Dépression : c'est (beaucoup) dans le ventre que ça se passe

Publié le par Les Echos via M.E.

Une équipe de chercheurs français a réalisé sur des souris une série d'expériences impressionnantes montrant le rôle de premier plan du microbiote intestinal dans la dépression. Elles expliquent pourquoi 30 % des dépressifs ne réagissent pas aux antidépresseurs conventionnels. Et soulignent combien la prise de prébiotiques pourrait se révéler utile, en complément des psychotropes.

Bactéries probiotiques Lactobacillus. (Kateryna Kon/Shutterstock)

Si l'on vous dit que la dépression peut être une maladie contagieuse, vous penserez sans doute à l'effet délétère que le comportement d'une personne dépressive est susceptible de produire sur le moral de celles qui l'entourent. Certes, mais pas seulement : la stricte vérité est qu'on peut bel et bien parler de contagiosité de la dépression - ou, du moins, de certaines formes de dépression - comme on parle de celle du COVID-19, même si aucun virus n'est naturellement en cause ! C'est ce qu'a montré une série d'expériences sur des souris réalisées par des chercheurs de l'Institut Pasteur, de l'INSERM et du CNRS.

Pour rendre une souris dépressive, les laborantins ont l'habitude de la soumettre à un stress chronique, les plongeant dans l'anxiété et, in fine, la dépression. Mais, dans deux études successivement parues dans les revues « Cell Reports » en mars 2020 puis « Nature Communications » en décembre de la même année , cette équipe emmenée par le neurobiologiste Pierre-Marie Lledo (CNRS-Institut Pasteur) et l'immunobiologiste Gérard Eberl (Institut Pasteur-INSERM) explique comment elle a induit un état dépressif chez des souris sans les soumettre à quelconque stress. Simplement en leur transférant le microbiote intestinal de souris elles-même dépressives ! Quelques jours seulement après cette manipulation, les souris jusqu'alors saines ont développé tous les symptômes par lesquels se manifeste - chez les humains aussi bien que chez les rongeurs - cette maladie mentale : diminution de la motivation, perte du plaisir, apathie, etc.

2 kg de bactéries

La même expérience n'a évidemment pas été réalisée sur l'homme, mais on peut conjecturer sans grand risque qu'elle produirait un résultat identique. Lequel n'étonnera que ceux qui ignorent à quel point notre humeur - et plus largement notre santé mentale - prend racine dans notre ventre. Et dans ces deux kilogrammes de bactéries qui y vivent en symbiose avec notre organisme, formant ce microbiote intestinal qui est de loin le plus important, quantitativement parlant, de tous les écosystèmes bactériens présents sur ou dans notre corps (microbiotes cutané, buccal, vaginal…), puisqu'il regroupe à lui seul 100 000 milliards de bactéries (sans compter les innombrables virus qui les accompagnent et les régulent), réparties en 250 différentes familles.

Quand on sait que ces bactéries intestinales sécrètent au moins 85 % de la sérotonine présente dans notre organisme, ce lien apparaît déjà moins étrange. Dans le cerveau, la sérotonine est le neurotransmetteur cérébral qui accompagne les humeurs positives ; dans le ventre, « elle a notamment pour fonction, explique Gérard Eberl, de réguler le mouvement péristatique par lequel l'intestin se compresse et fait descendre les aliments jusqu'à l'anus ».

C'est à ce neurotransmetteur que se sont plus particulièrement intéressés les chercheurs dans leur première étude (celle de « Cell Reports »). Comment expliquer que pas moins de 30 % des 264 millions de dépressifs que compte la planète ne soient absolument pas soulagés par les antidépresseurs classiques, du type Prozac ? Les auteurs de l'étude apporte un précieux élément de réponse. Ces antidépresseurs mis au point il y a trente-cinq ans (le Prozac, premier du genre, a été commercialisé à partir de 1986) agissent en diminuant la déperdition de sérotonine qui se produit naturellement lorsque ce neurotransmetteur traverse la synapse pour passer d'un neurone à l'autre (lire ci-contre). « D'une certaine manière, explique Pierre-Marie Lledo, cela revient à mettre une bonde à l'évier, pour éviter qu'il ne se vide. » Encore faut-il que la sérotonine, ou plutôt son précurseur qu'est le 5-Hydroxytryptophane (5-HT), soit fabriqué en quantités suffisantes par les bactéries du microbiote intestinal. « Il ne sert à rien de mettre une bonde à l'évier si c'est le robinet qui est cassé et ne coule pas », poursuit le neuroscientifique.

Or, les auteurs de l'étude de « Cell Reports » ont constaté dans le sang des souris stressées et dépressives une teneur très faible en divers acides aminés, dont ce même 5-HT précurseur de la sérotonine. Et la faute en revient à leur microbiote intestinal déséquilibré, appauvri en certaines familles de bactéries. L'étude de « Cell Reports » montre que, sur ces souris dont l'état dépressif résulte d'un déséquilibre du microbiote intestinal - les spécialistes parlent de dysbiose -, la fluoxétine (principe actif du Prozac) est inopérante ; mais qu'il est possible de rétablir son efficacité simplement en complémentant l'alimentation des rongeurs avec du 5-HT. C'est-à-dire en leur donnant à manger les métabolites insuffisamment produites par leurs bactéries intestinales : ce qu'on appelle des post-biotiques (par opposition aux prébiotiques qui désignent les bactéries elles-mêmes).

