L’état du parc français de réacteurs nucléaires est préoccupant
Pour le physicien critique du nucléaire Bernard Laponche, EDF n’a pas les moyens d’assurer la prolongation de la durée de vie des plus vieux réacteurs du parc français.
La France doit-elle prolonger la durée de vie de ses réacteurs nucléaires les plus anciens ? C’est la volonté du gouvernement et d’EDF, qui a repoussé à 2035 la baisse de la part de l’atome dans la production d’électricité. L’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) a lancé en décembre 2020 une consultation pour encadrer cette possible prolongation des réacteurs.
Pour Bernard Laponche, physicien nucléaire, ancien du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives et cofondateur de l’association de scientifiques Global Chance, EDF n’a pas la capacité d’assurer dans les temps ces améliorations nécessaires à la sûreté. Il appelle à une fermeture anticipée de certains réacteurs pour pouvoir continuer à assurer le bon fonctionnement des autres.
Si les 32 réacteurs les plus anciens étaient en bon état, on pourrait fixer les conditions de la poursuite de leur fonctionnement et juger ensuite s’il est possible de les mettre en œuvre. Mais ce n’est pas le cas : l’état du parc français est préoccupant. Il suffit de lire le dernier rapport de l’ASN pour le comprendre.
Elle écrit que « la rigueur d’exploitation des centrales d’EDF est en recul » et que le nombre d’événements significatifs « augmente régulièrement depuis plusieurs années ». On peut citer le problème de la fragilité des diesels de secours face au risque de séismes : l’ASN parle d’une anomalie générique – c’est-à-dire qui peut concerner tous les réacteurs –, du mauvais état ou de mauvais montage des ancrages de ces systèmes. Or, si le diesel qui assure l’alimentation en électricité ne démarre pas, c’est l’accident grave.
Il y a aussi des phénomènes de corrosion liés à des défauts de maintenance, des tuyauteries qui se dégradent. EDF aurait intérêt à se dire qu’il vaut mieux avoir 20 réacteurs qui fonctionnent bien et ont été bien réparés, et à arrêter rapidement les autres, plutôt que de tous les laisser fonctionner au-delà de quarante ans.
Pour l’ancien président de l’autorité de sûreté nucléaire américaine, Gregory Jaczko, vouloir absolument moderniser ces réacteurs conçus dans les années 1950 pour qu’ils atteignent un niveau acceptable, c’est mettre du sparadrap sur du sparadrap. C’est comme demander à une personne malade de courir un marathon !
C’est possible pour certains points. Dans l’EPR, les bâtiments qui contiennent le combustible irradié, les piscines, seront « bunkérisés » pour être protégés en cas d’agression extérieure, comme la chute d’un avion par exemple. L’ASN aurait pu demander de « bunkériser » aussi les bâtiments des réacteurs plus anciens, mais ne l’a pas fait parce que ça coûte trop cher. Je pense que c’est une décision critiquable.
Ces travaux sont colossaux. Pour la première visite décennale à Tricastin [Drôme], EDF a mobilisé 5 000 travailleurs pendant six mois, pour un seul réacteur.
Il y a des doutes sur le fait que l’entreprise ait la capacité de faire cela pour toutes les visites décennales, alors qu’il pourrait y en avoir jusqu’à six par an dans les prochaines années. EDF ne pourra pas le faire ou le fera mal.
En conséquence, il va y avoir un décalage de calendrier des visites décennales de trois, quatre, cinq ans. Des réacteurs vont fonctionner bien au-delà de quarante-cinq ans avant de voir leur durée de vie prolongée au-delà de quarante ans.
Ni EDF, ni l’ASN, ni les décideurs n’ont suffisamment anticipé. Les responsables politiques se défaussent sur l’ASN, ils ne veulent pas entendre parler de la question de la sûreté.
