Lutte contre le réchauffement climatique : comment l’Agence internationale de l’énergie s’est convertie à la neutralité carbone
Créée dans les années 1970 pour défendre les intérêts des pays importateurs de pétrole, elle appelle désormais à cesser les investissements dans les nouvelles installations fossiles. Un virage majeur.
« Ce n’est pas nous qui le disons, ni même les scientifiques… C’est l’Agence internationale de l’énergie ! » Il y a quelques semaines encore, la « caution » Agence internationale de l’énergie (AIE) était brandie par des compagnies pétrolières pour justifier de nouveaux projets. Désormais, c’est par des militants pour le climat prônant la fin de l’industrie fossile que l’argument est utilisé. Un virage à 180 degrés, à la mesure de la mutation opérée par l’organisation dépendant de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).
Le 26 mai, l’AIE a publié un rapport qui détaille l’une des trajectoires possibles pour parvenir à la neutralité carbone d’ici à 2050 et ainsi limiter le réchauffement planétaire à 1,5 °C. Un document qui « bouleverse le monde de l’énergie », selon les mots de l’hebdomadaire américain Times. Créée en 1974 par les Etats-Unis et leur secrétaire d’Etat de l’époque, Henry Kissinger, peu après l’embargo des pays arabes, l’agence avait pour mission de défendre les intérêts des pays importateurs d’or noir. Elle affirme désormais que les investissements dans de nouvelles installations pétrolières et gazières doivent cesser. Non pas au cours de la prochaine décennie, mais dès aujourd’hui.
Publié en pleine période d’assemblées générales des majors du pétrole, ce scénario décrit un système énergétique dominé par le photovoltaïque et dans lequel 90 % de l’électricité est issue de sources renouvelables. Il pose aussi une série de jalons pour atteindre cet horizon en moins de trente ans, comme l’interdiction des ventes de chaudières au fioul et de voitures à moteur thermique, ou le développement des lignes de train à grande vitesse.
« Pour la première fois, la source de référence du secteur de l’énergie dit qu’atteindre la neutralité carbone est faisable, note Matthieu Auzanneau, spécialiste des questions pétrolières et directeur du cercle de réflexion sur la transition énergétique The shift Project. Elle explique que cela suppose des avancées technologiques, mais aussi des évolutions d’usages profondes. L’AIE dit qu’il faut moins prendre l’avion, c’est historique ! »
Depuis son bureau donnant sur la tour Eiffel, Fatih Birol, directeur exécutif de l’AIE, observe avec satisfaction l’onde de choc provoquée par cette publication, dont l’importance a été soulignée par l’envoyé spécial des Etats-Unis pour le climat, John Kerry, le vice-président exécutif de la Commission européenne, Frans Timmermans, ou encore les ministres de l’énergie du Danemark ou du Chili.
« Les décisions prises par les gouvernements, les banques centrales, les compagnies pétrolières sont en train de changer… L’impact est énorme » Fatih Birol, directeur exécutif de l’AIE
Cet ingénieur turc de 63 ans, poids lourd de la maison depuis plus de deux décennies, en est le principal artisan. « Depuis vingt ans, aucun rapport n’a eu une telle influence, se réjouit-il. Les décisions prises par les gouvernements sont en train de changer, les décisions des banques centrales sont en train de changer, les stratégies des compagnies pétrolières sont en train de changer… L’impact est énorme. »
Si ce rapport est inédit, Fatih Birol n’en est pas à son coup d’essai et a déjà largement influé sur les orientations de l’agence. Après avoir travaillé pour l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP), il rejoint Paris et l’AIE en 1995. Entré comme analyste junior, il gravit les échelons pour devenir économiste en chef en 2008. Il pilote à ce titre le World Energy Outlook (WEO), un épais rapport présenté chaque automne détaillant les scénarios de production et de consommation d’énergie à moyen et long terme. La « bible du secteur », lue aussi bien par les chefs d’Etat et les investisseurs que par les grandes entreprises, les experts ou les activistes du monde entier.
