"De nombreuses femmes vont sortir du confinement dans un état de total épuisement"

Publié le par Le Monde via M.E.

La philosophe féministe Camille Froidevaux-Metterie appelle à l’adoption d’un « agenda féministe » en sortie de crise, avec, entre autres, l’allongement du congé paternité.

Dans un hôpital à Lille

La pandémie du COVID-19 a fait prendre conscience de l’importance vitale des professions de soin, souligne Camille Froidevaux-Metterie, philosophe féministe et professeure en sciences politiques, auteure de plusieurs ouvrages, dont La révolution du féminin (Gallimard 2015 et Folio Essais 2020). En revanche, le confinement n’a pas conduit, au sein des foyers, à une prise de conscience sur l’inégale répartition des tâches domestiques entre les hommes et les femmes.

Ces dernières semaines, les Français ont applaudi, chaque soir, le personnel soignant au balcon. Que cela vous inspire-t-il ?

Cette crise a fonctionné comme un miroir grossissant pour un grand nombre de problématiques féministes. Elle a notamment mis en lumière les métiers très majoritairement exercés par des femmes que sont les métiers du « care » [le soin aux autres], infirmières ou auxiliaires de vie, ou encore les métiers de service, caissières ou agentes d’entretien, mais aussi les métiers de l’éducation.

Le confinement nous a fait prendre la mesure de leur importance vitale. Ce sont des professions sans lesquelles notre société ne pourrait tout simplement pas exister. Pourtant, elles restent peu considérées socialement et très mal rémunérées.

Pour quelles raisons les salaires sont-ils si bas dans ces professions ?

Dans nos représentations communes, ces activités renvoient à des aptitudes supposément féminines. Les femmes étant celles qui portent et élèvent les enfants, celles aussi qui s’occupent des personnes âgées, elles seraient « par nature » disposées à prendre soin des autres. Il n’y aurait donc pas lieu de rémunérer outre mesure des compétences conçues comme innées.

Le gouvernement a annoncé une prime de 500 à 1 500 euros pour les soignants. Est-ce un début de reconnaissance ?

Quand est arrivée la pandémie du Covid-19, les personnels hospitaliers étaient mobilisés depuis près d’un an pour une revalorisation de leurs salaires, lesquels ont été une fois encore gelés en 2019, et une hausse des effectifs. Il serait scandaleux que, parmi les décisions prises au sortir de la crise, un dégel du point d’indice de la fonction publique hospitalière ne soit pas envisagé.

De même, il serait inadmissible, au regard des énormes profits qu’ils ont réalisés, que les groupes de la grande distribution alimentaire se contentent de primes symboliques. Il faudrait les contraindre à augmenter les salaires des caissières, mais je doute fort d’une volonté politique en ce sens.

Quels effets le confinement a-t-il eus sur les couples ?

J’ai d’abord pensé que le confinement constituait une expérimentation sociale prometteuse sous cet aspect : on pouvait espérer que les hommes assignés à domicile prennent la mesure du poids des tâches domestiques et acceptent de les partager davantage. Mes espoirs ont été douchés : les premières enquêtes sur le sujet, notamment celle publiée par le New York Times le 6 mai dernier, semblent indiquer que cette prise de conscience n’a pas vraiment eu lieu. On observe au contraire que les femmes continuent d’assurer la plus large part du travail domestique et parental, y compris quand elles télétravaillent.

Il y a d’abord la question des violences conjugales et intrafamiliales, qui ont dramatiquement augmenté ces dernières semaines. Espérons que cela restera une priorité du ministère chargé de cette question. Il faut aussi considérer que de nombreuses femmes vont sortir du confinement dans un état de total épuisement.

Elles ont dû supporter une charge domestique démultipliée sous l’effet du confinement, la charge mentale – le fait de devoir tout gérer et prévoir –, la charge parentale augmentée de la charge éducative, avec l’école à la maison, et enfin la charge émotionnelle, soit le fait d’assurer le bien-être psychique de leurs proches, ce à quoi a pu s’ajouter le télétravail. Cela fait beaucoup !

Que préconisez-vous ?

Je plaide pour l’adoption d’un « agenda féministe de sortie de crise ». Il faudra d’abord et avant tout revaloriser les métiers du « care ». Les primes ne suffiront pas. Il faudra ensuite contribuer à réduire les inégalités dans la sphère familiale, notamment en allongeant le congé paternité qui est bien trop court [onze jours] pour permettre aux pères de mettre en place une « routine paternelle » pérenne.

En Espagne, par exemple, ce congé vient de passer à huit semaines, avec un objectif à seize semaines pour 2021, rémunéré à 100 %. Il faut aussi des politiques d’égalité plus volontaristes dans les entreprises, des politiques qui s’adressent spécifiquement aux hommes afin de modifier les pratiques dans le sens d’une réelle conciliation des vies privée et professionnelle.

Source : https://www.lemonde.fr/economie/article/2020/05/11/coronavirus-de-nombreuses-femmes-vont-sortir-du-confinement-dans-un-etat-de-total-epuisement_6039287_3234.html

L'auteure : Camille Froidevaux-Metterie (née le 18 novembre 1968 à Paris) est une auteure, chercheuse et professeure de science politique française.

Ses travaux portent sur les transformations de la condition féminine à l'époque contemporaine, dans une perspective phénoménologique qui place la question du corps au centre de la réflexion. Celle-ci est axée sur la réappropriation par les femmes de leur corps telle qu'elle s'exprime dans les mouvements récents de la lutte féministe portant sur des enjeux liés à l'intime et à la génitalité féminine (affaire Weinstein et mouvement MeToo notamment).

 

Publié dans COVID-19, Société

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