A Taiwan : vivre sans le virus
En avril, le programme Asie de l’Institut Montaigne publiait une étude sur la réponse des pays d’Asie orientale à la pandémie de COVID-19. Taïwan se distinguait déjà par la réussite de sa politique de prévention de la contamination. Avec 527 cas en tout et pour tout, et aucune transmission locale depuis avril, Taïwan vit sa vie économique et sociale sans Covid-19. De retour de l’île où il a passé un mois, Mathieu Duchâtel, directeur du programme Asie de l’Institut Montaigne, répond à nos questions.
En l’absence de transmission locale, le front de la lutte contre la pandémie se situe à l’arrivée à Taïwan. La quatorzaine stricte - aucune sortie hors du lieu de quarantaine n’est autorisée - est la pierre angulaire de la prévention à la taïwanaise, si bien que les tests de dépistage ne sont effectués qu’en cas de suspicion très forte de contagion. Géolocalisation en temps réel du téléphone portable, rapports quotidiens, sur la messagerie sociale Line, de sa température corporelle, appels réguliers des services administratifs, amende de 35 000 dollars en cas de sortie - ce sont des conditions qui peuvent être jugées draconiennes mais dont il est, pour beaucoup, très facile de s’accommoder. Car une fois terminée, cette contrainte ouvre sur un quotidien avec très peu de restrictions, et les données personnelles partagées avec les autorités ne sont pas conservées.
Hors de la quarantaine, la vie sociale n’est presque pas affectée par le coronavirus. Les emplois du temps professionnels et privés sont restés inchangés, et un climat de confiance règne. Cet équilibre repose néanmoins sur des efforts individuels qui rythment le quotidien. Il y d’abord des prises de températures régulières, à l’entrée de nombreux lieux de travail, de restaurants, de commerces ; les grands magasins et les gares sont équipés de caméras thermiques. Dans certains bureaux, il est demandé aux employés d’indiquer plusieurs fois par jour leur température dans un tableau. Taïwan a toujours fait de la prise de température un filet de sécurité supplémentaire - dès la fin du mois de décembre 2019, par exemple, sur les vols en provenance de Wuhan.
Les masques restent obligatoires dans les transports en commun, dans le train, et dans de nombreuses situations professionnelles, de la table ronde en comité restreint aux grandes conférences internationales, comme le Forum Ketagalan ou le Forum Invest in EU, qui ont réuni au mois de septembre des centaines de participants.
Le port du masque est conçu comme la dernière touche pour prévenir toute transmission locale. La logique est qu’un individu infecté et contagieux après sa quarantaine ne puisse contaminer personne une fois sorti, en raison de la dernière barrière du masque. Il peut d’ailleurs paraître surprenant, dans un pays où les cas de Covid-19 sont quasi-inexistants, de constater que le port du masque reste fréquent dans des situations où il n’est pas obligatoire. Porter le masque est souvent vécu comme un confort et parfois comme un acte civique pour inspirer confiance à son entourage.
C’est la mise en quarantaine qui permet de détecter les cas importés, qui restent rares. Ces infections importées continuent de faire la une des médias mais elles sont si rares que le climat n’en est pas pour autant anxiogène - on est presque dans le registre du fait divers. Chacun prête davantage attention à ses affaires courantes, puisque la vie économique a continué de suivre son cours, sans changement majeur.
La croissance économique de Taïwan sera positive en 2020 - les dernières estimations indiquent un taux de + 1,5 %. Ce taux est certes le plus timide des dix dernières années, mais cela reste aujourd’hui une performance très enviable pour toutes les autres économies avancées. L’activité économique est tirée par la spécialisation de Taïwan dans les technologies de l’information et la communication et l’industrie électronique, soit un ensemble de produits dont la croissance des exportations s’est poursuivie au premier semestre 2020.
Les Taïwanais aiment souligner combien un confinement aurait dévasté une structure économique dominée par l'entrepreneuriat familial et les petites et moyennes entreprises. Si l’électronique prospère grâce à son imbrication dans des chaînes de valeur mondiales, la pandémie n’en a pas moins isolé Taïwan humainement du reste du monde. En 2019, il y avait en moyenne plus de 2,5 millions d’entrées chaque mois sur l’île. Depuis mars 2020, ce chiffre mensuel est tombé à 40 000 - les Taïwanais ne voyagent plus à l’étranger, et les frontières de l’île sont fermées aux touristes et aux voyages d’affaires de courte durée. Cela explique la contraction de 4,5 % de la consommation intérieure au deuxième trimestre 2020 - un chiffre très modéré en comparaison avec le coût des confinements stricts en Europe occidentale.
