leur expansion. Ainsi, le poisson-lion, qui s’est imposé dans les parages des Antilles en dévorant les larves des autres poissons – contaminées ou non au chlordécone –, atteint désormais les côtes du Brésil.
Le déclin de la faune marine comporte encore une part d’inconnu, mais ses moteurs sont généralement bien identifiés. « La diversification des activités humaines dans les océans, notamment pour la production d’énergie et l’exploitation minière dans le cadre de l’économie bleue en expansion dans de nombreuses régions marines, pose de nouveaux défis de conservation pour les mammifères marins, résume le WOA. Le changement climatique et les modifications associées de la dynamique des écosystèmes marins, le bruit anthropique, les collisions avec les navires, la modification de l’habitat et les perturbations comportementales apparaissent désormais comme influençant un éventail plus large d’espèces. »
Qu’ils soient victimes de multiples pollutions, pris accidentellement dans des engins de pêche, qu’ils s’étouffent avec des sacs en plastique ou meurent de faim faute de proies, les animaux ne souffrent pas seulement des impacts du changement climatique, mais aussi directement et massivement des activités humaines.
Selon l’UICN, environ 6 % des poissons évalués, près de la moitié des requins et des raies, 10 % des chimères et les deux espèces de cœlacanthes sont menacés ou quasi menacés d’extinction. Triste nouvelle annoncée en 2018, puis confirmée deux ans plus tard : le Sympterichthys unipennis de Tasmanie, un poisson « à mains » doté de drôles de nageoires allongées, est déclaré éteint. Il est le premier dans ce cas dans l’océan. Après un pic, la pêche mondiale connaît d’ailleurs de moindres performances malgré sa sophistication technologique.
Le constat est sombre aussi pour les oiseaux marins, tandis que les dugongs et les lamantins, les dauphins côtiers, les loutres déclinent. Il ne reste plus que quelques vaquitas ou marsouins du golfe de Californie.
Quant aux tortues marines qui ont la mauvaise habitude de venir nicher sur des plages que l’érosion réduit à la portion congrue, elles subissent en outre une féminisation de leurs embryons en raison de la hausse des températures, des perturbations dues aux lumières des villes massées sur les littoraux, sans compter le braconnage…
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Depuis l’évaluation publiée en 2016, la tortue de Kemp (Lepidochelys kempii), par exemple, est descendue de la catégorie « en danger » à « en danger critique d’extinction », sa population ayant chuté de 80 %. Des centaines de milliers d’entre elles ont été exposées aux fuites de pétrole de la plate-forme Deepwater Horizon dans le golfe du Mexique, en 2010. La tortue luth est elle aussi en très mauvaise posture dans le nord-ouest de l’océan Indien, et dans le sud du Pacifique, mais ne suscite qu’une « préoccupation mineure » dans le nord. Cependant, grâce à des mesures de protection, la tortue caouanne (Caretta caretta) se porte mieux.
Nettement moins chassés qu’au XXe siècle, une part des divers cétacés à fanons semblent se rétablir, 36 % d’entre eux voient leur abondance progresser. Les baleines n’en ont pas fini pour autant avec tous les déboires que leur causent les humains : elles sont de plus en plus souvent victimes de collision avec les navires, alors que le transport maritime se chargeait des trois quarts du commerce mondial en volume à la veille de la pandémie de Covid-19.
A part pour quelques rares organismes, comme les méduses à l’aise pour voyager sur des particules de plastique et toutes prêtes à s’adapter au bétonnage des côtes, la destruction des habitats constitue un dommage majeur. Entre les tempêtes de plus en plus violentes, les rejets de sédiments et la turbidité, dus à la construction de digues de protection, au creusement de ports ou de kilomètres carrés de bassins aquacoles, à la pose de câbles sous-marins et bien sûr au chalutage, mangroves, herbiers marins, marais salants et coraux disparaissent à grande vitesse.
L’évolution rapide des côtes sableuses a de quoi inquiéter, pas seulement la faune des littoraux depuis les années 1980. Un quart d’entre elles s’érodent à un taux supérieur à 0,5 mètre par an – le phénomène s’observe particulièrement en Afrique et en Océanie, tandis qu’à l’inverse 27 % connaissent une accrétion. C’est surtout le cas en Asie, où d’importantes constructions artificielles sont gagnées sur la mer. Les prévisions indiquent que de 13 % à 15 % des plages de sable (entre 36 000 kilomètres et 40 500 kilomètres) subiront une érosion sévère d’ici à 2050, et entre 35 % et 49 % d’ici à la fin de ce siècle.