Fatih Birol appose sur ce « best-seller » davantage que son empreinte technique et stratégique : le WEO affiche chaque année une couverture aux couleurs jaune et rouge de son club de football fétiche, le Galatasaray. Une fois par semaine, l’ingénieur chausse d’ailleurs ses crampons pour un match entre collègues à côté des bureaux. Même si, depuis qu’il est le grand patron, ses équipes lui facilitent un peu trop la partie… En 2015, Fatih Birol est devenu le premier directeur exécutif issu du sérail, plusieurs de ses prédécesseurs ayant davantage un profil politique. Il a été réélu en 2019 pour un deuxième mandat.
Lorsqu’il fait acte de candidature en 2015, il affirme vouloir moderniser l’agence. Elle a été créée par des pays riches, il veut en ouvrir les portes aux économies émergentes. Huit Etats, dont la Chine, l’Inde ou le Brésil, ont depuis obtenu le statut de « pays associé ». Fatih Birol veut aussi axer davantage le travail de l’organisation sur la transition vers les renouvelables, alors que le secteur de l’énergie est responsable de 80 % des émissions de gaz à effet de serre de la planète. « Nous portons une grande responsabilité sur nos épaules, c’est ici que nous devons résoudre le problème du réchauffement, assure Fatih Birol. Je ne suis ni contre le charbon ni contre le pétrole, mais je suis pour le climat et pour une meilleure planète. Pour cela, nous devons réduire les émissions, il n’y a pas d’autre choix. »
Malgré l’évidence, cette prise de position forte s’est fait attendre. L’agence a été critiquée pour ses positions conservatrices à l’égard des renouvelables et pour ne pas avoir placé plus tôt au cœur de son analyse la nécessité de limiter le réchauffement à 1,5 °C. « Cela fait cinq ans que les experts du climat et de l’énergie lui demandaient de reconnaître que les nouveaux investissements fossiles ne sont pas compatibles avec l’accord de Paris », souligne Sven Teske.
Ce chercheur à l’Institut pour des futurs durables de l’université de technologie de Sydney, en Australie, a analysé vingt ans de « World Energy Outlook » : il en conclut que l’AIE a toujours sous-estimé la capacité de développement des renouvelables, et notamment du solaire. « Le message de Fatih Birol n’a jamais vraiment été cohérent », critique-t-il.
Outre les scientifiques ou les ONG, des investisseurs et des chefs d’entreprise avaient également demandé à l’AIE, dans une lettre adressée à son directeur en 2019, de porter de façon plus claire un scénario 1,5 °C. « L’AIE a été aux prises avec le fait qu’elle a été créée pour assurer la stabilité de l’industrie fossile et a maintenu des liens étroits avec ce secteur, estime Kelly Trout, analyste au sein de l’organisation Oil Change International. Mais elle était arrivée à un point de rupture, il fallait changer si elle voulait être considérée comme crédible pour mener la transition. »
L’agence elle-même n’est pas la seule à s’être réformée : les aspirations de ses pays membres ont aussi profondément évolué. Ces dernières années, de plus en plus d’Etats se sont engagés à décarboner leur économie d’ici à la moitié du siècle. Surtout, le Japon et les Etats-Unis – les deux principaux contributeurs financiers de l’AIE – ont adopté cet objectif. « L’action de l’AIE reflète les attentes de ses principaux mandants, et son mandant principal se trouve sur la Pennsylvania Avenue, à Washington », résume Matthieu Auzanneau.
Les principaux pays exportateurs de pétrole ont balayé d’un revers de main le scénario de l’AIE, le ministre saoudien de l’énergie le qualifiant de « chimérique »
« Sous Donald Trump, un tel rapport ne serait jamais sorti », ajoute Marc-Antoine Eyl-Mazzega, directeur du Centre énergie et climat, à l’Institut français des relations internationales. En 2009, des membres de l’AIE avaient révélé que les Etats-Unis avaient fait pression sur l’organisation pour qu’elle minimise le risque d’une pénurie de pétrole, et qu’une règle interne était « de ne pas irriter les Américains ».