Dans l’ensemble, le maintien d’une vie normale a fortement réduit l’impact négatif du plongeon spectaculaire des arrivées sur le territoire taïwanais. La souffrance du secteur touristique (seulement 5 % du PIB taïwanais, contre 10 % en France) a été allégée par les séjours intérieurs qui, comme ailleurs, ont remplacé les voyages internationaux, amenant à une explosion des prix et à une saturation des sites les plus prisés. C’est ainsi surtout à Taipei que l'hôtellerie est affectée par la crise.
Dans le même temps, la crise du Covid-19 fait paradoxalement souffler un vent d’espoir à Taïwan. Le gouvernement taïwanais et de nombreux acteurs privés utilisent la crise pour accélérer la restructuration de leurs chaînes de production, jugées trop dépendantes de la Chine.
Ce mouvement avait commencé en réaction aux tarifs de l’administration Trump contre la Chine. Il s’accélère aujourd’hui - la Chine n’est plus vue comme une base de production pour de l’exportation à destination de pays tiers.
Cette tendance bénéficie à l’emploi local : plus de 20 milliards d’investissement à Taïwan ont été entrepris par des entreprises nationales depuis le lancement des programmes incitatifs en 2018. Cette tendance encourage aussi les entreprises taïwanaises à diversifier leur production en Asie du Sud et du Sud-Est. La chaîne d’approvisionnement d’Apple en Asie est le symbole de cette évolution. Les nombreux sous-traitants taïwanais qui entrent dans la fabrication des produits Apple, de Foxconn à Pegatron, investissent aujourd’hui en Inde ou au Vietnam. Dans l’électronique, la tendance est à la création de deux chaînes de valeur, une pour la Chine et une pour le reste du monde, à l’image du découplage de l’internet imposé par le gouvernement chinois.
Le virus permet à Taïwan de réduire sa dépendance envers l’économie chinoise, mais cette dépendance reste très forte. À plus de 190 milliards de dollars, le stock d’investissements directs taïwanais en Chine est supérieur aux investissements de toute l’Union Européenne. Cette densité des liens économiques entre les deux rives résiste à toutes les tensions politiques. Mais ce qui a changé, c’est que le marché chinois et la base industrielle de la Chine ne sont plus aujourd’hui un horizon de croissance incontournable pour les entreprises taïwanaises.
C’est là un facteur expliquant pourquoi la Chine s’appuie davantage sur la pression militaire dans sa politique à l’égard de Taïwan. Ses ressorts alternatifs pour pousser à l’unification se trouvent aujourd’hui très affaiblis. La promesse d’un "eldorado" ne fonctionne plus, et l’influence est très difficile à exercer sans les liens humains entre les deux rives qui ont disparu avec la fermeture de la frontière. Les mois d’août et de septembre ont été caractérisés par de fortes tensions militaires, avec des incursions régulières de l’armée de l’air chinoise dans l’espace aérien de Taïwan, qui ont fait passer la pandémie au second plan dans les médias taïwanais.
Que le monde entier ait pu regarder Taïwan pour l’efficacité de sa gouvernance démocratique et non plus seulement pour les tensions régulières dans le détroit n’est pas une bonne nouvelle vu de Pékin - il est dans l’intérêt de la Chine que la communauté internationale perçoive Taïwan comme un facteur d’instabilité. Ces gains d’image de Taïwan, qui se sont produits en même temps que la dégradation radicale de l’image de la Chine dans les États démocratiques, sont une source importante de radicalisation de la politique taïwanaise de Pékin.
Il y a aussi, à Pékin, une crainte réelle, ou surjouée, que le succès de Taïwan donne des ailes au mouvement indépendantiste sur l’île. En réalité, le gouvernement taïwanais recherche la survie du modèle d’une société ouverte dans un système politique de séparation des pouvoirs, avec un État garant de la protection des libertés individuelles. Au vu de cet objectif, une déclaration formelle d’indépendance ne présente en ce sens aucun intérêt aujourd’hui - la défense du statu quo est une solution plus réaliste.
La détérioration des relations entre les deux rives du détroit de Taïwan dans le contexte de la crise de Covid-19 est donc un choix calculé de la Chine, pour mettre fin par la pression militaire, à défaut d’autres options, à cet entrouverture d’un espace international pour Taïwan, surtout dans ses relations avec les États-Unis. Le gouvernement taïwanais a pourtant envoyé un signal très clair, par le biais du ministre des Affaires étrangères Joseph Wu, qui a rappelé que Taïwan ne cherchait pas à "établir des relations diplomatiques formelles avec les États-Unis". Cette retenue réaliste n’empêche pas que tout approfondissement des liens de Taïwan à l’international en matière de partenariats industriels et technologiques, de recherche et de développement, sera perçu à Taïwan comme une contribution bienvenue au maintien de la paix et de la stabilité dans le détroit.
Source : https://www.institutmontaigne.org/blog/taiwan-vivre-sans-le-virus