La feuille de route énergétique de la France, qui prévoit l’arrêt de douze réacteurs d’ici à 2035, n’aborde pas cette question, et affirme que le principe général sera l’arrêt des réacteurs à l’échéance de leur cinquième visite décennale, soit à 50 ans. Le fait que l’on dépende complètement du nucléaire pour notre approvisionnement électrique pose un problème de fond et fait peser une pression folle sur l’ASN.
Les experts de Global Chance contestent par exemple le fait que les cuves des réacteurs puissent encore fonctionner dix ans. Imaginons que l’on ait raison et qu’il y ait un problème générique concernant tous les réacteurs de première génération, qu’est-ce qu’on fait ?
Tout le système de sûreté repose sur les déclarations d’EDF. Or, deux exemples récents ont mis à mal ce principe : l’expérience des dossiers barrés [des irrégularités et des fraudes constatées dans la forge du Creusot, en Saône-et-Loire] et celle de la cuve de l’EPR [de Flamanville, dans la Manche, dont le couvercle, jugé non conforme, devra être remplacé en 2024]. EDF signale parfois les problèmes avec du retard ou ne les signale pas du tout. Pour les quatrièmes visites décennales, il faudrait une présence permanente de l’ASN sur les sites. Il lui faut davantage de moyens humains.
Ce processus est très hypocrite. La consultation n’a duré qu’un mois, et les prescriptions de l’ASN sont illisibles. Qui a pu avoir le temps de s’y intéresser ?
Le fait qu’il y ait davantage de débats devrait être considéré comme une victoire mais, au lieu d’être vues comme un véritable outil de prise de décision, ces consultations servent à se donner bonne conscience. Le plus grave est que même les politiques ne s’y intéressent pas.
A l’époque de la construction des réacteurs les plus anciens, cette notion d’accident grave n’a pas été prise en compte dans les études de sûreté. S’il y avait perte de refroidissement et fusion du cœur, aucune parade n’était prévue, la probabilité que ce type d’accident arrive ayant été considérée comme trop faible.
Ce n’est qu’après Fukushima, en 2011, qu’il y a eu une prise de conscience du risque lié aux événements extérieurs. Tous les présidents de l’ASN ont reconnu qu’un accident comme celui du Japon pouvait se produire en France. Mais on a l’impression que ce n’est pas vraiment compris.
A lire aussi : http://www.vigieecolo.fr/2021/01/poursuite-du-fonctionnement-des-reacteurs-nucleaires-de-900-mw-au-dela-de-40-ans.html
Bernard Laponche : président de l'association Global Chance, il est ingénieur polytechnicien, docteur ès sciences et en économie de l’énergie. Il a été ingénieur au Commissariat à l’énergie atomique (CEA), responsable syndical à la CFDT, puis directeur général de l’Agence Française pour la Maîtrise de l’Énergie (AFME) dans les années 80.
Co-fondateur avec Florence Rosenstiel et directeur du bureau d’étude ICE (International Conseil Energie) de 1988 à 1998, il a été conseiller pour l’énergie et la sûreté nucléaire auprès de la Ministre de l’aménagement du territoire et de l’environnement Dominique Voynet en 1998 et 1999.
Aujourd’hui consultant international en politiques et en maîtrise de l’énergie, il a exercé et exerce ses activités en France et au niveau international, notamment dans les pays d’Europe centrale et orientale et de la CEI et dans les pays du Maghreb, en particulier dans le cadre de la coopération internationale de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME) et de l’Agence Française de Développement (AFD). Il est l’auteur ou le co-auteur de plusieurs ouvrages relatifs à la question énergétique, tels que Cette énergie qui nous manque (Cosmopolitiques n°9, en collaboration, Éd. Apogée, 2005), Maîtriser la consommation d’énergie (Éd. Le Pommier, 2004), Maîtrise de l’énergie pour un monde vivable (avec Bernard Jamet, Michel Colombier et Sophie Attali, Éd. iCE, 1997)...
En 2011, après la catastrophe de Fukushima, il a publié avec Benjamin Dessus, "En finir avec le nucléaire. Pourquoi et comment", Édition du Seuil.