La superpropagation alimente la pandémie de Covid-19… et pourrait être son point faible
La majeure partie des contaminations par le coronavirus est imputable à une minorité de personnes. Cette distribution inégalitaire de la transmission offre des pistes pour mieux cibler les mesures destinées à lutter contre la pandémie.
Le 5 décembre dernier – la veille de la traditionnelle fête de Saint-Nicolas en Belgique et dans le Nord de la France – les résidents de la maison de soins Hemelrijck, près d’Anvers, ont reçu la visite de cet alter ego du père Noël. Mais cet événement festif, destiné à répandre la joie, a tourné au drame. Quarante membres du personnel et plus de cent résidents ont été involontairement infectés par le bénévole costumé, testé positif au SARS-CoV-2 par la suite, et, au moins vingt-six d’entre eux, en sont morts.
Des événements de contamination massive comme celui-ci, au cours desquels de nombreuses personnes sont infectées en même temps, généralement par un seul individu, sont une caractéristique désormais familière de la pandémie de COVID-19. Répétitions de chorales, funérailles, réunions de famille, cours de sport… de nombreux rassemblements ont engendré des foyers épidémiques.
Akira Endō, modélisateur spécialisé dans les maladies infectieuses à l’école d’hygiène et de médecine tropicale de Londres, a remarqué les signes révélateurs du phénomène, qualifié de super-propagation, avant que de tels événements ne deviennent monnaie courante dans les médias. Un premier indice est apparu lors des premières enquêtes sur des cas de rassemblements en Chine où une seule personne infectée en avait infecté de nombreuses autres. Un autre fait curieux est qu’en dehors de Wuhan, en Chine, le premier grand foyer épidémique, les nouveaux cas ne provoquaient pas immédiatement des flambées locales, explique Akira Endō, qui fut l’un des premiers à quantifier le phénomène.
Ce motif de transmission inégale, où certains individus porteurs du virus infectent beaucoup de personnes, mais la plupart n’en infectent que quelques-unes, voire aucune, est partagée par les cousins du coronavirus – le SARS-CoV, qui a causé l’épidémie de syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS) en 2003, et le MERS-CoV, responsable du syndrome respiratoire du Moyen-Orient. Un mode de transmission similaire se retrouve chez d’autres agents pathogènes, comme Ebola, la variole ou la tuberculose.
Alors que la pandémie entre dans sa deuxième année – un anniversaire marqué par l’apparition de variants du SARs-CoV-2 qui se propagent rapidement – les chercheurs sont plus convaincus que jamais de l’importance de la super-propagation dans la dynamique passée et à venir de la pandémie de Covid-19. Ils ont mis en évidence que les événements de super-propagation sont l’une des principales voies par lesquels le coronavirus s’est diffusé dans le monde entier, infectant plus de 100 millions de personnes et en tuant plus de 2,4 millions à ce jour. En l’absence de mesures de contrôle efficaces, les cas de super-propagation pourraient même devenir plus importants et plus fréquents, car les variants britannique, sud-africain ou brésilien, plus contagieux, prennent petit à petit le pas sur la souche originale du virus.
Avec une année de données accumulées, les chercheurs ont mis en évidence des ingrédients clés de la super-propagation : des rassemblements en intérieur prolongés et avec une mauvaise ventilation. Des activités telles que le chant ou la gymnastique, qui entraînent l’émission en grande quantité d’aérosols – de minuscules gouttelettes chargées de virus susceptibles d’être inhalées –, sont également des facteurs importants de super-propagation.
Mais des questions essentielles demeurent. « Nous avons une idée des facteurs en jeu, mais nous ne savons toujours pas quel est le principal moteur de la super-propagation », estime Akira Endō. Les incertitudes portent sur l’importance des différences biologiques et comportementales individuelles – ou sur la façon de les contrôler – et sur comment mieux cibler les situations à haut risque tout en évitant de paralyser la société. Il est essentiel de comprendre les facteurs sous-jacents qui favorisent la super-propagation, explique Lucy Li, modélisatrice en maladies infectieuses au Chan Zuckerberg Biohub de San Francisco, en Californie.
Certains experts affirment que nous en savons déjà assez sur les principaux facteurs de la super-propagation pour tirer parti de ce phénomène à notre avantage. Ils appellent les décideurs politiques à exploiter ces connaissances pour cibler les mesures de contrôle qui ralentiraient, voire éradiqueraient, la pandémie. L’une des mesures les plus élémentaires consiste à fermer les endroits clos rassemblant du public pour empêcher la propagation de la maladie. Mais les chercheurs recommandent également de suivre l’exemple du Japon et de remonter les chaînes de contacts pour identifier les événements de superpropagation et les personnes responsables [au lieu de seulement prévenir les cas contacts pour qu’ils s’isolent, ndt].
