COVID-19 : La France en pénurie de masques : aux origines des décisions d’État
À l’heure de la polémique sanitaire interne à la pandémie – l’absence de masques de protection efficaces pour les soignants et pour le personnel indispensable afin de faire fonctionner l’économie du pays même en temps de crise –, il est essentiel de rétablir la chronologie des faits qui a conduit notre pays à se désarmer face au risque de pandémie.
Sans doute qu’après le retour à une ère de sécurité sanitaire, des commissions d’enquête vont se créer pour faire toute la lumière sur les faits. Avec des moyens d’investigation autres que les nôtres aujourd’hui. Mais déjà, la lecture complète de nombreux documents officiels publiés permet de rétablir une archéologie des choix de politique publique.
Pour faire ce travail, il faut se garder d’une approche simpliste, personnalisée, excessive et expiatoire. Pas simpliste et personnalisée, car on ne trouvera pas un texte signé un jour dans un bureau obscur par un ministre ou un haut fonctionnaire et qui aurait dit « maintenant plus de stocks de masques ». Pas excessive et expiatoire non plus, car il ne s’agit pas ici de chercher un bouc émissaire commode pour expier ce qui est plus vraisemblablement le fruit de fautes collectives.
La plupart des décisions ont été prises dans le cadre d’une chaîne de responsabilités partagées et nous conduisent à la situation actuelle, quand beaucoup parlent désormais de chaîne d’irresponsabilités.
Nous focaliserons notre attention uniquement sur la question de l’équipement de l’État en masques, à la fois en masques chirurgicaux réputés être suffisants pour les malades qui ne postillonnent pas ainsi à la face des autres, mais aussi en masques dits FFP2, qui garantissent une véritable barrière de protection faciale pour toutes les personnes exposées aux projections de gouttelettes porteuses de virus, à commencer par l’ensemble du corps médical.
Pour retracer cette généalogie d’une suite de décisions qui ont désarmé la France en masques face à une pandémie pourtant annoncée comme certaine dans le futur par de nombreux experts, nous suivrons un strict récit chronologique qui commence en 2005 avec un rapport parlementaire d’alerte sur les risques épidémiques présents et à venir qui oblige l’État français à s’organiser en conséquence, pour anticiper le pire, selon le célèbre adage : « gouverner c’est prévoir ».
Le récit sera forcément un peu long, mais comprendre la généalogie de faits aussi graves exige un peu de temps, surtout si on veut ajouter des citations concrètes.
Le 11 mai 2005 est rendu public un rapport co-signé par le député Jean‑Pierre Door et la sénatrice Marie-Christine Blandin intitulé « Rapport sur le risque épidémique ».
Le moins qu’on puisse dire c’est que ce texte regarde avec lucidité et acuité les nouveaux risques qui planent sur nos sociétés modernes mondialement interconnectées. Il est rappelé que les maladies respiratoires aiguës tuent plus de 3 millions de personnes par an. Que ces maladies évoluent constamment, nous obligeant à vivre dans un univers où on aura toujours un vaccin de retard, surtout avec le SRAS.
Tous les experts prédisent que des pandémies ne manqueront pas de survenir, et ce de plus en plus souvent. Une des plus récentes mises en garde officielles provient des États-Unis. Le Directeur du National Intelligence Service, Dan Coats, avertit dans son bilan sur les menaces dans le monde, le 29 janvier 2019 :
« Nous estimons que les États-Unis et le monde resteront vulnérables à la prochaine pandémie de grippe ou à une épidémie à grande échelle d’une maladie contagieuse qui pourrait entraîner des taux massifs de décès et d’invalidité, affecter gravement l’économie mondiale, mettre à rude épreuve les ressources internationales. »
Il parle du
« défi de ce que nous prévoyons être des épidémies plus fréquentes de maladies infectieuses, en raison de l’urbanisation rapide et non planifiée, des crises humanitaires prolongées, de l’incursion humaine dans des terres auparavant non encore exploitées, l’expansion des voyages et du commerce internationaux et le changement climatique régional ».