Aujourd’hui, le timing est « parfait », reconnaît Fatih Birol, alors que Joe Biden est à la Maison Blanche et que la conférence mondiale sur le climat (COP26), prévue en novembre en Ecosse, entend mettre l’accent sur la neutralité carbone. Lorsque la présidence britannique de la COP a officiellement demandé à l’AIE l’élaboration d’une feuille de route pour le secteur de l’énergie, le travail était déjà engagé. Soixante modélisateurs et experts ont été mobilisés à partir de septembre 2020 pour produire ce rapport.
Le patron de l’agence se défend de tout retard quant à la prise en compte des enjeux climatiques. « Nous avons toujours présenté plusieurs scénarios dans le WEO, argue-t-il. Dès 2009, nous disions : “Si vous ne réduisez pas le recours au fossile, le réchauffement climatique sera incontrôlable.” Et, depuis trois ans, nous avons un scénario de développement durable en ligne avec l’accord de Paris [pour un réchauffement limité à 2 °C]. Mais nous ne sommes pas des politiques, nous posons les options sur la table et nous disons aux gouvernements : “C’est à vous de choisir”. »
Les responsables politiques choisiront-ils la voie de la neutralité carbone ? Peu après la publication du rapport, les pays du G7 se sont engagés à ne plus financer de centrales à charbon à l’étranger après 2021 et à éliminer progressivement le soutien aux autres énergies fossiles. Mais, ces derniers mois, malgré les promesses de « relance verte », ces mêmes pays ont davantage soutenu les fossiles (189 milliards de dollars, soit 159 milliards d’euros, entre janvier 2020 et mars 2021) que les renouvelables (147 milliards de dollars). Début juin, un rapport de Global Energy Monitor recensait aussi 432 projets de développement de mines de charbon, dont une majorité en Chine, en Australie, en Inde et en Russie.
Les principaux pays exportateurs de pétrole, tout comme certains pays d’Asie, ont balayé d’un revers de main le scénario de l’AIE, le ministre saoudien de l’énergie le qualifiant de « chimérique ». Le bilan des dix dernières années semble en partie lui donner raison : la part des fossiles dans la consommation d’énergie mondiale est aussi élevée qu’en 2009 (80,2 % contre 80,3 %) quand celle des énergies renouvelables n’a que légèrement progressé (de 8,7 % à 11,2 %), révèle un rapport du réseau REN21, publié le 15 juin.
« Le rapport de l’AIE a montré l’ampleur du gouffre entre les ambitions et la réalité du système électrique et, en cela, il peut avoir une valeur d’électrochoc importante, souligne Marc-Antoine Eyl-Mazzega. Les dirigeants ne se rendent pas compte de ce qu’implique le fait d’atteindre la neutralité carbone. »
Fatih Birol, de son côté, se dit plus optimiste qu’il y a une décennie, en raison de l’élan politique, même si la voie est étroite. L’enjeu principal, selon lui, est celui de la coopération internationale : comment financer le développement des énergies renouvelables dans les pays émergents ? Comment faire en sorte que le PDG de la plus grande compagnie d’électricité d’Inde choisisse de construire des éoliennes et des batteries, plutôt que de nouvelles centrales à charbon moins onéreuses ?
« Prendre des décisions comme celles-ci à Paris ou à Delhi, ce n’est pas la même chose, insiste Fatih Birol. Le problème est que l’Europe n’a pas assez d’empathie pour les pays émergents. Or ces pays doivent faire partie de la solution, car les gaz à effet de serre n’ont pas de passeport. » L’Europe pèse pour moins de 10 % des émissions mondiales, rappelle-t-il.