"L’austérité sera la facture à payer" selon l'auteure et journaliste Naomi Klein

Publié le par Huffington Post France via M.E.

Selon l’autrice et journaliste, le scénario de 2008 va se répéter. Après la crise financière, "ce sont les classes moyennes qui ont payé la facture. Nous devons profiter du confinement pour préparer la mobilisation et un autre modèle économique."

Crédits : AFP

“Attention à l’austérité post-crise.” Naomi Klein est convaincue que nous allons revivre le scénario qui a suivi la crise financière de 2008, avec les pics de 2009 et 2010. “On a dépensé beaucoup d’argent pour sauver le système financier, et ce sont les classes moyennes qui ont payé la facture, sous forme d’austérité”, explique-t-elle, ajoutant que nous pouvons agir.

La militante, journaliste et autrice canado-américaine, mondialement célèbre depuis la publication de son livre No Logo: La tyrannie des marques (1999), a toujours remis en question le modèle capitaliste actuel. Pour elle, la réponse est à chercher du côté de l’activisme social plutôt que dans l’action des gouvernements qui, avec les multinationales, “pourraient utiliser cette catastrophe pour créer plus d’inégalités et d’injustices”. Ce que l’on peut faire en tant que confinés ? “Profiter de cette parenthèse pour mieux se préparer à la mobilisation”, en évitant l’erreur commise par le passé: il ne suffit pas de protester contre l’austérité; il faut proposer un autre modèle économique. Nous lui avons demandé de nous expliquer sa vision des choses…

HuffPost : Commençons par une prévision: le monde sera-t-il meilleur ou pire après le coronavirus ?

Naomi Klein : Nous pouvons beaucoup apprendre de cette crise, mais rien ne garantit que nous le ferons. Je suis d’accord avec Arundhati Roy (autrice et militante indienne, ndlr) qui écrivait il y a quelques jours que cette phase était comme un portail entre le monde d’hier et de demain : nous découvrons un monde très différent de celui que nous connaissions. Meilleur ou pire, ce qui est sûr, c’est qu’il sera différent, et cela dépend de nous. Je ne fais pas de prévisions. Je dis seulement qu’il s’agit d’un moment de profonde transformation: nous sommes en train de changer sous les effets de cette catastrophe. Le fait est que les structures du système, tant en Amérique qu’en Europe, pourraient utiliser cette crise pour créer plus d’inégalités et d’injustices. Ce virus s’est propagé dans le monde entier du fait des déplacements de voyageurs principalement riches, pour des conférences ou des croisières. Mais, bien sûr, ce sont les pauvres, les migrants qu’on blâme et qui en paieront une fois de plus les conséquences, car la xénophobie et le racisme sont voués à s’intensifier dans cette phase de militarisation des frontières. On le voit déjà: les industries les plus polluantes de la planète et les compagnies aériennes utilisent la crise pour assouplir les règles, à leur avantage bien sûr.

N.K. "Je pense que la crise du coronavirus est l’occasion d’élaborer un autre modèle économique. Tout est possible."

Je parle de ce phénomène depuis des années, tout cela est prévisible. La question est de savoir ce que nous voulons faire aujourd’hui. Nous avons appris des choses irréfutables: nous connaissons le côté barbare de l’austérité, nous savons ce que signifie sous-estimer l’importance du système de santé publique et la sécurité des travailleurs, les parents ont pris conscience du rôle incroyable joué par les enseignants dans les écoles souvent abandonnées à elles-mêmes par les gouvernements, alors que les enseignants, encore aujourd’hui, font ce qu’ils peuvent pour continuer à faire leur travail à distance. Nous avons aussi appris qu’il est possible de coexister avec les espèces animales tant que nous les respectons. En voyant les dauphins de retour dans les eaux de Venise, on a envie de dire que les humains sont le virus, car ils se comportent mal, ne respectent pas l’environnement, envahissent l’espace avec leurs moyens de transport polluants. Dès lors que nous comprenons l’importance de tout cela, nous devons remanier notre économie en plaçant ces valeurs au cœur de celle-ci. Oui, on peut dire qu’une opportunité s’offre à nous.

Mais en ce moment, les gouvernements ne lésinent pas sur les dépenses pour le système de santé publique et pour lutter contre les conséquences de la crise sur le monde du travail. Ils s’endettent. Certes, on ne sait pas encore quand et dans quelles conditions cette dette sera remboursée, et c’est une question qui fait débat au sein de l’Union européenne, mais ne pensez-vous pas qu’on peut quand même espérer que cette pandémie nous fera progresser dans la protection de l’intérêt général ?


C’est difficile. Après la crise financière de 2009, on a injecté beaucoup d’argent pour sauver le système financier et ce sont les classes moyennes qui ont payé la facture car, après avoir dépensé, on a tenté d’imposer l’austérité. Je pense que la crise du coronavirus est l’occasion d’élaborer un autre modèle économique. Tout est possible. La vérité, c’est que le coronavirus n’est pas la seule urgence à laquelle nous sommes confrontés. Le changement climatique nécessite le même type de gestion de crise. Nous devons donc reconnaître cette urgence et faire attention à ce qu’elle ne soit pas utilisée abusivement pour mettre la démocratie sur pause, violer les droits humains ou normaliser la surveillance de masse. Il faut plutôt l’utiliser pour rénover nos hôpitaux, nos écoles et nous orienter vers une transition énergétique non polluante, car la pollution rend nos corps plus sensibles aux épidémies comme le coronavirus. Aux États-Unis, les Afro-Américains meurent plus que les Blancs parce qu’ils vivent dans les zones les plus polluées. Les usines les plus polluantes sont construites dans les régions les plus pauvres du pays. Les cas de détresse respiratoire liée au coronavirus y sont donc plus nombreux.