Demain, des « psychobiotiques » ?

L'étude de décembre dernier dans « Nature Communications » est peut-être plus époustouflante encore. Celle-ci porte, non sur le 5-HT ou un autre quelconque acide aminé, mais sur une autre classe de métabolites fabriquées par les bactéries intestinales : les endocannabinoïdes, ainsi appelées parce qu'elles se fixent, dans le cerveau, aux mêmes récepteurs que ceux du THC, composant du cannabis. Comme dans l'étude précédente, les chercheurs ont remarqué un taux anormalement bas de ces métabolites lipidiques dans le sang et le cerveau des souris dépressives.

Ces endocannabinoïdes sont produites par l'une des 250 espèces de bactéries composant notre microbiote, le Lactobacillus plantarum. Là encore, il a suffi de transférer le microbiote de souris déficitaires en ce lactobacille pour transformer, en l'espace de quelques jours, des souris saines en souris dépressives. Et, là encore, il a été montré qu'il était possible de réverser ce résultat juste en donnant à manger auxdites souris des prébiotiques riches en Lactobacillus plantarum.

Ici, nul neurotransmetteur n'entre en jeu. Pourtant, l'effet est le même que précédemment. C'est que les endocannabinoïdes contrôlent la transmission synaptique. Et ce, notamment dans cette partie du cerveau cruciale pour notre mémoire mais aussi pour nos émotions qu'est l'hippocampe. « L'hippocampe peut être vu comme le poste d'aiguillage du cerveau. Si cette fonction d'aiguillage dysfonctionne du fait d'un déficit en endocannabinoïdes, notre humeur peut en être impactée », explique Pierre-Marie Lledo (lire ci-dessous pour plus de détails).

Bien qu'établis sur de simples rongeurs, tous ces résultats sont porteurs d'espoir pour les dépressifs et tout particulièrement, parmi eux, ceux qui font partie des 30 % de non-répondants aux antidépresseurs classiques : l'espoir que, à l'avenir, on s'intéressera autant à ce qu'ils ont dans le ventre qu'à ce qu'ils ont dans la tête ; et, qu'après avoir testé leur microbiote pour savoir si celui-ci ne serait pas dysbiotique, on leur prescrira, le cas échéant, des postbiotiques ou des prébiotiques qui aideront leur cerveau à retrouver un fonctionnement normal - il s'agira alors de « psychobiotiques ». Trente-cinq ans après l'arrivée sur le marché des antidépresseurs classiques, il serait temps qu'une autre aide puisse être apportée à ces millions de personnes en souffrance.

Quand le poste d'aiguillage du cerveau dysfonctionne

Structure primordiale pour la mémoire mais aussi poste d'aiguillage du cerveau, l'hippocampe est le siège d'un processus appelé la « séparation de pattern ». Sous ce terme technique se cache la capacité de l'hippocampe à stocker deux représentations mentales similaires de manière distincte, afin qu'elles ne puissent pas se chevaucher l'une l'autre. « Cette désambiguïsation des traces mnésiques similaires permet d'éviter les phénomènes d'interférence », explique le neurobiologiste de l'Institut Pasteur Pierre-Marie Lledo, qui donne un exemple pour mieux se faire comprendre. « Imaginez, dit-il, qu'un soldat rentre de la guerre, où il a été confronté à des scènes atroces. Ses amis organisent un barbecue pour fêter son retour. Mais, parce que ce soldat a subi un traumatisme et que son hippocampe dysfonctionne, l'odeur de la viande grillée se télescope dans sa mémoire avec celle des corps calcinés de ses compagnons d'armes qui ont péri dans l'incendie du tank qu'il pilotait. » Dans un hippocampe fonctionnel, les endocannabinoïdes, clef de la transmission synaptique, sont là pour veiller à ce que de tels chevauchements ou télescopages ne se produisent pas.

Comment agissent les antidépresseurs

La sérotonine et les autres neurotransmetteurs (noradrénaline, dopamine) circulent de neurone en neurone par l'intermédiaire de la synapse.

Mais, quand un neurotransmetteur traverse la synapse pour passer d'un neurone à l'autre, une partie est recapturée par le neurone présynaptique (en amont) ; elle n'arrive donc pas aux récepteurs du neurone post-synaptique (en aval).

Les inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine (ISRS : Prozac, Deroxat, Zoloft, Seropram…) agissent en empêchant que la sérotonine se fasse ainsi recapturer, ce qui augmente la quantité de ce neurotransmetteur circulant dans le cerveau.

Les inhibiteurs de la recapture de la sérotonine-noradrénaline (IRSN : Effexor, Cymbalta…) agissent de la même manière, mais sur ces deux neurotransmetteurs à la fois.

Source : https://www.lesechos.fr/idees-debats/sciences-prospective/depression-cest-beaucoup-dans-le-ventre-que-ca-se-passe-1283578

Publié dans Santé, Alimentation

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