En moyenne, chaque personne qui contracte le SARS-CoV-2 le transmet à deux ou trois autres. Mais cette estimation précise au niveau de la population – connue sous le nom de taux de reproduction de base (R) – cache d’immenses disparités au niveau individuel. En réalité, la plupart des infections ne sont le fait que d’une poignée de personnes. Les premières analyses d’Akira Endō ont indiqué que, fin février 2020, environ 10 % des cas dans les pays autres que la Chine étaient responsables de 80 % des infections secondaires.
Des estimations provenant d’autres pays ou régions (Israël, Inde, Hong Kong et différentes provinces chinoises) viennent étayer cette observation. Bien que cette tendance à la super-propagation se retrouve dans d’autres maladies infectieuses, elle est particulièrement prononcée pour le Covid-19. En comparaison, la grippe présente moins de variabilité individuelle dans sa transmission et tend à se propager plus uniformément, explique Akira Endō.
La conséquence de cette super-propagation est que quelques cas d’infections à un endroit donné peuvent rapidement se transformer en une flambée épidémique, explique Lucy Li, qui a étudié le phénomène dans différentes régions aux États-Unis, en Europe et en Chine. « Avec une chaîne de super-propagateurs, les cas peuvent exploser en très peu de temps », dit-elle.
Les nouveaux variants du SARS-CoV-2 qui ont émergé au Royaume-Uni, en Afrique du Sud et au Brésil pourraient aggraver le phénomène, selon Lucy Li. Avec un taux de transmission supérieur de 50 % du variant B.1.1.7, dit « britannique », « il y aura probablement une augmentation de la fréquence et de la taille des événements de super-propagation », explique-t-elle.
Une équipe dirigée par Bronwyn MacInnis, généticienne au MIT et à Harvard, a retracé l’impact des événements de superpropagation en utilisant des séquences de génome viral. Un de ces événements, une conférence internationale de deux jours qui s’est tenue à Boston fin février 2020, a permis d’identifier plus de 90 cas parmi les participants et leurs proches. Mais selon Bronwyn MacInnis, l’impact réel a été bien plus important : environ 20 000 infections à Boston et dans ses environs pourraient être attribuées à la conférence.
Bien qu’en matière de transmission la part la plus écrasante soit le fait d’une minorité d'individus, les scientifiques cherchent encore à savoir si certaines personnes présentent des caractéristiques biologiques qui leur font transmettre le virus plus efficacement. Par exemple, certaines personnes parlent naturellement plus fort ou expulsent plus d’air lorsqu’elles expirent. Elles émettent donc sans doute naturellement plus d’aérosols, explique Christian Kähler, un physicien qui étudie la production et la dynamique des aérosols à l’université des Forces armées fédérales à Munich, en Allemagne. En outre, les enfants et les femmes ont tendance à émettre moins d’aérosols que les hommes en raison de leur capacité pulmonaire moindre, explique le physicien.
Mais Christian Kähler – comme d’autres chercheurs – est sceptique quant à l’existence de différences biologiques plus poussées. « La croyance dans les super-émetteurs me semble trop simpliste », dit-il.
Pour ce physicien, c’est plutôt que le comportement d’une personne – non-respect de la distance de sécurité pendant une conversation ou refus de porter un masque, par exemple – qui est bien plus susceptible d’accroître le risque de transmission que la quantité d’aérosol qu’elle émet. Chanter et crier augmente également la quantité d’aérosol, selon lui. Des études suggèrent que le simple fait de parler fort peut augmenter le nombre de particules émises jusqu’à cinquante fois par rapport à une conversation normale, et que chanter peut en produire jusqu’à cent fois plus (selon une étude qui n’a pas été examinée par des pairs).
La réponse immunitaire, variable d’un individu à l’autre, affecterait aussi la quantité de virus produite par une personne donnée, explique Dominic Dwyer, virologue au service public de pathologie, à Sydney, en Australie. On pense que les différences dans la façon dont le système immunitaire des jeunes enfants réagit à l’infection expliquerait pourquoi ils attrapent et transmettent le coronavirus moins fréquemment que les adultes. Un large spectre de réponses immunitaires existe probablement aussi chez les adultes, selon Dominic Dwyer. À l’extrémité du spectre, « une personne immunodéprimée est généralement plus susceptible de diffuser davantage de particules virales et pendant plus longtemps », explique-t-il.