N.K. " Il faut se préparer pour le jour où on pourra de nouveau descendre dans la rue."

Mais comment peut-on faire de l’activisme social en restant chez soi? Les réseaux sociaux ne suffisent pas. Prenez les gilets jaunes, ils ne se sont pas contentés de s’envoyer des messages sur WhatsApp...
C’est une situation temporaire. Nous devons profiter de ce confinement pour mieux préparer la mobilisation. Evidemment, il est difficile de protester maintenant mais ce n’est pas impossible : aux États-Unis, les infirmières, les employés des supermarchés et des bureaux de poste font grève pour qu’on leur garantisse la sécurité au travail, qu’on leur donne des masques et d’autres protections. Ce sont des travailleurs qui, jusqu’à présent, ont été on ne peut plus mal traités par notre système économique, peu valorisés et peu payés. Ils demandent plus de droits. Ce sont eux qui guideront la mobilisation future. Il faut se préparer pour le jour où on pourra de nouveau descendre dans la rue. On voit déjà beaucoup de choses sur le Web: des visioconférences, des assemblées en ligne pour discuter d’actions possibles… On peut envisager et organiser une mobilisation plus importante que celle qui a eu lieu après la crise de 2008. D’autres outils que la grève existent : l’éducation politique, l’établissement de nouveaux liens, etc. Ça a déjà commencé sur internet et nous devons faire en sorte que cet activisme perdure. Le confinement n’est pas éternel.

Aujourd’hui plus que jamais, les gens sont désorientés et “soumis”, totalement dépendants de l’action des gouvernements.

Oui, mais il faut tirer les leçons des échecs de 2009, 2010 et 2011. Après la crise en Europe, il y a eu un refus fort de l’austérité, mais aucune alternative politique et économique, aucune proposition d’un nouveau modèle économique basé non pas sur la consommation mais sur le bien-être, l’attention à l’humain et à l’environnement. Le moment est venu d’être plus ambitieux: nous devons non seulement dire non à l’austérité qui pourrait survenir, mais aussi construire un modèle différent.

Le “Green Deal” semble totalement oublié dans cette situation d’urgence…

Cela dépend de nous; c’est à nous de faire en sorte qu’on ne l’oublie pas. Le Green Deal a été pensé avant la crise du coronavirus comme un simple plan de relance économique. Inspirons-nous du New Deal de Roosevelt, qui est parti d’une impulsion plus forte, comme ce qui se passe actuellement avec cette crise. Il a été mis en place dans les années 1930, en pleine crise économique et écologique et il avait pour objectif de revitaliser l’économie. Un “Green New Deal” est donc d’autant plus important à ce stade. Nous devons y croire et l’exiger. Parce que les gouvernements et les multinationales vont sûrement essayer d’utiliser cette crise comme une excuse pour continuer comme avant.

Quelles conséquences aura la pandémie sur les élections présidentielles américaines ?


Il est très difficile de prédire quoi que ce soit. Je suis déçue par la manière dont les choses se sont déroulées. J’ai beaucoup travaillé sur la campagne de Bernie Sanders pour les primaires démocrates, jusqu’à ce qu’il devienne impossible de se déplacer. Maintenant, il s’est retiré de la course. Je pense que les Démocrates ont fait une énorme erreur en soutenant Joe Biden parce que les gens veulent un leader fort qui montre la voie et Joe Biden n’est pas clair sur plein de questions: il est opposé à un système de santé universel, alors que c’est la revendication la plus forte actuellement. Le plus gros problème, c’est que Donald Trump est toujours bien placé dans les sondages. Sa popularité ne baisse pas car, en période de crise, les citoyens aiment les dirigeants forts. Même s’il ne l’est pas du tout, il est perçu comme tel. Je suis très pessimiste. Joe Biden n’est pas le candidat qu’il faut pour vaincre Donald Trump.

N.K. "Le moment est venu d’être plus ambitieux: nous devons non seulement dire non à l’austérité qui pourrait survenir, mais aussi construire un modèle différent."
Vous êtes aussi pessimiste pour l’avenir de la démocratie libérale ?


Non. Les pays qui ont le mieux géré la pandémie – la Nouvelle-Zélande, l’Islande, la Corée du Sud – n’ont pas sacrifié la démocratie. Il faut être prudent et ne pas dire que la gestion de la crise passe par l’autoritarisme. La Chine a ainsi caché des informations sur la propagation de l’épidémie. Nous ne pouvons donc pas faire confiance à Beijing. De nombreux dirigeants autoritaires ont été lents à mettre en place une gestion de crise et ont dissimulé des informations. La Chine, les États-Unis, Benyamin Netanyahu en Israël, Viktor Orban en Hongrie, Jair Bolsonaro au Brésil, Rodrigo Duterte aux Philippines, Narendra Modi en Inde… Ils ont tous profité de la crise pour renforcer leurs pouvoirs, mais rien ne prouve qu’ils la gèrent mieux. En fait, c’est tout le contraire.

La crise du COVID-19 pourrait donc se retourner contre les dirigeants autoritaires. Nous pourrions conclure cet entretien sur cette note d’optimisme, qu’en pensez-vous ?


(Rires). Soyons clairs, on peut gérer la crise avec autorité mais en respectant la démocratie, sans arrière-pensées, sans boucs émissaires, sans violer aucun droit et en gouvernant par consensus. Ces dirigeants forts existent, et ce sont surtout des femmes.

Source : https://www.huffingtonpost.fr/entry/naomi-klein-coronavirus-crise-analyse-interview_fr_5e9576f2c5b60e5553ab5681
 

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