Dans le rapport parlementaire de 2005, sont exposées les conditions de protection contre une telle épidémie, avec l’idée qui sera sans cesse répétée jusqu’à aujourd’hui, qu’il s’agit de gagner du temps pour laisser aux scientifiques le soin de trouver un médicament puis, plus tard, un vaccin :
« Si nous entrons dans une phase pandémique contagieuse d’homme à homme, une des trois méthodes pour lutter contre une telle épidémie est la mise en place de barrières physiques, ce qui implique que « les personnes en contact avec le public puissent disposer de masques adaptés à la pandémie. »
Dès lors, il est écrit en toutes lettres que le port du masque est un instrument de lutte très efficace y compris pour rassurer les populations, un masque plus efficace que celui utilisé généralement pour les chirurgiens :
« Un des moyens de rassurer la population serait de mettre à sa disposition des masques de protection. Les autorités interrogées par vos rapporteurs pensent que des masques classiques, de type masques de chirurgien, n’offriraient qu’une protection extrêmement limitée. Il serait souhaitable de disposer de modèles extrêmement efficaces mais relativement coûteux. »
Les rapporteurs admettent néanmoins que le rapport coût/bénéfice est en faveur de l’achat massif de masques :
« La mise à disposition de masques en nombre suffisant aurait certainement un coût très élevé mais, en même temps, aiderait à limiter la paralysie du pays. Vu sous cet angle, il convient de relativiser le coût. »
Ce rapport parlementaire est suivi d’un autre, moins d’un an après, à propos de la grippe aviaire. Le corps de doctrine préconisé reste le même : les mesures barrières, plus les masques, dont on précise que des études conduites sur la grippe en Asie ont montré l’efficacité : « Une étude scientifique a démontré que le port de masques à Hongkong, pendant l’épidémie de SRAS en 2003, a entraîné une diminution significative du nombre d’affections respiratoires ». Et là aussi le rapporteur rappelle que « la catégorie recommandée pour se protéger contre la grippe est celle FFP2 ».
Il y a 14 ans, deux documents parlementaires écrivaient donc noir sur blanc que les masques font partie de la panoplie indispensable contre la propagation d’un virus très contagieux de type coronavirus.
La conséquence en est tirée par le Directeur général de la Santé auditionné par la commission. Pour ce qui concerne les masques chirurgicaux, Didier Houssin apporte les précisions suivantes :
« Des quantités importantes ont été et seront achetées : il est prévu d’acquérir au total 250 millions de masques chirurgicaux, à faire porter, à raison d’un masque toutes les quatre ou cinq heures, aux malades en contact avec un entourage familial ou professionnel. »
Quant aux masques FFP2, il indique que le gouvernement en a acquis « d’ores et déjà environ 50 millions » et que l’objectif est d’en acquérir début 2006 « plus de 200 millions ». En 2006, en prévision d’une épidémie respiratoire sévère, l’État prévoit donc de stocker des dizaines de millions de masques, y compris les fameux FFP2. Il faut dire que les estimations d’usage sont spectaculaires, compte tenu de la souillure rapide des masques et donc du nécessaire renouvellement par les personnels soignants « toutes les 4 à 6 heures ». En conséquence, « pour les seuls personnels soignants, le nombre estimé de masques nécessaires est de 2 millions par jour de pandémie ».
Ces analyses sont en phase avec celles du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), sous l’autorité directe du premier ministre exprimées dans le « Plan pandémie grippale » rendu public le 6 janvier 2006. Il est affirmatif : le masque est à généraliser, pour les malades bien sûr, pour les soignants (mais le FFP2), mais aussi pour les personnes « indispensables au fonctionnement des services essentiels et/ou en contact répété et rapproché avec le public ». On peut même envisager son port dans « les espaces publics à titre de précaution », précise le plan.
Et la stratégie de lutte du gouvernement se décline en fonction des stades d’une épidémie devenue pandémie, au stade maximal (celui que nous connaissons aujourd’hui en France avec le Covid-19).
La préconisation est limpide :
« Port de protections respiratoires par les personnels de santé et, si possible, par les autres personnes exposées ; port de masques chirurgicaux par les malades ; préconisation du port d’un écran en tissu par les personnes indemnes dans les espaces publics, à titre de précaution. » (p. 52)
Le SGDSN actualise ce plan le 20 février 2009 et il est plus assertif. Le recours au masque FFP2 est étendu. En 2006, son usage « sera autant que possible étendu aux personnes indispensables… », alors qu’en 2009, il « doit être prévu ». Mieux même, il est envisagé d’encourager chacun à faire l’acquisition d’un tel masque.
Dans les fiches techniques qui complètent le plan grippal, la fiche C4 sur les mesures barrières sanitaires (éditée en septembre 2009) évoque le cas des personnes en situation professionnelle. On y retrouve bien sûr la même recommandation, mais celle-ci est justifiée par l’invocation de quatre organismes français liés à la santé (l’Institut national de recherche et de sécurité, l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé, la Direction générale de la Santé, le Conseil supérieur d’hygiène publique) plus l’OMS qui convergent tous vers une stratégie de protection respiratoire maximale du plus grand nombre (personnels soignants et personnes exposées au public).
Entendre aujourd’hui de la part des plus hautes autorités de l’État que le port du masque n’est pas indispensable a donc bien du mal à emporter la conviction en relisant les préconisations du service du Premier ministre il y a onze ans seulement.
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L'auteur : Arnaud Mercier est professeur des Universités, spécialisé en réseaux socionumériques, sociologie du journalisme , webjournalisme et communication politique. Arnaud Mercier enseigne à l'Institut Français de Presse (IFP) et appartient au Centre d'analyse et de recherche interdisciplinaire sur les médias (CARISM).
Fondateur et responsable de l'Observatoire du webjournalisme, il est chercheur associé au CREM (université de Lorraine). Il fut le premier président de The Conversation France à sa création en 2015.