Une étude sur l’émission d’aérosols incluant près de deux cents personnes en bonne santé, publiée ce mois-ci, donne du poids à l’idée que des différences biologiques pourraient affecter la transmission du virus. Les observations ont révélé que 20 % des participants représentaient 80 % des particules d’aérosol émises, et que les personnes âgées ou en surpoids émettent plus d’aérosols que les autres.
Mais selon certains épidémiologistes, pas besoin d’invoquer les différences biologiques pour expliquer les événements de super-propagation. Dans une étude qui n’a pas encore fait l’objet d’un examen par des pairs, la physicienne Mara Prentiss, de l’université Harvard, et ses collègues ont calculé combien de particules virales ont été émises par une seule personne infectée dans cinq événements de super-propagation.
Dans les cinq cas examinés par l’équipe de Mara Prentiss, la personne susceptible d’avoir infecté les autres était, soit légèrement symptomatique, soit n’avait pas encore développé de symptômes. Il s’agit là d’une similitude essentielle entre les événements et elle est probablement partagée par d’autres cas de super-propagation. « C’est la transmission au sein de populations jeunes, saines et mobiles qui fait le plus de dégâts, déclare Bronwyn MacInnis. Ce n’est pas parce que vous vous sentez bien que vous n’êtes pas infecté et que vous ne risquez pas de propager le COVID-19 », dit-elle.
Bien que les motifs de transmission ne dépendent pas beaucoup des différences biologiques individuelles, on ne peut pas en dire autant des comportements. Selon Christian Kähler, une personne dont le travail ou le mode de vie la met en contact avec de nombreuses autres personnes ou qui est plus grégaire serait plus susceptible d’être un super-propagateur qu’une personne solitaire.
L’une des leçons les plus importantes qui s’est dégagée au cours de l’année écoulée est que les lieux où les gens se rassemblent jouent un rôle important dans le risque d’infection. De nombreux événements de super-propagation se sont produits dans des espaces intérieurs surpeuplés et mal ventilés. Cela corrobore d’autres éléments indiquant que la transmission par voie aérienne par le biais des aérosols est un mode important, sinon le principal, de propagation du SARS-CoV-2.
Le Japon a rapidement pris conscience de ce problème et, dès février 2020, a fait des campagnes de prévention sur les « 3C » qui exposent les gens à un risque d’infection : les espaces clos (closed spaces), les lieux bondés (crowded places) et les contacts étroits (close contacts). La région du Pacifique occidental de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a adopté le message de santé publique des 3C en juillet. La limitation du nombre de personnes autorisées à se rassembler en intérieur a été l’une des principales mesures de santé publique prises dans le monde entier pour freiner la propagation du coronavirus.
Mais les chercheurs essayent de mieux comprendre ce qui fait précisément qu’un environnement intérieur est risqué, afin que les restrictions puissent être mieux ciblées et moins perturbatrices. Jure Leskovec, informaticien à l’université de Stanford en Californie, et son équipe ont utilisé des données de mobilité pour déterminer les lieux qui sont particulièrement dangereux. L’équipe a utilisé des données de localisation par téléphone portable anonymisées pour modéliser les déplacements heure par heure d’environ 100 millions de personnes aux États-Unis sur une période de deux mois, de mars à mai 2020. En partant de la simple hypothèse que les lieux présentent un risque d’autant plus important qu’ils sont petits, densément occupés et que les gens y restent longtemps, les chercheurs ont constaté que les restaurants, les cafés et les salles de sport sont les points chauds de transmission du COVID-19. Environ 10 % des lieux représentaient 80 % des infections prédites, précise Jure Leskovec.
Ce modèle éclaire également les raisons pour lesquelles les classes populaires sont touchées de manière disproportionnée par la pandémie. Les habitants des quartiers pauvres ont moins réduit leurs déplacements en réaction aux fermetures – sans doute en raison d’obligations professionnelles [le télétravail étant plus difficile pour les emplois moins qualifiés, ndt] – que les habitants des quartiers riches. Mais les lieux publics sont également plus risqués dans les quartiers populaires : les épiceries y étaient par exemple plus densément occupées, et les gens y restaient plus longtemps. « Une course dans une épicerie est environ deux fois plus risquée pour une personne à faible revenu » en raison des seules différences de mobilité, explique Jure Leskovec. Ces différences pourraient expliquer les taux d’infection plus élevés observés dans ces quartiers, et, selon lui, cela suggère que des campagnes d’information ou la distribution de masque, par exemple, pourraient aider à enrayer la transmission dans ces populations.
