L’Europe toujours sans solution de stockage définitif de ses déchets nucléaires les plus dangereux
La première édition du Rapport mondial sur les déchets nucléaires, publiée mercredi dans sa version française, apporte des éléments de comparaison des modes de gestion de différents pays.
Quels types de déchets radioactifs sont stockés à travers le monde et en quelles quantités ? Quelles solutions sont mises en place pour leur entreposage ? A quel coût ? La version française de la première édition du Rapport mondial sur les déchets nucléaires, publiée mercredi 4 novembre, vise à dresser un état des lieux le plus précis possible de la situation des déchets nucléaires, avec un focus particulier sur l’Europe. Pour y parvenir, une douzaine d’experts indépendants ont recensé et mis en forme les données disponibles.
« L’objectif de ce rapport est de combler des lacunes de la recherche et de permettre une comparaison internationale, sans formuler de jugement ni de recommandation politique », précise Arne Jungjohann, expert des politiques énergétiques et coordinateur du rapport. Un important travail d’harmonisation a été nécessaire, alors que les pays définissent et classifient leurs déchets de façon très différente.
« L’intérêt principal de ce document est de contribuer à apporter davantage de transparence, précise aussi Jens Althoff, directeur du bureau français de la Fondation Heinrich-Böll, proche des Verts allemands et partenaire de la réalisation du rapport. Il n’y a pas encore de réponse à la question de ce que l’on va faire des déchets nucléaires, c’est un défi énorme. Pour qu’il puisse y avoir un débat démocratique sur le sujet, il est important de connaître les faits et d’avoir des estimations réalistes des coûts et des risques. »
Le parc nucléaire européen (hors Russie et Slovaquie) comptait, fin 2018, 142 réacteurs en activité. Depuis la naissance de cette industrie, environ 2,5 millions de m3 de déchets de faible et moyenne activité ont été produits. Si la majorité d’entre eux est stockée de manière définitive, le démantèlement futur des réacteurs devrait produire au moins 1,4 million de m3 de déchets supplémentaires, indiquent les auteurs du rapport.
Outre ces déchets de faible et moyenne activité, plus de 60 000 tonnes de combustibles usés sont entreposées en Europe. Ces déchets sont peu importants en volume, mais sont les plus radioactifs, donc les plus dangereux, et peuvent avoir une durée de vie allant jusqu’à plusieurs centaines de milliers d’années. En France par exemple, ces déchets de haute activité ne représentaient que 0,2 % du volume de déchets fin 2016, mais 94,9 % de la radioactivité.
Au total, la production de déchets du parc nucléaire européen sur toute sa durée de vie – ce qui inclut les déchets liés à l’exploitation, au démantèlement et les combustibles usés – est estimée à 6,6 millions de m3. « Si tous ces déchets étaient entassés au même endroit, ils rempliraient un terrain de foot de 919 mètres de hauteur, dépassant de 90 mètres l’immeuble le plus haut du monde, le Burj Khalifa à Dubaï », décrivent les experts.
Que faire de déchets qui vont être radioactifs pendant des centaines de milliers d’années ? Au sud-est du Nouveau-Mexique, aux Etats-Unis, des déchets de haute activité sont stockés depuis 1999 dans une couche de sel à 600 mètres de profondeur, au sein de l’installation pilote d’isolation des déchets (Waste Isolation Pilot Project, WIPP). Ces substances proviennent uniquement du programme nucléaire militaire, et non de réacteurs commerciaux. A l’exception du WIPP, aucun site au monde de stockage de déchets de haute activité n’a encore été mis en service. « L’industrie nucléaire a 70 ans, mais aucun pays n’a trouvé la solution pour gérer ses déchets ! », souligne Arne Jungjohann.
La Finlande est le seul pays où un site de stockage souterrain est actuellement en construction sur l’île d’Olkiluoto, au nord-ouest d’Helsinki. L’installation pourrait être mise en service d’ici environ cinq ans. Outre la Finlande, la Suède et la France sont les deux seuls Etats à avoir choisi un emplacement pour la construction d’un tel site de stockage profond. En France, c’est à Bure, dans la Meuse, que se développe le projet de Centre industriel de stockage géologique (CIGEO) et que devraient être enfouis dans une couche d’argile, à terme, les déchets les plus dangereux. Début août, l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA) a déposé une demande de déclaration d’utilité publique du projet CIGEO, qui est en cours d’instruction.
Ailleurs, l’état d’avancement des projets de stockage définitif ou géologique profond varie considérablement. Une quinzaine de pays réfléchit à de telles installations. « L’absence de solution de stockage pour ces déchets de haute activité a deux conséquences, estime Arne Jungjohann. D’abord, tous les combustibles usés sont entreposés, en attendant, dans des installations qui n’avaient pas vocation à fonctionner pendant aussi longtemps, et ensuite ces capacités d’entreposage risquent de parvenir lentement à saturation. » En France, les capacités d’entreposage de combustibles usés dans les usines d’Orano (ex-Areva) à La Hague devraient arriver à saturation à l’horizon 2030. Le niveau de saturation de la capacité d’entreposage des combustibles usés atteint déjà 93 % en Finlande, et 80 % en Suède.
Avec ses 56 réacteurs, la France est le pays le plus nucléarisé d’Europe – ce qui lui permet d’avoir l’un des systèmes électriques les plus décarbonés. En conséquence, elle est aussi le plus grand producteur de déchets nucléaires en Europe, devant le Royaume-Uni, l’Ukraine et l’Allemagne. Au sein de l’Union, la France compte aussi pour un quart de l’inventaire actuel de combustibles usés. Fin 2018, 1,64 million de m3 de déchets étaient gérés ou destinés à être pris en charge par l’ANDRA.
La France se distingue également par son choix de continuer à retraiter une partie de ses combustibles usés – certaines matières (uranium et plutonium) sont récupérées pour être ensuite réutilisées. « Cette stratégie de gestion est de plus en plus isolée au sein de l’Europe, explique Manon Besnard, du pôle d’expertise nucléaire et fossile de l’Institut NégaWatt. Des pays qui avaient recours au retraitement auparavant ont arrêté petit à petit. » C’est le cas par exemple de l’Allemagne, de la Belgique, de la Suède ou du Royaume-Uni.
C’est l’une des conclusions importantes de ce rapport : les gouvernements ne parviennent ni à estimer correctement les coûts de démantèlement, d’entreposage et de stockage des déchets nucléaires, ni à prévoir comment ces opérations seront financées. « Il y a beaucoup d’incertitudes notamment parce que très peu de pays ont des expériences de démantèlement, note Manon Besnard. On fait des extrapolations à partir de ce qui s’est fait, mais ce ne sont pas les mêmes réacteurs, pas les mêmes technologies et pas forcément les mêmes attentes concernant la remise en état des sites. »
Seuls trois pays – les Etats-Unis, l’Allemagne et le Japon – ont mené à terme des projets de démantèlement. Le manque d’expérience concernant le stockage géologique profond rend également les estimations imprécises.
En outre, dans la plupart des pays, seule une fraction des sommes nécessaires a été provisionnée. Les fonds mis de côté en Suède pour le démantèlement et la gestion des déchets ne couvrent pour l’instant que les deux tiers des coûts estimés, ils en couvrent moins de la moitié au Royaume-Uni et moins d’un tiers en Suisse, selon les experts. En France, dans un rapport de mars 2020 sur l’arrêt et le démantèlement des installations nucléaires, la Cour des comptes notait que l’évaluation, le provisionnement et la sécurisation du financement des charges par les exploitants étaient « perfectibles ».
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