Plus de 600 millions de personnes vivent dans des régions côtières à moins de dix mètres au-dessus du niveau de la mer. Cette attirance et l’extension des élevages aquacoles entraînent des pressions supplémentaires pour les écosystèmes marins : l’océan reçoit quantité de substances pharmaceutiques, tonnes de crème solaire et autres produits de soins (3 000 arrivent sur le marché chaque année). Les analyses qui commencent à se développer dans ce domaine détectent le plus fréquemment des antibiotiques, antiépileptiques, anti-inflammatoires non stéroïdiens, analgésiques, de la caféine. Des gènes antibiorésistants ont été trouvés dans les sols des océans Pacifique et Arctique.
Compte tenu des millions de tonnes de plastique qu’elles y déversent, et que l’on retrouve jusqu’à – 10 000 mètres, il semble clair que les sociétés humaines continuent de prendre l’océan pour une gigantesque poubelle.
A tort : des expériences en laboratoire ont révélé des effets néfastes de lixiviation de plastique sur la bactérie marine photosynthétique Prochlorococcus, qui produit jusqu’à 20 % de l’oxygène atmosphérique. « Si les résultats sont confirmés in situ, la pollution plastique constitue une menace pour la production mondiale d’oxygène par les bactéries marines », conclut le rapport.
Qu’est-ce qui a changé depuis l’époque où les belligérants de la première guerre mondiale balançaient au large leurs armes chimiques, avant que la plupart des pays s’y débarrassent d’une bonne part de leurs déchets industriels ? Le WOA se réjouit qu’il ne se soit pas produit d’événement majeur dans l’industrie nucléaire depuis le tsunami qui a frappé la centrale de Fukushima, en 2011. Mais cette observation précède la décision du Japon annoncée en avril de déverser dans le Pacifique les eaux contaminées issues du refroidissement des réacteurs de la centrale.
Les rapporteurs soulignent par ailleurs que plusieurs traités internationaux commencent heureusement à s’appliquer. Ainsi, la convention de Minamata a-t-elle généralement permis de réduire les concentrations de mercure à l’échelle mondiale. Globalement, le nombre d’accidents de navires de plus de 100 tonneaux continue de diminuer : avec une moyenne de 88 par an de 2014 à 2018, contre 120 les cinq années précédentes.
On a dénombré en moyenne six déversements d’hydrocarbures de plus de sept tonnes par des pétroliers entre 2010 et 2018, contre dix-huit au cours de la décennie précédente. Mais, là encore, l’actualité a noirci ce tableau depuis. A l’été 2020, l’île Maurice a été souillée par une marée noire, puis le Sri Lanka en a connu une en septembre. C’était avant la catastrophe du X-Press Pearl. Ce porte-conteneurs qui a brûlé pendant treize jours, avait partiellement sombré le 2 juin en déversant à l’est de ce pays des tonnes d’acide nitrique, d’éthanol et de granulés de plastique. Les experts en environnement les appellent les « larmes de sirène ».
Pour la première fois, la Commission océanique internationale publie, le 8 juin, une analyse de 9 500 efflorescences massives d’algues nuisibles répertoriées et ayant eu un impact pour les humains dans le monde ces trente-trois dernières années. Les 109 experts qui y ont travaillé pendant sept ans constatent que les dommages causés par ces « blooms » « augmentent au même rythme que l’industrie aquacole, l’exploitation marine et le développement côtier ». Si, à l’échelle mondiale, ils ne concluent pas à une multiplication ni à une extension générale de ces épisodes, ils constatent néanmoins leur augmentation en Amérique centrale et aux Caraïbes, en Amérique du Sud, en Méditerranée, au nord de l’Asie.
Les efflorescences affectent pour 48 % les fruits de mer, provoquent des colorations de la mer dans 43 % des cas, entraînent des mortalités massives d’animaux – notamment des saumons et des thons élevés en mer –, ou de plantes dans 7 % des cas, et 2 % produisent une mousse gélatineuse peu ragoûtante. Les toxines produites par certaines algues infestant les fruits de mer peuvent être paralysantes (35 %), diarrhéiques (30 %), provoquer de redoutables empoisonnements dus à la ciguatera ou à des cyanobactéries marines et d’eau saumâtre (9 %) et des amnésies (7 %). Elles peuvent aussi se diffuser en aérosol.