Max Lau, modélisateur en épidémiologie à l’université Emory d’Atlanta, en Géorgie, a également utilisé les données des téléphones portables pour suivre la dynamique de transmission du virus. En calculant la variation de la transmission individuelle – ou « paramètre de dispersion », noté k – dans certaines zones de la Géorgie il a pu comparer les taux de super-propagation dans différentes populations. Un petit k correspond à une transmission par « paquets », c’est-à-dire à une super-propagation plus importante.
Max Lau a constaté que la super-propagation était particulièrement importante chez les personnes de moins de 60 ans – la part de la population qui travaille et se socialise. C’est également un important facteur de transmission dans les zones rurales, peut-être parce que les consignes de confinement y étaient moins respectées, avance-t-il.
Ces travaux ont mis en évidence le rôle majeur de la super-propagation dans l’épidémie en cours. Mais ils ont par la même occasion mis en évidence un moyen d’étouffer les flambées épidémiques dès qu’elles apparaissent : remonter les chaînes de contamination pour dénicher et alerter toutes les personnes exposées à un événement de super-propagation.
En février de l’année dernière, le Japon a mis en œuvre avec succès ce type de stratégie, qualifiée de « traçage des cas inversé axé sur les foyers ». Au lieu de chercher « vers l’aval » des contacts proches d’une personne infectée donnée qui auraient pu être exposés au virus, la recherche des contacts « en amont » vise à remonter la chaîne de transmission pour identifier l’individu qui a infecté la personne en question. Chaque personne nouvellement infectée a en effet plus de chances d’avoir été contaminée lors d’un événement de super-propagation que par une personne qui lui a transmis le virus à elle seule. Les enquêteurs ont donc de bonnes chances de découvrir de tels événements de cette façon. La modélisation d’Akira Endō montre que la recherche inversée des cas contacts est très efficace pour contrôler la transmission du virus.
Mais ce type de traçage des cas contacts est exigeant en main-d’œuvre et ne peut en pratique être adopté que lorsque le nombre de cas est déjà en baisse. À ce stade, « le traçage inversé peut être le dernier coup de marteau pour mettre fin à l’épidémie », explique Akira Endō.
Idéalement, les mesures de santé publique devraient permettre d’éviter en premier lieu que des événements de contamination massive ne se produisent. Mais, selon Bronwyn MacInnis, il devient de plus en plus difficile d’identifier les événements de super-propagation à mesure que le nombre de cas augmente dans la population, comme cela a été le cas en Europe et aux États-Unis ces derniers mois.
Les travaux de Jure Leskovec suggèrent un moyen de limiter la diffusion du virus. En simulant différents scénarios, il a constaté que les restaurants représenteraient 20 % des transmissions dans le mois à venir si toutes les entreprises rouvraient leur porte. Cela indique que les restaurants sont particulièrement risqués et pourraient faire l’objet de restrictions, plutôt que d’obliger toutes les entreprises à rester fermées. Jure Leskovec propose actuellement son modèle aux décideurs politiques pour affiner les mesures de réouverture qui maximiseraient le contrôle de l’épidémie tout en minimisant les perturbations pour les entreprises.
Mais tous les risques ne peuvent pas être traités facilement, estime Lucy Li. Les travailleurs essentiels qui passent du temps à proximité d’autres personnes, comme les ouvriers des abattoirs, continueront à être exposés à des environnements à haut risque. « Il existera toujours un risque de super-propagation, simplement à cause de la façon dont la société est organisée », dit-elle.
De nombreux pays ont entamé cette année avec une recrudescence de la pandémie de COVID-19. Et, alors que des variants plus contagieux se répandent dans le monde entier, la fin de la pandémie semble lointaine. Mais lorsque l’épidémie commencera à s’estomper, que ce soit suite à des mesures de confinement ou à la vaccination de masse, les événements super-propagateurs représenteront paradoxalement un travail de traçage encore plus important, explique Max Lau. Il est donc particulièrement important de tenir bon sur les mesures de prévention, même lorsque le nombre de cas sera faible. « Si nous arrivons à une baisse du nombre de cas, nous devrons être encore plus prudents pour éviter ces phénomènes de super-propagation », conclut-il.